Une vision du partenariat entre ADEC-ATC, du Pérou, et Frères des hommes-France, par Abelardo Vildoso
Entre 1996 et 2001, l’ONG péruvienne ADEC-ATC, le CCFD [1] français et Frères des hommes France [2], ont impulsé un projet d’éducation au développement ayant comme axe de référence les problèmes d’emploi au Pérou [3], en particulier la situation des travailleurs licenciés par les entreprises minières et métallurgiques privatisées au début des années nonante.
En effet, sous le gouvernement d’Alberto Fujimori le Pérou a entamé un processus de libéralisation économique, aussi connu comme d’ajustement structurel, dont une des mesures fut la privatisation des entreprises publiques avec son lot de licenciements collectifs.
A ADEC-ATC, nous nous sommes tout de suite posé la question de savoir comment faire pour créer des emplois et des sources de revenus pour tous les travailleurs licenciés et comment faire en sorte que les institutions locales investissent dans des plans à long terme qui viendraient revigorer l’économie des régions touchées ?
Nous nous sommes aussi posé cette question de savoir qui avait vécu auparavant des expériences similaires qui pouvaient nous permettre d’apprendre à faire face à ce type de processus ?
C’est ainsi que nous avons dirigé nos regards vers l’expérience de la région de la Lorraine française, qui a vécu un processus de reconversion industrielle dû à la fermeture progressive des mines de charbon, ainsi que vers la ville française de Saint Etienne dont l’industrie métallurgique a aussi traversé des moments difficiles. C’étaient là des secteurs productifs au sein desquels ADEC-ATC a travaillé au Pérou, également affectés par des pertes massives de travail. Tourner notre regard vers ces régions et établir des rapports avec elles n’était pas un hasard mais bien le résultat d’une relation étroite entre ADEC-ATC et les comités de base de Frères des hommes et du CCFD depuis bien des années.
C’est dans ce cadre que nous avons essayé de préparer un processus d’éducation au développement sur la problématique de l’emploi au Pérou et en France. Il s’agissait de favoriser les échanges entre les institutions et les acteurs locaux impliqués dans des processus de reconversion industrielle et professionnelle dans les deux pays avec un double objectif : d’une part, porter à la connaissance des Péruviens les expériences du bassin lorrain et de Saint Etienne, en focalisant les aspects qui pouvaient être transposables au cas péruvien et, d’autre part, créer un terrain propice pour discuter et analyser en France la question de l’emploi et du développement, au Nord et au Sud, à partir des interrogations que posait le cas péruvien.
Indissociables de cet effort étaient donc la construction et le renforcement de rapports de partenariat entre les comités de base de Frères des hommes et du CCFD et les acteurs locaux en Lorraine et Saint Etienne avec les équipes d’ADEC-ATC et les acteurs locaux qui vivaient les processus de reconversion professionnelle au Pérou. Il s’agissait de construire un partenariat de proximité entre des institutions et des acteurs locaux.
Ce qui semble être une action ponctuelle ne peut s’expliquer sans la connaissance de l’ensemble des conditions qui ont rendu possibles la formulation et le développement du projet évoqué.
Le rapport entre Frères des hommes et ADEC-ATC s’est développé et est devenu plus étroit tout au long des vingt dernières années et, dès le début, s’est placé dans une optique de travail en commun et d’appui mutuel. Dans ce sens, d’une part la démarche de Frères des hommes d’organiser des rencontres bi-annuelles pour réfléchir sur la situation en Amérique latine, impulser le travail en réseau avec des partenaires de cette partie du monde sur des thèmes spécifiques —comme la question syndicale, thème primordial pour ADEC-ATC au cours des années quatre-vingt—, d’autre part l’articulation et l’appui à des campagnes, comme celle sur le Travail dans la dignité ou celle sur la Dette, qui faisaient partie de nos objectifs institutionnels, sont devenus un terrain approprié pour établir des rapports de confiance non seulement entre les personnes mais aussi entre les institutions.
La possibilité d’établir des liens —à partir de la relation entre ADEC-ATC et Frères des hommes— entre des équipes des zones spécifiques péruviennes et françaises ayant une certaine affinité a toujours été ouverte. Un lien entre l’équipe du bassin houiller lorrain et l’équipe minière d’ADEC-ATC s’est ainsi établi. Il est à signaler que cette relation a pu être favorisée en raison de la nationalité française d’une des composantes d’ADEC-ATC. La relation n’a pas été, bien entendu, linéaire ; il y a bien eu des passages à vide, parce qu’une telle relation est dépendante de la volonté de communication et d’action des personnes, ainsi qu’à des limitations bien réelles de moyens et des ressources. Mais avec une volonté de travail en commun, on peut apprendre et avancer même dans ces petits problèmes.
La relation n’a pas été un rapport Nord-Sud classique ; nous nous placions, dès le début, dans l’optique de construire une relation de partenariat (même s’il est difficile de définir, mettre en contexte et matérialiser dans tous les cas ce concept) dans laquelle nous nous reconnaissons comme étant des institutions qui ont des objectifs similaires, qui connaissent chacune leur environnement par rapport à des décisions institutionnelles et ayant toutes les deux la volonté de s’appuyer réciproquement.
Pour nous, ceci est un processus qui vise à motiver les personnes pour s’investir dans le développement économique et social de l’ensemble de l’humanité. Il s’agit de faire prendre conscience chez les gens du fait qu’il y a des larges régions de la planète qui vivent dans des conditions de sous-développement et ont grand besoin d’un appui solidaire. Il faut aussi faire prendre conscience qu’aujourd’hui les changements énormes dans la scène mondiale nous concernent tous. Education pour le développement veut dire s’apercevoir que dans d’autres pays, comme chez nous, des gens cherchent à s’en sortir.
Nous croyons, néanmoins, que certaines nuances méritent d’être faites en ce qui concerne les processus d’éducation au développement dans le Nord et dans le Sud. Dans le Nord, hémisphère développé, il s’agit de faire connaître des initiatives en faveur du développement dans différents endroits du monde qui motivent une réflexion sur le monde que nous voulons construire et l’apport que nous pouvons faire à partir de la place que nous occupons. Dans le Sud, hémisphère en voie de développement, là où il y a beaucoup à faire et à construire, il s’agit surtout de connaître et d’apprendre des processus de développement réussis et de faire en sorte que les gens découvrent le besoin d’assumer des responsabilités dans la conduite de leur propre développement. Cette éducation, dans notre cas, peut-être générique dans un premier temps, doit être très concrète lorsqu’il s’agit de répondre à des problèmes spécifiques ; il s’agit dès lors de regarder tout autour pour voir qui, dans le Nord ou dans le Sud, a connu des défis et vécu des expériences similaires.
Un point clé dans le rapprochement entre ADEC-ATC et Frères des hommes, déjà dans les années nonante, a été la formulation de points de vue communs face à la réalité latino-américaine, ce qui a permis des synergies de plusieurs sortes.
Dans les deux institutions, un processus d’identification des acteurs économiques populaires en tant que sujets clés du développement s’est produit et ce fait a été à la base de la formulation du Programme urbain de Frères des hommes et du Programme de génération de revenus et d’emplois d’ADEC-ATC.
Cette vision, que nous partageons avec d’autres partenaires de Frères des hommes et du CCFD, a été la base sur laquelle nous avons construit, dès 1995, un espace de réflexion nommé Atelier permanent sur les initiatives économiques populaires en Amérique latine, un lieu privilégié pour comparer nos points de vue et ouvrir de nouvelles voies.
Pour ces raisons, le projet d’éducation au développement initié en 1996 était le résultat d’une relation étroite et proposait le défi d’engager la population de deux régions françaises, la Lorraine et Saint Etienne, ayant vécu des situations de crise économique fort proches, dans l’appui à un processus similaire dans le Sud, en essayant de réfléchir à son tour sur son implication dans ce processus.
Ce projet d’éducation au développement s’est appuyé sur de multiples échanges entre des acteurs péruviens et français concernés par la problématique en question, ainsi que sur près de quatre-vingts événements et du matériel de diffusion. Des représentants du CCFD, de Frères des hommes, une mairie, des syndicalistes et des institutions d’appui aux entreprises ont visité le Pérou à trois reprises. Des représentants d’ADEC-ATC ont visité la Lorraine et Saint Etienne à quatre reprises et des maires de trois villes péruviennes ont visité la France une fois. Les participants à ces échanges ont agi ensuite comme des propulseurs d’une réflexion sur des thèmes du développement dans leur région d’origine, dans la mesure que ces échanges ont eu la vertu de doter les participants d’un regard nouveau sur leur propre réalité en comparaison avec celle de l’autre.
Toutes ces visites visaient à comprendre le rôle que les différentes institutions jouent dans le développement local et le rôle qu’elles jouaient ou ont joué lors des reconversions industrielles. D’innombrables réunions ont eu lieu avec les institutions qui ont été en France les acteurs du processus de reconversion, des comités d’entreprise, des syndicats, des chambres de commerce, des organismes locaux de promotion de l’emploi, des boutiques de gestion (CFDT, 3CI, CNEI, FIR, REAS, LASAIRE, Alexis, Actipol entre autres).
Pour les Péruviens et, en particulier, pour ADEC-ATC, toutes ces visites ont représenté une opportunité de connaître les méthodes et les outils de travail qu’utilisent les différentes institutions françaises pour la reconversion industrielle. Pour les maires péruviens, la visite a représenté la possibilité de voir comment les communes participaient à la promotion économique. Tout cela nous a permis de voir des réalités concrètes du Nord, souvent méconnues dans le Sud, ainsi que l’engagement des divers acteurs et l’importance des ressources humaines et matérielles mobilisées en fonction de la reconversion industrielle, ressources fort réduites dans notre pays.
Pour les Français, ces échanges ont représenté, me semble-t-il, une opportunité pour recréer des processus sociaux vécus, les regarder et les mettre en perspective pour les transmettre à d’autres qui vivaient à cet instant des processus semblables et qui avaient besoin d’apprendre des succès et des échecs d’autres collectifs. Dans cette dynamique, une réflexion sur le développement dans le Nord et dans le Sud trouvait un espace, ce qui est l’un des objectifs de l’éducation au développement, en portant un regard sur ce qui se passe dans le monde. Pour Frères des hommes et le CCFD ce fut d’ailleurs l’occasion d’élargir leur rayon d’action à des collectifs spécialisés qui d’habitude ne participent pas à des processus d’éducation au développement.
Et même si l’axe des relations et des réflexions a été lié à des institutions et des collectifs spécialisés dans la problématique de l’emploi et du travail, le degré de spécialisation du sujet n’a pas empêché à des publics plus larges de s’y intéresser, notamment lors des événements organisés par Frères des hommes et le CCFD. C’est dire que la question du travail, sa précarité, son manque, affecte aussi bien le Nord que le Sud.
Le premier bilan du projet est positif vu que nous avons sensibilisé différents secteurs du public français sur le thème de l’emploi et du développement, en plus de présenter le Pérou, ce qui ouvre de meilleures possibilités pour débattre avec ce public. Même s’il faudrait faire une analyse plus précise pour savoir quel public a été touché et comment il a réagi, si ce fut par le biais des émotions ou des questionnements. Cette analyse nous ne pouvions pas la faire parce que nous présentions le projet et, en plus, nos capacités pour interagir avec le public étaient limitées. En plus, ces réactions devraient être étudiées a posteriori. En tout cas, il faudrait distinguer entre le tout public touché par les campagnes et les personnes appartenant à des collectifs concernés par le thème et même tant d’autres personnes que nous avons rencontrées tout au long de nos visites.
Les visites aux institutions et aux personnes actives dans les processus de reconversion en Lorraine et Saint Etienne ont été pour ADEC-ATC Les Péruviens ont pu connaître les méthodes et les outils de travail utilisés en France pour la reconversion industrielle ANTIPODES n° 161 - 162 - juin - septembre 2003 63 d’une grande valeur puisqu’elles nous ont apporté des éléments de référence pour notre travail tant sur la méthodologie d’intervention que sur les perspectives de développement local à imprimer dans ces cas. Je considère que ces visites nous ont surtout réaffirmé dans les principales orientations du travail pour la génération d’emploi : parvenir à ce que l’Etat s’investisse, en concertation avec les divers acteurs sociaux, économiques et politiques de chaque région. Ces orientations vont, jusqu’à un certain point, à contre courant du modèle néo-libéral en vogue en Amérique latine. Elles nous ont réaffirmé aussi dans les méthodologies de suivi personnel des entrepreneurs que nous développons, en nous montrant une diversité de formes d’intervention à cet effet. Des éléments qui tous peuvent être proposés à la société péruvienne en fortifiant leur aspect social.
L’immersion des acteurs locaux a atteint aussi son objectif de sensibiliser et d’obtenir leur engagement dans le développement. Dans le cas des maires péruviens qui ont visité la France, ils ont essayé même timidement d’agir en s’inspirant de la structure de promotion de l’emploi des communes françaises. Dans le cas des visiteurs français, même si à ce qu’il paraît leurs expectatives n’ont pas été complètement rencontrées, ils ont été sensibilisés dans la mesure où ils ont apprécié la participation et le courage des secteurs pauvres du Pérou pour s’en sortir et dans la même mesure ils ont été effrayés par le néolibéralisme sauvage qui nous gouverne et qui devient, du coup, un anti-modèle qui leur donne envie de se battre pour garder les avancées sociales en France. Il y a lieu de se demander si cette sensibilisation des acteurs locaux français s’est manifestée ensuite sur le terrain.
Je crois, en plus, que ce processus a généré aussi certains changements au sein du CCFD et de Frères des hommes, en particulier dans ces comités locaux en Lorraine et Saint Etienne, que je situerais plutôt du côté des acteurs locaux, même si ce rapport a été souvent plus personnel qu’institutionnel.
A partir d’un processus qui avait comme axe l’échange avec un projet d’ADEC-ATC nous avons réussi à motiver un ensemble d’institutions françaises afin qu’elles se montrent disposées à transmettre leurs expériences et méthodologies à des institutions d’autres pays qui en ont grand besoin ; en faisant connaître l’expérience d’ADECATC à un public différent nous sommes parvenus à obtenir un certain degré de réflexion sur la problématique de l’emploi ici et là-bas. Un aspect très important c’est d’être parvenus à provoquer des synergies même entre des institutions françaises qui se sont mises en contact à propos de cet échange mais qui maintenant s’aperçoivent qu’elles ont des objectifs et des espaces d’intervention communs. La contrepartie péruvienne n’est pas étrangère à cet impact puisqu’elle a réussi des synergies avec les maires péruviens qui ont participé à l’échange et aussi avec d’autres ONG latino-américains qui ont participé à un moment ou à un autre dans le cadre de ce projet.
Bien entendu, il y a eu des problèmes et des « engorgements » dans la mise en oeuvre du projet. Un premier a trait à la forte exigence que le projet a représenté pour ADEC-ATC, ce qui empêchait de réfléchir beaucoup au processus. Cette exigence n’appartenait pas au projet, mais elle est apparue du fait que la priorité d’ADEC-ATC était la génération de revenus pour les travailleurs au chômage sans avoir le temps de systématiser cette expérience et de se renforcer.
Un autre aspect qui a eu des fortes limitations est celui de réussir l’intégration d’acteurs locaux dans une perspective de moyen et long terme. Dans les faits, les rapports établis ont été entre des acteurs locaux français et ADEC-ATC, sans parvenir à provoquer des interactions entre des acteurs du même niveau, à part le contact entre maires. En dehors des contacts ponctuels pendant les visites, nous n’avons pas réussi à établir des rapports permanents.
Et cela vient du fait que l’hypothèse, en principe correcte, de ce que des acteurs ayant des problèmes similaires en commun seront très intéressés à établir des rapports durables, se vérifie seulement de manière relative. Les priorités des uns et des autres sont différentes et la capacité d’impulser des programmes antichômage ne sont pas les mêmes au Pérou et en France, cela sans compter avec les difficultés linguistiques et le fait que historiquement les liens entre le Pérou et la France ont été limités.
Au moment de tirer des conclusions pour le futur, il faut dire qu’en matière d’éducation au développement il importe de continuer à insister sur l’articulation des mouvements et des processus au Nord et au Sud, même en sachant que la relation ne sera pas toujours horizontale et qu’il ne sera pas toujours possible d’établir des rapports permanents entre les acteurs. La seule connaissance réciproque et la visualisation de la réalité de l’autre et de ses circonstances sont, en soi, transformatrices.
Pendant les années quatre-vingt, ADEC-ATC et Frères des hommes ont développé un rapport de partenariat basé sur la similitude des thématiques par le biais des campagnes coordonnées sur ces thèmes. Dans le courant les années nonante, le projet d’éducation au développement a donné une autre dimension parce qu’on a cherché à développer des campagnes communes entre le Nord et le Sud sur des collectifs déterminés, en assumant des partages ici et là-bas en vue de la création de meilleures conditions pour le travail des partenaires. Ce projet présentait, en plus, un nouveau type de partenariat, non seulement entre organisations, mais aussi entre des acteurs locaux, entre des collectivités locales.
Au sein de ce processus, des capacités et une forme d’empathie ont augmenté de part et d’autre. Des points de vue communs se sont réaffirmés ainsi que des liens de partenariat préexistants. Aujourd’hui néanmoins les changements dans la situation mondiale et dans les espaces institutionnels, imposent l’obligation de se tracer des objectifs nouveaux pour cette relation.
[1] Comité catholique contre la faim et pour le développement, ONG française.
[2] ONG européenne, nous faisons ici référence à son pendant français.
[3] Action de sensibilisation et d’éducation au développement autour de la reconversion professionnelle et de la microentreprise en France et au Pérou.