Lutte pour les territoires

Mise en ligne: 1er mars 2023

L’éducation populaire, en tant que proposition pédagogique et politique, permet, dans les processus de défense territoriale, la revalorisation des cosmo visions des savoirs locaux, par Rafael Salgado.

En novembre, la première réunion du réseau tricontinental d’éducation populaire, qui comprend des ONG de Belgique, du Congo et du Guatemala, a eu lieu. L’objectif de ce réseau est d’échanger des expériences, des pratiques et des réflexions sur les processus d’éducation populaire que chaque organisation développe dans son pays. Apprendre collectivement des expériences des uns et des autres. Dans ce contexte, nous avons pris connaissance de l’expérience de la lutte contre la dépossession des terres/territoires et pour la défense des territoires guatémaltèques de l’ONG SERJUS. Dans les lignes qui suivent, nous avons tenté de décrire leurs combats et les réflexions qu’ils nous inspirent.

La dépossession des terres/territoires

« Les dépossessions successives, les guerres et les violences ont visé à l’élimination totale de la population indigène. C’est un produit de tout le colonialisme et le racisme que nous vivons encore. Ils veulent faire disparaître les peuples indigènes de la vue et de l’imaginaire social, non seulement parce qu’ils sont indigènes, mais aussi en raison de tout leur savoir et de leur lutte. Ils ne les ont pas exterminés lors de l’invasion, et ils ne l’ont pas encore fait. C’est donc la peur qu’ils ont d’eux. »

C’est ainsi que Vilma de SERJUS commence notre conversation. La peur de l’existence des peuples indigènes, semble-t-elle vouloir dire lorsqu’elle décrit la situation des peuples indigènes au Guatemala. Elle nous dit aussi que cette situation n’est pas nouvelle, que la dépossession des terres/territoires est un processus qui a commencé avec l’invasion et la conquête espagnoles, le premier génocide, comme elle appelle cette période. L’indépendance et la naissance de la République du Guatemala n’ont pas changé la situation des peuples indigènes, mais cette fois, c’est le gouvernement guatémaltèque qui s’est approprié les terres et a tenté de légaliser cette dépossession par le biais de réformes libérales. Aujourd’hui, avec l’avènement du néolibéralisme, ce sont les sociétés transnationales, notamment les entreprises extractives, qui s’approprient les terres des peuples autochtones, sous la protection des gouvernements successifs.

Le Guatemala est un pays qui compte 14,9 millions d’habitants, dont 6,5 millions (43,75 %) appartiennent aux 22 peuples mayas, auxquels s’ajoutent les peuples garífuna, xinca et créole ou afrodescendant. Le Guatemala est situé dans le corridor biologique méso-américain, qui concentre 12 % de la biodiversité de la planète. C’est pourquoi ce pays suscite beaucoup d’intérêt de la part des entreprises transnationales extractivistes (mines, pétrole, gaz naturel, matériaux de construction) ; l’agrobusiness (canne à sucre, huile de palme, agro-diesel, agro-éthanol, café, bananes, transgéniques) ; les méga-projets (barrages hydroélectriques, méga-autoroutes pour le commerce et le tourisme, secteur électrique, télécommunications). Ce modèle économique exige une plus grande concentration de la propriété et de l’occupation des terres, ce qui est souvent réalisé en dépossédant les peuples autochtones de leurs terres et de leurs territoires, et, de manière duale, de déposséder les terres de leurs peuples.

Le processus historique de dépossession des terres/territoires n’a pas seulement signifié l’appropriation des terres. Il s’est toujours agi d’un processus par lequel un système économique, politique et social a été violemment imposé aux peuples indigènes. Il s’agit donc d’un processus qui commence par l’appropriation de la terre, mais qui finit par détruire ce qui était là auparavant : un territoire constitué de relations socio-écologiques, détruisant ainsi le tissu social existant, les liens communautaires. Cette destruction rompt l’équilibre existant, et génère ainsi des déséquilibres environnementaux et sociaux, car les communautés jouent un rôle très important dans les territoires ; cela est souvent mal compris ou parfois carrément méprisé par la pensée occidentale économiciste.

Tout cela implique également la perte des connaissances qui ont été créées sur place, des connaissances locales construites en « vivant le territoire ». C’est pourquoi nous pensons qu’il est essentiel de prendre en compte la façon dont les peuples autochtones comprennent ce que sont les territoires, afin de comprendre l’ampleur de ce qu’implique la dépossession des terres/territoires.
« Territoire ? on ne parle pas de territoire comme « un seul », au singulier ; quand on parle de territoireS, on parle de nature, de forêts, de rivières, d’animaux. Mais nous parlons aussi du corps des personnes et des femmes, nous parlons de la mémoire, des droits. Nous le comprenons, le territoire, dans ces relations de vie, et dans la quotidienneté ». En écoutant Vilma, je me suis souvenu d’une belle phrase du géographe brésilien Porto-Gonçalves : "... il faut considérer que toute société est, avant tout, sa propre manière d’être-ensemble (proxémie), ce qui implique toujours que toute société, lorsqu’elle s’établit comme telle, le fait en construisant son propre espace, son propre territoire, de sorte qu’il n’y a pas de place pour une séparation entre le social et le géographique". C’est tout cela qui est détruit lorsque les terres/territoires sont dépossédés.

SERJUS et la défense des territoires

Chez les peuples indigènes, les manière de ressentir et de comprendre les territoires, de les vivre, de s’en sentir partie prenante et non extérieure, constituent une vision qui contredit et est en opposition avec le modèle extractiviste ; ce modèle simpliste et linéaire ne voit dans les territoires qu’une source de ressources, de matières premières pour la production industrielle, c’est-à-dire un lieu dont on n’extrait que certains éléments. Ces différences de visions ont historiquement généré des conflits entre les peuples autochtones, d’une part, et les gouvernements et les entreprises transnationales, d’autre part. En de nombreuses occasions, le résultat a été la dépossession des peuples et communautés de leurs terres/territoires.

Cette situation a motivé SERJUS à faire de la défense des territoires un axe central de son action. « Depuis le début, l’essentiel est de travailler avec les communautés indigènes pour lutter de front contre toute forme d’oligarchie, de racisme, de colonialisme et d’inégalité. Cela continue à imprégner SERJUS. Ce sont les deux fondateurs de l’association qui nous l’ont transmis, puis nous avons été nombreux à nous identifier à la mystique de ce travail, mais aussi au rêve de transformer la réalité en rompant avec le patriarcat, le capital et le colonialisme. » affirment Vilma et Rommel.

SERJUS est une association qui a été fondée en tant que cabinet de conseil par les avocats Manolo et Lázaro García García le 25 novembre 1987. À cette époque, plusieurs groupes et leaders ruraux ont demandé un soutien pour leurs efforts de rétablissement physique et spirituel, face à l’usure causée par les années de violence et de répression pendant le conflit armé interne, dont les effets négatifs dans l’aggravation de l’oppression et de l’exploitation les affectent encore beaucoup.

À cette époque, la défense juridique était centrale, car la dépossession des terres impliquait une série de violations des droits des peuples autochtones. Comme nous l’a dit Rommel, travaillant comme avocat chez SERJUS, l’un des premiers droits à être violé est le droit à la propriété, « car en droit foncier, le premier à enregistrer ses droits est celui qui possède la propriété. Par le biais de la dépossession, les terres ont été volées, sans respecter aucune loi, et encore moins les titres de propriété. Et ensuite, ils ont essayé de légaliser toutes ces actions. Et nous, en recherchant les archives et les lois, nous démontrons que le peuple a le droit à ces terres. Cela fait partie de la lutte juridique. »

Mais la lutte juridique va au-delà, car, ce qui est en jeu, c’est le droit à l’autodétermination des peuples, c’est-à-dire que les peuples autochtones puissent définir leur propre mode de vie, leur organisation sociale, économique et politique. Cette réalité est en contradiction avec la législation nationale et internationale qui reconnaît les modes de vie des peuples autochtones et leurs droits sur le territoire, mais ceux-ci ne sont pas respectés et entrent en conflit avec l’extractivisme et toute la législation qui favorise ces activités, qui est promue et défendue par l’État guatémaltèque. Il s’agit donc d’une lutte juridique liée à des luttes plus larges qui cherchent « à valoriser leurs propres formes d’organisation. La lutte pour rendre fonctionnel le système des conseils de développement et de la décentralisation, en alliance avec les organisations sociales locales, peut générer des processus plus larges d’articulation territoriale et sectorielle, vers la construction démocratique du pays et son développement intégral », affirme Vilma.

C’est dans ce cadre, dans les processus de défense du territoire, que l’éducation populaire joue un rôle fondamental pour SERJUS. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte pour la reconnaissance des titres fonciers. Il s’agit de défendre tout ce que le territoire implique, un ensemble de relations socio-écologiques, la vie quotidienne, les relations communautaires sur le territoire qui ont construit des visions du monde et des connaissances produites par la vie sur le territoire. Le problème est que toute cette richesse et cette diversité créées ont été, par les dépossessions successives des terres/territoires, invalidées, sous-évaluées, attaquées, au point qu’aujourd’hui, ce dont on a besoin, même pour les peuples indigènes, c’est de les revaloriser, de se les réapproprier.

L’éducation populaire, en tant que proposition pédagogique et politique, permet, dans les processus de défense territoriale, la revalorisation des cosmovisions des savoirs locaux. Cette proposition suggère des processus et des méthodologies basés sur l’analyse de nos pratiques afin d’en tirer apprentissages et enseignements. Et il est très intéressant de voir comment, dans le processus mené par les peuples autochtones à travers l’éducation populaire, cette révision des pratiques s’inscrit dans le cadre de processus historiques anciens, car ces communautés se sentent partie prenante d’une histoire qui remonte à des périodes précoloniales, aux peuples mayas avant l’invasion et la conquête.

De même, depuis la découverte de cette proposition, la composante politique les motive à s’organiser pour défendre leurs territoires, d’où « l’importance de participer à un processus de formation pédagogique politique qui implique un travail idéologique et politico-organisationnel pour rompre avec l’oppression, la domination, l’exclusion et la pensée unique imposée par le système capitaliste, patriarcal et colonial, afin de générer une pensée critique et libératrice en faveur des droits individuels et collectifs des peuples indigènes, de la reconstruction communautaire, de la reconstitution des peuples et de la construction de l’État plurinational ». Vilma et Rommel nous ont dit ces phrases avec beaucoup d’enthousiasme et d’énergie, en montrant toute la richesse des processus de défense des territoires qui articule la lutte juridique et la lutte politique pédagogique de l’éducation populaire.

Comme le note Rommel, la revalorisation du savoir ancestral, des cosmovisions mayas, n’est pas un pur romantisme : « Dans les processus d’éducation populaire, nous rompons avec une vision romantique des peuples indigènes qui consisterait à dire avec romantisme que tout est parfait dans les villages ; par exemple, dans une perspective de genre, nous n’hésitons pas à remettre en question les pratiques patriarcales et sexistes. Ces processus peuvent donc générer un regard critique sur nos propres pratiques, afin de les améliorer ». Cela me fait penser à Rebeca Lane qui dit dans une de ses chansons : « Remettre en question de manière égale... ce qui a été hérité, ce qui a été acquis et ce qui a été imposé ».

Les expériences et les pratiques de SERJUS et des communautés mayas avec lesquelles ils travaillent montrent d’une part la complexité de ce que signifie la défense des territoires, qui est la défense des modes de vie, des cosmovisions. Elle montre qu’il s’agit d’une lutte qui intègre et articule diverses manières de penser et d’agir, comme la lutte juridique, plutôt à partir d’un cadre de pensée occidental, et la revalorisation des savoirs ancestraux, dans un dialogue de connaissances promu par les processus d’éducation populaire. Tout cela constitue, comme le dit SERJUS, « un facteur clé pour la résistance et la reprise de pouvoir de la majorité de la population, non seulement politique et identitaire, mais aussi orienté vers la souveraineté alimentaire et la défense du territoire, en cherchant à garantir la subsistance matérielle, à travers l’organisation des économies locales et la construction d’une société équitable et juste ». Magnifiques énergies et enjeux cruciaux !