Contextualisation des travaux du Colloque consacré à l’héritage de la pensée de Freire, par Oscar Jara et Dominique Broussal.
Introduction
Du 25 au 28 octobre 2022, chercheurs, professionnels ou militants de différents horizons géographiques se sont retrouvés à Toulouse pour échanger sur l’héritage pédagogique de Paulo Freire et pour témoigner de l’actualité de sa pensée. Né au Brésil en 1921, Paulo Freire aurait eu 100 ans en octobre 2021 (date à laquelle le colloque était initialement prévu, si l’épidémie de Covid 19 n’en avait décidé autrement). Ayant acquis une renommée mondiale avec sa méthode d’alphabétisation des adultes, l’auteur du célèbre ouvrage La Pédagogie des opprimés (paru en 1970 et traduit en français en 1974) a marqué par sa réflexion plusieurs générations d’éducateurs, de formateurs d’adultes, de chercheurs en éducation et de militants du mouvement de l’éducation populaire. Comme on le sait, sa conception de l’éducation insiste sur l’importance du processus de « conscientisation ». Celui-ci est envisagé comme une voie d’émancipation pour les opprimés et un levier du changement social. On ne saurait ignorer le caractère subversif de cette pensée que des mouvements conservateurs tentent aujourd’hui encore de faire interdire ici ou là. La « pédagogie critique », dont Paulo Freire fut l’un des principaux théoriciens, constitue quant à elle une référence pour de nombre professionnels qui s’engagent en faveur d’une société plus juste, remettant en cause le fonctionnement d’une école qui perpétue ici ou là une conception « bancaire » des savoirs. Dans le champ de la recherche en éducation, les propositions théoriques du pédagogue brésilien sont mobilisées dans de très nombreux travaux : qu’il s’agisse d’interroger la notion de situation, d’aborder l’enseignement de l’écriture, ou de penser le caractère émancipateur des recherches participatives.
Un colloque pour commémorer l’homme et pour mettre en débat les idées
Chacun a pu en faire le constat : la vivacité de l’héritage de Freire tient à la fois à l’originalité de sa pensée et à la puissance d’évocation du personnage. Cette dernière est liée à une trajectoire de vie hors normes. De l’Université de Recife à l’alphabétisation des adultes, de l’expérience de la détention à l’exil, de la lutte à côté des étudiants (lors de son séjour à Harvard) jusqu’à son retour dans une université brésilienne, la vie de Freire est l’exemple d’une indissociabilité fructueuse et courageuse entre pensée pédagogique et action politique.
C’est donc à la fois dans une perspective d’hommage et de commémoration, et animés par la volonté de mettre en discussion la façon dont Freire continue à nourrir aujourd’hui les débats scientifiques, politiques et militants, que trois équipes de recherche française ont souhaité organiser un colloque international. Il s’agit de l’Unité Mixte de Recherche Éducation Formation Travail Savoirs (UMR EFTS de l’Université de Toulouse), du Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la communication (LISEC, Alsace et Lorraine) et du Centre Interdisciplinaire de Recherche Normand en Éducation Formation (CIRNEF, Normandie). Ajoutons que la réalisation de ce colloque a largement bénéficié de la dynamique de constitution d’un réseau latino-américain, sous l’impulsion de Jean-François Marcel (Université Toulouse - Jean Jaurès). Le réseau a d’ailleurs été baptisé au cours du colloque, cérémonie qui a donné lieu à une conférence remarquée de Carlos Torres (mardi 25 octobre 2022). Le colloque a également bénéficié du soutien précieux du Comité universitaire d’information pédagogique (CUIP), de la Région Occitanie, de l’École Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA) et de la mobilisation indispensable de ses équipes.
Le titre de ce colloque, « Pour une praxis des territoires oubliés », souhaitait mettre en avant une diversité de situations : aussi bien celles que connaît aujourd’hui le monde rural, que le sort des zones urbaines disqualifiées ou invisibilisées, sans occulter la situation de régions ou de pays mis à mal par un système capitaliste et une économie mondialisée. Les organisateurs souhaitaient insister sur le fait que cette dimension territoriale constitue un analyseur fondamental d’un certain nombre de mécanismes de relégation, de stigmatisation voire d’oppression. Elle ouvre également sur des enjeux forts de développement, auxquels le terme de praxis renvoie, un développement que le colloque propose de penser à partir des propositions théoriques de Paulo Freire. Le terme de territoire correspond donc à un espace subjectivé par les pratiques, les activités et les interactions des acteurs qui s’y déploient.
Penser la praxis des territoires oubliés en l’envisageant selon quatre axes
Au cours des quatre jours de colloque, la thématique générale des « territoires oubliés » a été interrogée et analysée à travers quatre dimensions : l’éducation non formelle, la formation d’adultes, la culture, la santé. Différents textes présenteront plus en détail les apports des différents ateliers qui ont eu lieu.
Indiquons de façon générale qu’il s’agissait pour chacune de ces dimensions de mettre en évidence le rôle que les déterminants socio-historiques, les choix politiques, les caractéristiques géographiques ou culturelles peuvent jouer sur la situation des populations ou des groupes sociaux qui y résident. Il s’agissait également de rendre compte d’actions propres à ces différents champs et visant à favoriser l’encapacitation de ces populations, ou d’envisager des actions à venir qui pourraient y contribuer. À titre d’exemple, nous pouvons évoquer la question de la démocratie sanitaire, exacerbée par la crise sanitaire mondiale que nous traversons depuis janvier 2020, et qui croise à la fois des questions de santé, de justice sociale et de territoire. Outre les communications en ateliers, le colloque a permis d’entendre un certain nombre de témoignages extrêmement riches.