Le partenariat Nord- Sud, une idée qui fait son chemin

Mise en ligne: 21 septembre 2015

Comment l’éducation au développement a pu se développer depuis tant d’années, avec une certaine force, sans partenariats réels ?, par Annick Honorez

Le partenariat Nord-Sud dans l’éducation au développement est relativement rare par rapport au nombre de projets, d’activités réalisés. Cela ne veut pas dire que les éducateurs au développement ne soient pas en contact avec des personnes ou organisations du Sud pour leur travail.

Avant d’analyser pourquoi le partenariat Nord-Sud en éducation au développement est relativement rare, il y a deux questions essentielles à poser : qu’entend-t-on par partenariat et qu’entend-t-on par éducation au développement ?

Le partenariat, selon la définition du dictionnaire, implique l’association pour réaliser quelque chose ensemble. La réalisation commune est donc, en principe, au centre du partenariat. Quant à l’éducation au développement, on peut la mettre à toutes les sauces, mais, globalement, il y a un consensus pour dire qu’elle vise à agir au Nord pour des changements dans le Sud (avec des retombées sur le Nord bien sûr).

Il y a des positions différentes par rapport aux limites de l’éducation au développement, pour beaucoup, elle ne doit pas être politique. Personnellement, je considère que l’éducation au développement est une éducation politique, une éducation civique qui questionne ma responsabilité de citoyenne par rapport aux inégalités Nord-Sud.

Si je pose la question de la définition de l’éducation au développement, ce n’est pas pour ergoter mais pour montrer que le cadre peut avoir une importance fondamentale. Globalement, dans les projets d’éducation au développement que j’ai vu il y avait peu de réel partenariat, et quand il y avait un réel partenariat, les projets sortaient souvent du cadre de l’éducation au développement et l’on avait bien du mal à les mettre dans des « cases ». Les « cases » dont je parle correspondent, notamment, aux conditions de financement des uns et des autres (gouvernements et bailleurs de fonds internationaux), mais aussi aux cases qui se trouvent dans nos cerveaux, dans nos concepts. Exemple : la visite de Belges à Porto Alegre pour étudier le budget participatif afin d’apporter l’idée chez nous, des échanges entre travailleurs d’un même secteur d’activité… est-ce de l’éducation au développement ?

Des rencontres Nord-Sud ne signifient pas d’office éducation au développement ! S’informer chez l’autre ne signifie pas partenariat.

On pourrait franchement se demander comment cela se fait que l’éducation au développement s’est développée depuis tant d’années, avec une certaine force, sans partenariats réels. C’est ce que nous allons tenter d’analyser, en émettant des hypothèses, en cherchant…
Plusieurs raisons me viennent à l’esprit :
1 ) Le partenariat Nord-Sud n’est pas constitutif de l’éducation au développement.
2 ) On peut se passer du Sud pour faire de l’éducation au développement.
3 ) L’éducation au développement n’a pas vraiment une culture de partenariat.

1 ) Le partenariat Nord-Sud n’est pas constitutif de l’éducation au développement

Si le partenariat Nord-Sud est difficile et rare en éducation au développement, c’est notamment parce qu’il n’en est pas constitutif. L’éducation au développement est née et s’est développée sans ce partenariat. Elle est, avant tout, « une affaire du Nord ».

L’éducation au développement est une « discipline » relativement nouvelle, elle est un reliquat de l’animation autour de projets de terrain qui ne se basait pas sur une démarche éducative, qui incluait des gens du Sud, mais qui donnait de l’information en « utilisant » les partenaires du Sud comme témoins, comme contacts directs qui rendaient la réalité plus proche. Il y avait aussi des comités de solidarité qui soutenaient des actions politiques, qui se focalisaient sur une lutte précise : Nicaragua, anti-apartheid, Palestine…. C’était (et c’est encore) une démarche militante, avec un partenariat fort dans la lutte politique avec le Sud, mais pas spécialement dans une dimension éducative.

Le terme même de « partenaires » est arrivé progressivement dans le monde des ONG et remplaçait celui de « bénéficiaires ». Il y a eu un changement de mentalité, généralisé, les ONG voulant sortir de la logique donateur-bénéficiaire et montrer que la coopération au développement, telle qu’elles la menaient avec des groupements du Sud, ne se limitait pas à un simple transfert d’argent charitable, sans stratégie. C’est toute une autre vision du Sud qui est proposée à travers ce terme. Le mot « partenaire » essaie d’induire un sentiment d’égalité entre acteurs, une reconnaissance des organisations du Sud et un certain esprit de travail entre les ONG du Nord et du Sud (incluant la négociation, le contrat moral, une vision du monde commune…).

Dans la coopération au développement, il n’est pas facile d’être vraiment partenaires, d’avoir un rapport de force équilibré, il y a un « biaisage » immédiat dans le sens où l’action commune existe peu et qu’il est toujours difficile de sortir de la logique financière et donc de dépendance qui ne permet pas une relation réellement égalitaire. Tout le monde sait que la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. Les ONG du Nord soutiennent des actions dans le Sud par solidarité ; en échange, les organisations du Sud sont censées lutter contre la pauvreté, proposer des alternatives pour elles-mêmes, mais qu’attend- t-on d’elles par rapport à nous, au Nord ? Cette question est essentielle et toutes les personnes qui soutiennent le développement alternatif du Sud devraient se la poser… On attend souvent que les gens vivent mieux, qu’ils aient un meilleur niveau de vie. Est-ce qu’on leur demande clairement d’agir globalement ? C’est sûr, c’est une question super délicate, de quel droit irais-je demander à quelqu’un qui se nourrit d’immondices de penser aux autres ? Souvent, nos questions peuvent paraître indécentes…

Indécence, parfois, oui, à demander un partenariat avec le riche Nord, qui a le luxe d’y penser, face à des gens, qui se demandent encore comment vont-ils assurer la classe demain, comment vont-ils éviter les mines anti-personnel, comment vont-ils obtenir la terre qu’ils veulent cultiver ? Les urgences ne sont pas les mêmes. Nous, nous avons la chance de pouvoir mettre notre nez « hors du guidon » parce que nos besoins essentiels sont, généralement, assouvis. Les différences importantes par rapport aux besoins de base, à l’accès aux ressources, aux acquis sociaux nous mettent dans une telle inégalité qu’on pourrait presque se sentir gênés de demander une collaboration en éducation au développement. Ce n’est pas pour autant que le partenariat n’a pas une place essentielle et on peut dès lors se poser la question : les partenaires de l’éducation au développement doivent-ils être les mêmes que ceux de la coopération puisque l’objet n’est pas nécessairement le même ?

L’éducation au développement est née comme une petite sœur de la coopération au développement. Elle a pris son essor quand on a fini par constater que la simple logique de financement de projets dans le Sud était parfaitement insuffisante, quand on a vu que le commerce international, les politiques des institutions financières internationales creusaient des trous immenses dans le développement de ces pays et que les projets n’étaient que des gouttes d’eau dans un océan de déferlements négatifs… Elle est un fruit de l’histoire, de la crise de la dette, des résultats du Fonds monétaire international, de l’échec des promesses faites aux pays en voie de développement.… Quand on a vu que les promesses n’étaient pas accomplies, que l’Europe était xénophobe ou caritative, et qu’on ne pouvait plus continuer comme cela, on a regardé de plus haut et on a vu qu’il fallait agir à de manière structurelle parce que la crise l’était. Ce n’était plus un mauvais moment à passer, c’était là, bien inscrit et il fallait bouger.

On a constaté qu’il ne suffisait pas de mobiliser en faveur de la coopération, qu’il ne suffisait plus de militer pour telle ou telle population en danger, (puisque les situations des menacés se ressemblaient qu’ils soient asiatiques ou latino-américains… émanant souvent d’une même logique de rapports de force) on a vu que la population européenne, dans son ensemble était assez ignorante de ce qui se passe dans le Sud et surtout des relations Nord-Sud. L’éducation au développement s’est donc développée, de son côté, en devenant indépendante des secteurs chargés des projets des ONG, ou même au sein des ONG qui ont choisi de ne pas soutenir et financer des projets dans le Sud. L’éducation au développement a permis aux ONG de sortir de la sphère locale pour aller vers le global… Cela ne veut pas dire que les ONG ne pensaient pas « global », la différence, c’est qu’elles ont commencé à le dire et à essayer d’éduquer la population pour qu’elle comprenne ce qu’elles avaient elles-mêmes compris… Ceci n’est pas valable pour toutes les ONG, il y a encore beaucoup d’ONG qui ne font pas de l’analyse global la priorité pour l’éducation au développement, sous prétexte, bien souvent, qu’elles ne veulent pas faire de politique… (mais le « sous-développement » est une résultante de choix politiques).

L’éducation au développement s’est donc progressivement distancié des projets de terrain dans les pays en voie de développement, n’y trouvant pas son compte… Et sans partenaire, ce n’est pas pour autant qu’elle ne s’est pas nourrie du Sud.

Elle s’est développée sans partenaires du Sud, dans une espèce de « no man’s land », comme une brebis qui chercherait un partenaire dans un troupeau de bœufs… Il n’y a, souvent, pas assez de points communs, pas assez de problématiques et d’expériences à partager entre des éducateurs au développement et les partenaires du Sud « classiques » des ONG. Les éducateurs peuvent, bien sûr, apprendre d’eux sur le vécu, sur les dynamiques sociales, les problèmes rencontrés et ainsi de suite, mais ils ne peuvent pas vraiment échanger à propos des démarches éducatives si les organisations du Sud ne sont pas dans cette démarche. Et même dans le cas où ils le seraient, ils réalisent un autre type d’éducation qui est assez éloignée de l’éducation au développement comme l’éducation à la santé, aux droits civiques, l’alphabétisation… Même si tout le monde n’est pas d’accord sur le niveau à atteindre, il y a toujours, dans l’éducation au développement, un objectif de prise de conscience qu’il n’y a pas nécessairement dans un projet de terrain dans le Sud.

Cela montre la place difficile de l’éducation au développement : elle ne se reconnaît pas nécessairement dans le champ éducatif européen ni du Sud qui, eux, traitent de sujets qui concernent directement les gens qui sont « éduqués » et qui leur donne, en principe, un avantage immédiat (savoir lire et écrire, trouver du travail, éduquer ses enfants, avoir un revenu…). L’éducation au développement parle « des autres », de ceux qu’on ne voit pas (ou seulement quand ils ont franchi nos frontières), propose une prise de conscience qui demande déjà toute une abstraction et de la complexité, et une certaine « bonne-volonté »… C’est aussi pour cela qu’elle a du mal de trouver des partenaires, d’autant plus, qu’elle a encore du mal à se faire reconnaître dans le champ même de la coopération au développement.

Cependant, elle est, aujourd’hui, à même de se déculpabiliser par rapport à la coopération et de se demander qui sont les meilleurs partenaires du Sud pour elle. Stratégiquement il serait pourtant plus qu’utile que les partenaires classiques des ONG soient au moins informés de ce qui se fait en éducation au développement dans le Nord et de ce qu’on vise comme changements.

2 ) L’éducation au développement peut se passer de partenariat

On a donc vu que l’état des lieux aujourd’hui nous conduit à constater que peu d’ONG travaillent en réel partenariat, de la conception à l’évaluation. Historiquement, cela s’explique, mais on peut aller plus loin. Si l’éducation au développement a pu se développer sans partenariat avec le Sud, c’est, entre autres, parce que les ONG disposent d’énormément d’informations et d’analyses (du Nord et du Sud) et qu’elles les relaient. Elles n’ont pas nécessairement besoin d’être en contact direct avec des gens du Sud pour obtenir plus d’informations. C’est encore le cas maintenant, l’information disponible au Nord est tout à fait suffisante. De plus, beaucoup de gens intéressés par les questions de développement ont eu l’occasion de voyager, ont un vécu à partager, une connaissance propre. L’éducation au développement peut donc, en partie, se passer du partenariat. On a besoin d’infos, de contacts, mais pas spécialement de partenariat, on peut être autonome, parler des gens du Sud sans leur demander leur avis. Cependant, il devrait y avoir un engagement moral vis-à-vis des gens du Sud, à partir du moment où on leur demande soit un témoignage, soit de participer à un film, soit un avis, il faudrait qu’il y ait une meilleure circulation de l’information.

A défaut d’être partenaires, on pourrait être collaborateurs, tenter de faire vivre des gens du Sud, par exemple, en leur donnant du travail. Cependant, les moyens techniques dont nous disposons au Nord sont nettement plus performants et, paradoxalement, souvent moins chers. Ainsi, on ne monte pas les films dans des boîtes de production africaines, cela coûte trop cher, ce nest pas assez moderne, il y a trop d’aléas. Ce n’est spécialement un manque de volonté, c’est la supériorité technique du Nord qui l’emporte.

Supériorité dans l’information, supériorité technique et financière (pour voyager par exemple) font que le partenariat peut paraître inutile, ou trop compliqué, du moins si on le place sur le plan de l’information et du travail commun.

La question du partenariat pose surtout la question du partenaire : Avec qui s’associer ? Qui est demandeur ? Comment faire pour que les retombées soient positives pour les deux parties ?

3 ) De la culture du partenariat…

Pour le moment, les « gens du Sud » sont souvent plus « utilisés » comme ressources que comme partenaires, il y a cependant une évolution chez les ONG, dans la mesure où elles se posent la question beaucoup plus qu’avant. Certaines ONG auraient voulu établir un partenariat avec le Sud et, même bien avant cela, avec d’autres ONG européennes. Si elles ne le font pas, c’est notamment par peur d’investir sans avoir des résultats probants. Pour travailler ensemble, il faut bien se connaître, il faut avoir confiance, le problème est donc d’établir les premiers liens qui vont mener à des accords, mais il faut aussi que les ressources financières soient assurées à moyen terme (à défaut de le faire à long terme) pour qu’on puisse entrer dans un processus où on se donne le temps de bien mettre les choses en place. On a vu des projets de partenariat (même au sein d’un même pays) foirer parce qu’un des partenaires laissait tomber le projet, par des mécanismes de prise de pouvoir, par un manque de clarté sur les différentes responsabilités et sur la gestion de l’argent. C’est pour cela que, parfois, les gens préfèrent travailler de leur côté. Il ne faut pas trop vite accuser les ONG, car ce mécanisme de repli sur soi chacun le connaît. Combien de personnes préfèrent prendre leur voiture plutôt que de faire du co-voiturage parce que ça ne laisse pas la même liberté ?

Les ONG d’éducation au développement n’ont pas une vraie culture du partenariat. Elles sont relativement isolées, elles s’introduisent dans les mouvements sociaux, dans les écoles, mais ont souvent du mal à s’y inscrire de manière institutionnelle, et donc en partenariat. Elles travaillent aussi trop peu entre elles, dominées, on dirait, par un esprit de clocher, mais aussi par un surplus de travail qui fait que les gens cherchent peu d’alliances.

La culture du partenariat n’est pas une caractéristique des ONG d’éducation au développement, si elles parviennent déjà difficilement à le faire au Nord, alors c’est compréhensible qu’elles le fassent encore moins avec le Sud. Il y a cependant des expériences où l’on voit clairement la plus-value du partenariat. Je le dis sans aucune hésitation : là où le partenariat se justifie le plus, et est sans doute le plus facile, c’est dans l’action politique. Il en est indispensable.

Il y a cependant, et de plus en plus, toute une série d’actions qui se font en lien avec des organisations du Sud, à travers lesquelles on peut identifier deux types d’approche : l’action globale qui vise des changements économiques et globaux et l’action locale qui vise le changement d’attitude personnelle à travers la rencontre de proximité.

L’approche globale se situe dans l’actuel mouvement altermondialiste et vise à mettre ensemble des acteurs qui ont des revendications communes : des ONG, des syndicats, des mouvements sociaux, des mouvements de lutte… Dans l’approche locale, on vise surtout à créer un sentiment de proximité avec les gens du Sud, qu’ils soient en Europe ou pas, on travaille les valeurs de base, l’ouverture au monde, l’acceptation des différences culturelles, la compréhension de la manière d’être des autres pour éviter le jugement, les stéréotypes, pour rendre sensible aux problèmes rencontrés, pour créer un sentiment d’empathie et de solidarité. Ces valeurs valent pour le Nord-Sud mais pas seulement, c’est une éducation de base qui vise l’accroissement de la conscience personnelle à travers la rencontre avec l’autre et qui vise à accepter l’altérité. Bien souvent, la connaissance et le respect de l’autre passent par sa propre connaissance et son auto-respect et, bien souvent, on rejette l’autre parce qu’on rejette quelque chose en soi ou parce qu’on « juge » à travers des lunettes stéréotypées.

Les deux approches sont très différentes et complémentaires. Bien que la première se joue davantage avec des adultes et la deuxième avec des enfants et des jeunes. Dans les deux cas, on peut constater des failles et des évolutions positives pour ce qui est du partenariat Nord-Sud.

Dans les années quatre-vingt, les projets à teneur politique émettaient souvent des revendications inspirées du Sud écrites, discutées et diffusées par des plateformes du Nord. Il y a eu un essor important dans l’organisation de mouvements dans le Sud, et même Sud- Nord, et le développement d’internet en a permis une réelle envolée, telle que les forums sociaux. Mais le mouvement n’a pas attendu les forums sociaux pour se profiler comme étant mondial. Je dirais même que les forums sont la résultante d’une approche qui est née il y a déjà vingt ans, en coulisses. Attac a été le catalyseur, pas le créateur.

Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de plateformes communes et d’organisations du Sud conscientisées à propos des problèmes mondiaux. Les comparaisons entre pays sont beaucoup plus flagrantes et les revendications communes beaucoup plus justifiées. Plus le monde se « mondialise », plus le partenariat politique est indispensable. C’est de la rencontre entre groupes qui vivent des choses similaires ( les mouvements paysans par exemple ) que naît l’éducation au développement qu’on va faire en Europe, mais elle crée aussi les campagnes qui seront réalisées dans le Sud. Via Campesina ( organisation paysanne mondiale) réalise une campagne sur les semences, des Brésiliens du Mouvement des paysans sans terre ont réalisé une théâtralisation pour montrer l’importance de maintenir la vie et la propriété des semences et contre le brevetage du vivant, des troupes de théâtre-action venant de pays différents qui étaient présentes au festival du même nom, ont décidé de travailler un thème commun : l’immigration, la campagne pour l’abolition de la dette est internationale…

Et ce Sud qui bouge, qui veut des alliés forts, nous botte les fesses ! A Porto Alegre, lors d’un séminaire sur l’Europe et la mondialisation, des représentants d’organisations du Sud ont souligné le fait que la mobilisation est trop faible en Europe, que nous devrions être plus forts pour pousser l’Europe et ses institutions à proposer un autre modèle que celui préconisé par les Etats-Unis… C’est cela aussi la valeur du partenariat, c’est de nous pousser à aller plus loin, à être plus exigeants. Et nous nous retrouvons devant notre propre contexte, nous « parlons » bien, nous « analysons » bien, mais arrivons-nous vraiment à faire changer les choses ? Quand on voit que des millions de manifestants anti-guerre en Espagne n’ont pas réussi à faire plier Aznar, il y a de quoi se poser des questions ! A terme, le Sud viendra sans doute lui-même envahir les rues européennes pour dire « ça suffit », ya basta, cela fait trop longtemps que ça dure !…

Quant au partenariat de proximité…

On retrouve là différents types d’actions : les échanges scolaires, les voyages de découverts, le soutien à des projets, les actions culturelles. Dans tous les cas, on peut se demander quels sont les termes de l’échange et les besoins de part et d’autre.

Bien souvent, la demande initiale vient du Nord. Les éducateurs au développement partent de la volonté d’ouvrir les esprits, la connaissance des gens du Nord pour qu’ils agissent en faveur des gens du Sud. Dans beaucoup de cas, on tente de changer les mentalités, partant du principe que les « Nordiques » sont individualistes, matérialistes, qu’ils manquent d’ouverture et de connaissances par rapport au monde extérieur.

Ces approches privilégient l’aspect sentimental des choses, la mentalité change parce qu’il y a eu une autre imprégnation (pas uniquement mentale, on est « touchés »), dans ce cas, la rencontre directe (ou presque) est censée créer une meilleure reconnaissance de l’autre. D’objets qu’ils étaient, les gens du Sud deviennent sujets, citoyens de la même terre. On vise à créer un sentiment de « communauté », de convivialité. L’apprentissage se fait à travers le vécu, la proximité.

L’intention est belle, mais est-ce que cela marche vraiment ? Et ces actions sont-elles vraiment issues d’un partenariat ? Prenons différents exemples :

L’échange scolaire est un lieu de confrontation entre différentes manières de vivre par rapport à la modernité. L’inégalité d’accès à l’informatique, le fait de vivre dans une civilisation où l’écrit est très important, l’accès à des multiples moyens d’information et des niveaux de vie sont des facteurs d’inégalité profonde entre le Nord et le Sud qui rendent parfois impossible une réelle relation de partenariat parce que les supposés « partenaires » ne sont pas en phase, pas sur la même longueur d’onde. Si les échanges se font de manière un peu « sauvage », tout azimut, il peut y avoir des incompréhensions majeures qui renforcent les stéréotypes et aboutissent à des actes caritatifs (Oh, le pauvre, il n’a pas de chaussures de sport, je vais lui envoyer celles que je ne mets plus !).

Ce qui est à craindre, aussi, dans cette forme d’échanges, c’est le crédit qu’on donne à l’information reçue. Il est clair que des enfants qui ne connaissent pas encore le monde et sa complexité peuvent véhiculer des informations fausses. Je me demande toujours pourquoi on ne propose pas, en priorité, ce type d’échanges, entre adultes ! Ce genre de projet peut très bien marcher s’il est bien préparés, s’il y a des garde-fous, si le processus d’apprentissage est bien réfléchi et si l’échange est bien encadré méthodologiquement. On le verra dans d’autres articles, l’expérience montre qu’il y a des écueils mais aussi des réussites. De nouveau, ce sont des pratiques relativement récentes et qui se sont nettement professionnalisées sur le plan éducatif. La question qui se pose toujours face à l’éducation au développement, c’est : qu’est-ce que les éducateurs ont vraiment envie de transmettre comme connaissances ou comme manière d’apprendre ? Helder Camara disait « si je donne du pain à un pauvre, on me dit « saint homme », si je demande pourquoi il manque de pain, on me traite de communiste »… La question du « pourquoi » est au centre de l’éducation au développement. Les échanges peuvent permettre une meilleure connaissance du « quoi » ( ce que vivent les gens ) mais cela me semble insuffisant à partir du moment où, inévitablement, les échanges vont mettre à jour les inégalités entre le Nord et le Sud. On peut s’arrêter au constat, se dire qu’on connaît mieux la situation… On peut aussi partir de là et faire un travail en profondeur sur le « pourquoi ».

Les voyages de découverte. Il me semble indispensable que des rencontres aient lieu avec des gens du Sud qui luttent pour améliorer leur vie. Les chantiers ou voyages ont ouvert les yeux à de nombreuses personnes et cela a changé leurs vies. Tout dépend vraiment comment ces chantiers ou voyages sont organisés et quels sont leurs objectifs : recherche, évolution personnelle ? rencontrer les autres pour mieux connaître le monde ? « aider » les autres ? travailler ensemble ? changer le monde ensemble ?

Les voyages vers le Sud permettent souvent un enrichissement des personnes qui se déplacent, des liens amitié mais pour le Sud, jusqu’où cela va ?

Les gens du Sud investissent de leur temps pour les accueillir dans l’espoir, sans doute, d’une quelconque retombée. Laquelle ? Lorsqu’il s’agit de chantiers, des jeunes ou moins jeunes vont travailler, offrent leurs bras et même leur argent. Il y a donc des retombées matérielles concrètes pour les gens du Sud. S’il n’y avait pas cela, est-ce que cela marcherait encore ? On envoie aussi beaucoup de jeunes en difficulté dans le Sud, cela leur fait du bien ! Je n’oublierai jamais un responsable d’ONG qui s’est un jour levé, lors d’une discussion, et qui a dit :« J’en ai marre qu’on utilise le Sud comme lieu de thérapie pour nos jeunes, qu’on les paie alors comme on paie les thérapeutes ici ! »… Sommes- nous toujours là pour prendre ?

On connaît des cas malheureux où des groupes se sont sentis mal dans le Sud, par manque de confort, de repères, à cause des mésententes avec les personnes qui les accueillaient, des cas où des gens ont quitté le projet ou sont revenus dégoûtés, sans avoir fait l’analyse critique du processus qui les avait conduit là…

Mais on connaît aussi des cas heureux, je crois que de véritables liens d’amitié peuvent se créer, qu’on peut participer à une « grande famille » où être du Nord et du Sud n’a plus d’importance, on se sent entre humains, on a compris les avantages et désavantages de chaque société, on peut simplement s’aider ou pas, mais en tout cas, vivre dans une certaine convivialité qui fait qu’on transporte, avec soi, chaque jour, une ouverture, dans le métro, dans sa bagnole, dans son bain… peu importe, l’esprit est marqué, imprégné d’une autre façon d’être en relation qu’on apprend notamment dans le Sud, parce que le matérialisme y est moins présent et que, souvent, il nous semble à nous Européens, les gens sont plus ouverts que nous, plus accueillants. Pourquoi nous, ne le sommes-nous pas ?

On retrouve des exemples de collaboration de proximité dans d’autres secteurs : Sur le plan culturel, par exemple, le théâtre-action réalise des pièces avec des artistes de plusieurs pays, les regards croisés s’étayent, l’Europe vue par les Africains par exemple, des œuvres d’artistes du Sud sont exposées…

Ces dernières années, on a vu le développement d’un nouveau type de projet, comme par exemple, celui d’ADEC-ATC, du Pérou, avec Frères des Hommes-France, qui est la rencontre entre des homologues, des gens qui sont dans le même secteur de travail : des élus locaux, des travailleurs, des représentants syndicaux, des anciens mineurs, des travailleurs de l’économie sociale.

Certaines ONG utilisent les projets et partenaires qu’elles soutiennent dans le Sud pour faire de l’éducation au développement, les partenaires du Sud sont impliqués dans le sens où on les voit, ils viennent parler.

Si on prend toutes ces pratiques, on peut relever quelques éléments intéressants à relever par rapport au partenariat et à l’éducation au développement :

Il y a certaines expériences de visites d’artistes du Sud dans le Nord qui ne sont pas faciles à vivre pour eux (ni pour les ONG parfois) : le décalage de moyens, l’espoir de rentrer chez soi avec de l’argent alors que les ONG n’offrent pas des ponts d’or, l’obtention des visas, le fait que des artistes soient restés en Europe, notamment comme clandestins, le manque de préparation à la confrontation avec le Nord (dont la participation à un projet d’éducation au développement)… tout cela fait que, parfois, on loupe l’objectif d’éducation. On donne à voir des productions du Sud qui de manière cérébrale et émotionnelle procurent une bonne information sur le vécu dans le Sud certes, mais qui n’entrent pas spécialement dans un processus réellement éducatif. L’information n’est qu’une partie de l’éducation. Ce qui est important, c’est de créer le débat, autour d’une œuvre, qu’elle soit un point de départ pour aller plus loin mais, pour cela, il faut que l’ONG et les artistes aient une vision de pourquoi le monde va si mal, ce qui n’est pas spécialement le cas.

Dans les projets d’échange entre homologues, on constate qu’il y a souvent, comme bénéfice pour le Sud, une plus-value pour ce qui est de la reconnaissance. Le simple fait d’être visité par « le Nord » donne une certaine crédibilité que le partenaire du Sud pourra utiliser dans ses revendications (exemples du Pérou et du Sénégal dans cette publication). Cela peut créer de nouvelles solidarités. Ainsi, par exemple, au Brésil, des travailleurs d’une entreprise qui participait à une filière « papier » s’étaient retrouvés menacés de licenciements, un projet d’éducation au développement les avait mis en contact avec des travailleurs allemands qui étaient dans une entreprise de la même filière, les Brésiliens produisaient la matière première, les Allemands transformaient. Apprenant ces menaces, les Allemands ont fait pression sur l’entreprise et les licenciements ont été évités. Le Nord peut donc jouer ce rôle de « doigt pointé » qui semble dire « attention ! ». C’est ce que fait Amnesty, c’est ce que font les observateurs de paix en Colombie, en Palestine. Mais, le problème avec ce genre de projets, c’est de nouveau l’aspect éducatif. On est à la frontière de l’éducation au développement, c’est une troisième voie de rencontre Nord- Sud qui ne trouve pas vraiment sa place dans les cadres de financement, qui coûte assez cher et qui a un impact limité par rapport au nombre de personnes touchées. Ce sont des projets à risque dans le sens où cela peut avoir un impact immense si une des personnes touchées obtient un jour un poste à responsabilité et met en œuvre des mesures propices au Sud… Mais cela peut aussi faire « plouf » si les personnes en question changent de travail et « oublient » de relayer l’expérience et perdent le contact avec les gens du Sud. L’échange de bonnes idées reste pourtant important, la recherche de la construction alternative commune est un des objectifs des forums sociaux. Il faut que l’éducation au développement trouve sa voie là-dedans.

Quant à l’utilisation des projets de coopération et donc de partenaires classiques des ONG, si elle était très importante avant, elle s’est fortement réduite, notamment parce qu’il y a un problème d’autopromotion aux yeux des bailleurs de fonds et qu’il y a souvent, derrière, un objectif de collecte de fonds. En mettant de côté l’aspect « projet de terrain », on s’est aussi un peu trop orientés vers le global, sans montrer à quel point les gens sur place mettent en place des stratégies intéressantes. On trouve ce type d’information dans les communications pour la collecte de fonds, dans les journaux des ONG, mais pas spécialement dans l’éducation au développement. Je crois cependant qu’il faudrait réfléchir et inscrire l’information sur les projets dans une analyse qui irait du local vers le global. En fait, beaucoup de gens ont des informations sur ce qui se passe dans le Sud, pour tel ou tel groupe, mais ce qui manque souvent, c’est la mise en perspective, l’analyse de la situation dans un contexte plus large, voir quelles sont les mécanismes qui entérinent ou enflamment des situations d’injustice. C’est le défi de l’éducation au développement.

Alors, partenaires ou pas ?

Nous ne sommes qu’au début du partenariat en éducation au développement. Ce qui a été développé jusqu’à aujourd’hui sont seulement des pistes d’action, à construire, à poursuivre, à faire évoluer.

Et quelles sont les plus-values du partenariat ? Même si on peut bâtir un projet d’éducation au développement sans aucune consultation avec le Sud, mais en prenant des informations qui viennent du Sud, on a malgré tout intérêt à tenter de travailler ensemble.

Il y a d’abord une question de mise à niveau sur les perceptions réciproques. Il est impératif d’ajuster les points de vue pour mettre plus de nuances. Il faudrait que l’on soit à même de bien connaître et de bien comprendre les enjeux des uns et des autres, de les replacer dans un contexte plus large. Il faudrait que l’éducation au développement soit bien comprise d’abord par les gens du Sud, qu’ils voient mieux ce que c’est, pourquoi nous nous battons et qu’ils aient un regard critique sur nos actions pour que nous puissions évoluer, sans oublier bien sûr le fait que nous n’avons pas les mêmes perceptions ici au Nord ! Il faudrait aussi que l’éducation au développement se répande dans le Sud, nous avons une pratique qui est intéressante, qui n’est pas la même que celle de l’éducation populaire, et que nous apprenions de leurs pratiques d’éducation populaire. Le croisement des connaissances, des pratiques de conscientisation ne peut qu’être bénéfique à tous.

Comme je l’ai déjà dit dans cet article, la question du partenariat est d’abord celle des partenaires. Pour être partenaires, il faut qu’on ait des envies partagées, des terrains d’entente communs, des questions semblables, il faut qu’on soit motivés par les mêmes choses. La question éducative est au centre de ce partenariat-là. Pour cela, il faut que les gens du Sud perçoivent l’intérêt d’éduquer les gens du Nord et qu’ils aient une certaine compétence pour le faire. Dans ce sens, le partenariat est vraiment intéressant parce que l’accès du Sud vers le Nord peut être direct. Comme l’éducation dépend du contexte culturel, il est aussi important que les éducateurs du Sud apprennent comment fonctionnent nos sociétés. L’échange devrait commencer par la connaissance mutuelle. Il faudrait voir aussi quel rôle nous pouvons jouer dans l’éducation dans le Sud, avec toutes les précautions à prendre par rapport à notre passé de colonisateurs !

La plus-value du partenariat, c’est de créer un « nous » dans l’éducation au développement, de faire alliance pour des changements qui sont bénéfiques aux deux parties. On a tout intérêt à ce que notre société européenne soit plus ouverte et moins mercantile, pour nous-mêmes et pour les autres. On a intérêt à ce que la pauvreté soit éradiquée dans le monde, pas seulement pour notre sécurité, mais pour notre dignité et notre responsabilité d’êtres humains confrontés au fait de vivre dans un monde inégal où des gens souffrent très fort. Ce « nous » essaie de se construire à travers les forums sociaux et ce n’est pas facile. Mais ce mouvement altermondialiste dessine un chemin pour l’éducation au développement.

La plus-value se trouve aussi dans le fait d’élargir la perception du Sud. Même si nous relayons intégralement le discours d’une personne du Sud, sa manière à elle de le dire, ses intonations, sa façon d’être en relation transmettent un contenu que nous ne sommes pas spécialement à même de transmettre. Tous les codes culturels qu’on met dans l’agencement de l’information, dans la relation, étayent l’apprentissage, éduquent. Il est utile qu’il y ait un décloisonnement et que le discours sur le Sud ne soit pas qu’une affaire du Nord.

Pour construire ce partenariat, il faut changer de méthode, ne plus partir d’une « bonne idée du Nord » qui veut intégrer des gens ou des organisations du Sud, mais croiser les demandes. L’éducation au développement travaille avant tout la prise de conscience qui conduit au changement, nous devons trouver ensemble quels aspects de la conscience nous semble importants à avoir des deux côtés. Comme dans beaucoup de cas, on constate que l’échec de certains projets vient surtout de problèmes inhérents à la conception. On le sait… tirons-en donc les leçons. On sait que certains partenaires du Sud sont parfois parachutés dans un projet d’éducation au développement et que cela fait des dégâts. La prudence est donc de rigueur.

L’éducation au développement entre dans une nouvelle ère, après sa période d’adolescence, la petite fille, qui a dû se battre pour avoir son autonomie par rapport à la coopération, peut maintenant trouver elle-même ses partenaires (elle est « poly-partenaires » !), sa manière à elle de construire quelque chose de « mondial »… Bien sûr, il lui reste beaucoup de chemin à faire et les conditions de financement, les incompréhensions à droite et à gauche lui rendent la tâche difficile. Il est possible que le partenariat Nord-Sud en éducation au développement reste encore tout petit pendant longtemps et que certaines ONG ne choisissent pas cette voie. Mais certains explorateurs iront sans doute plus loin et ouvriront peut-être la porte aux autres, soulèveront des questions, montreront des expériences qui portent des fruits, des actions qui se développent au Nord et au Sud. De toute façon, en éducation au développement, comme dans beaucoup de secteurs, on a toujours intérêt à se poser des questions. La base de nos relations avec le Sud est une histoire de domination et de paternalisme. On ne se défait pas si facilement de cette vieille croûte ! Il faudra sans doute oser échouer sur certaines actions et se demander si on avait bien conçu la chose, si on avait été bien clairs…

Il faudra sans doute encore se retrouver confrontés aux différences culturelles, aux problèmes de langage, aux attentes par rapport à l’argent, à nos incapacités respectives de comprendre les autres. Mais celui qui n’essaie pas…