L’incommode moment de la présentation

Mise en ligne: 1er mars 2023

Se décentrer pour se présenter ? Quel est le problème ? par Guillermo Kozlowski.

Se décentrer dans un autre sens

Les exercices de décentration, de toutes sortes de décentrations, sont courants dans l’éducation populaire, l’éducation permanente, l’éducation au développement... Il y a certainement une limite à l’intérêt qu’ils peuvent avoir : assez rapidement le fait même de se décentrer dans tous les sens devient une marque de fabrique ; parfois même, ces mouvements finissent par se confondre avec une certaine distance plus proche du cynisme que d’une activation de la pensée. Ils sont en effet utiles quand ils permettent d’accéder aux dimensions complexes des situations dans lesquelles on vit, mais deviennent dangereuses lorsqu’elles nous éloignent de ces situations, lorsque, à force de distanciation, on finit par adopter un point de vue qui se veut surplombant, celui que le philosophe Hegel appelait la belle-âme. Cette belle-âme qui souffre parce que le monde est tel qu’il est, persuadée que rien n’est possible, que le monde n’est pas à son hauteur d’âme.

En ce sens, la décentration n’est utile que pour autant qu’elle reste en tension avec une action. Sinon elle mène vers une impasse.

Hélas, nous retrouvons cette impasse omniprésente dans le monde associatif, celui des ONG et de beaucoup de groupes militants, entre des décentrations totalement idéalisées, largement répandues et prônées, et des pratiques qui ne tiennent pas compte de ces décentrations. Mais revenons à quelque chose de plus particulier.

Se présenter en novembre

Fin novembre 2022, a eu lieu à Bruxelles une rencontre internationale d’un réseau d’éducation populaire. Se pose alors la question de raconter ce que fait ici, à Bruxelles, l’éducation permanente. S’il est question de décentration c’est que le problème n’est pas seulement de lister ce qui se fait, de raconter le statut de l’éducation permanente, les contraintes, les actions, éventuellement les résultats ou les évaluations. La question, si le réseau veut réellement tenter de bâtir quelque chose, est de se déplacer un peu de ce cadre institutionnel, arriver à raconter quelque chose qui puisse ouvrir, fabriquer un lieu d’échanges.

Avant de continuer, une précision sur les intentions : ce texte ne prétend absolument pas fournir une recette ou un scénario de présentation de l’éducation permanente pour rencontres internationales. Simplement quelques questionnements qui se sont présentés.

Le premier élément qui m’a semblé important est de tenter de comprendre ce qui pouvait être perçu, d’identifier l’élément qui prenait le premier plan de l’image que nous présentions. Il aurait été facile de faire un état des lieux institutionnel, étudier le décret qui régit leur financement ; parler de cadre, d’idées, de principes et de volontés... et éventuellement nuancer par la suite, dire que dans la réalité c’est un peu différent. Mais dans une démarche d’éducation populaire, c’est-à-dire dans une démarche où on laisse une place pour construire un regard, l’important est de partir de ce qui est le plus visible.

En ce sens ce qui est plus visible lorsqu’on arrive du Tiers-monde est probablement l’importance des moyens. Tenter d’expliquer quels sont les problèmes dans un pays riche qui par ailleurs accorde beaucoup d’argent à ses associations. C’est une étrange modalité de décentration, plutôt inconfortable intellectuellement et peu rassurante politiquement. De fait, ce genre de décentrement est normalement utilisé pour dévaloriser, ou délégitimer. Grosso modo pour signaler soit qu’il n’y a pas vraiment de problèmes, soit qu’on travaille mal pour les résoudre puisque les moyens nous sont donnés… et continuent à l’être, sans que les problèmes ne soient résolus.

Encore une précision avant de continuer : l’objectif de ce texte n’est pas non plus de défendre un « secteur » ; il s’agit simplement de présenter et de mettre en avant deux ou trois choses qui sont possibles. L’évaluation de tout ce qui est fait ou non par l’ensemble… ce n’est pas notre question ici.

Comment continuer la présentation… par les liens. De la ou nous parlons : la Belgique, pays très riche, notamment par son passé colonial, celui bien connu du Congo. Mais aussi celui moins connu lié à l’Amérique, pendant une partie du XVIe siècle, avant l’invasion espagnole, Anvers est le port par lequel transitent les richesses du commerce mondial. Ce rôle de « centre du monde », qui ensuite sera tenu par les Pays-Bas, permet de capter beaucoup de richesses coloniales.

En un sens, c’est une digression, et en même temps cela permet d’établir d’autres types de rapports avec les partenaires du Congo, du Guatemala, du Sénégal ou d’ailleurs. Si certains prétendent leur donner de l’aide, via différents canaux, tout devient plus clair : il ne s’agit certainement pas d’une aide.

Quel est le problème ?

Quels que soient les préalables, il faut néanmoins arriver à répondre à des questions : quel est notre problème ? qu’est ce qui nous inquiète ? qu’est-ce qui nous intéresse ? comment ? Quel est le problème de l’associatif, des ONG, de l’éducation permanente ? Ce serait une drôle de question à poser… Par exemple, comment cet argent existe ? Pourquoi il existe ? Pour quoi il existe ? Certes, il y a un récit officiel, mais tout de même on sait bien que ce n’est pas si simple, la réalité ne correspond pas au récit officiel. En même temps, ce problème est éventuellement le nôtre ici, comment faire avec ce qu’il y a pour s’occuper de ce qui nous inquiète ? Parfois il faut bricoler, mais ça c’est le cas partout. Paradoxalement, ce seraient les locaux qui risquent d’être plus surpris et inquiétés par ce constat…

Et c’est justement par là que nous pouvons aborder le problème, à bien regarder lorsqu’il est question de penser, d’inventer des modes de vie, de faire de la justice une exigence… alors il est toujours un peu question de bricoler. Comment imaginer que tout ceci découlerait « normalement » du bon fonctionnement d’un Etat libéral ? Ce « comment » n’est pas de la rhétorique, il faut un degré d’insensibilisation très fort pour penser ainsi. Il faut une incapacité très forte à faire sens en commun pour ne pas faire attention aux effets réels, pour être persuadé que simplement de l’application de bonnes procédures (qui par ailleurs n’existent pas dans la vraie vie) émaneraient ce résultat souhaité, sans constater que ce n’est en rien le cas...

Alors à risquer de formuler un problème, disons ceci : il y a quelque chose qui a été ravagé en Occident, la capacité de prendre en compte les effet des actions réalisées dans les règles et avec de « bonnes » procédures.

Un exemple banal

Regardons d’abord un exemple local dénoué de toute qualité héroïque. Le ministère de la « Transition numérique » veut imposer à toutes les administrations et services publics de mettre à disposition des usagers la possibilité de réaliser les services en ligne.

Le fait que des démarches administratives soient disponibles en ligne n’est, sauf dans certains cas, pas un souci pour qui que ce soit. Cette loi est en quelque sorte innocente dans les différentes acceptions du terme. Or c’est justement ici que nous pouvons énoncer notre problème : cette loi n’est innocente que parce que les effets réels qu’elle entraîne ne sont pris en compte par personne.

La loi ne dit pas qu’il faut fermer les guichets physiques, mais elle ne dit pas le contraire non plus. D’ailleurs elle ne peut pas tellement le dire parce que du point de vue de la procédure le ministère en question n’est pas compétent pour cela. La loi ne dit pas que des travailleurs seront remplacés par ces algorithmes, mais elle ne dit pas le contraire non plus. L’hypothèse est d’autant plus vraisemblable que la numérisation a un coût, et que l’objectif budgétaire est de réduire les coûts… La loi ne dit pas non plus quel type de processus doit permettre de digitaliser les services publics. Mais d’un point de vue comptable c’est bien plus simple de faire appel à des grandes entreprises que d’avoir un service informatique compétent. Elle ne prévoit pas non plus quel type de recours en cas de problème, par exemple : comment corriger un mauvais encodage ? Nous pouvons multiplier ces questions, ce n’est pas l’objectif ici. En réalité qu’un ministère ne prenne pas vraiment en compte les effets collatéraux de ses actions n’est pas très original.

Ce qui est plus particulier est la difficulté de dire qui peut prendre en compte ces effets ? De qui ces effets sont l’affaire ? Concrètement ici cela signifie que beaucoup de gens vont être dépendants de toute une série de médiateurs. Pas forcement à cause de la « fracture numérique » mais aussi parce que nous sommes tous confrontés à des questions administratives compliquées ou des erreurs… Alors, disons que nous occuper de ceci c’est notre affaire. Que ce qui est financé c’est s’occuper de ce genre d’effets qui ne regarde personne. Alors disons que nous occuper des effets orphelins c’est notre affaire. Néanmoins le monde associatif est issu de ce même monde. Comme on le notait au début du chapitre précédent lorsqu’il ne se met pas à bricoler, lorsqu’il ne part pas un peu à l’aventure, assez vite il se dit un peu comme tout le monde que tout ceci n’est pas ses affaires. Que pour pouvoir s’en occuper il faudrait être ailleurs, avoir d’autres descriptifs de mission, d’autres objectifs, d’autres… Sans bricolage, sans se mêler un peu de ce qui ne le regarde pas, il se limiterait à noter quelques dysfonctionnements techniques, plutôt que formuler un problème commun...

Un dialogue

A partir de cette présentation il y a un écho : pour les membres de l’organisation guatémaltèque Serjus, cela leur rappelle tout ce qu’ils doivent faire en termes d’évaluation, notamment à partir de l’obsession des bailleurs de fonds occidentaux pour éviter la corruption. Ce qui est étrange avec ce type de contrôle est qu’il est très difficile de dire s’il empêche une quelconque corruption, mais il modifie les possibilités d’action, et il ne prend pas en compte les effets des modifications qu’il implique.
Les procédures anti-corruption sont innocentes, mais nous savons qu’elles impliquent une concentration du financement dans les mains des grandes associations, qui peuvent payer un service de comptabilité important. Nous savons qu’elles sont adaptées à des actions à une large échelle… Et il est évident qu’inversement il est difficile pour des associations qui font un travail local d’en bénéficier. D’une manière générale ces grandes associations sont plus perméables aux objectifs, aux méthodes, aux types d’action des professionnels de l’humanitaire venus de l’Occident que ceux bien plus locaux de l’éducation populaire fabriquée dans le tiers monde. Tout comme elle anime d’innombrables belles âmes à dénoncer une faiblesse morale du tiers monde comme cause de tous les maux. A reproduire toujours le même schéma entre ceux qui savent faire les choses comme il faut et ceux qui se laisseraient guider par leurs émotions.