Introduction
Partant du constat que la santé est un processus et non un état, on peut la définir comme un champ de dialogue permettant d’appréhender et de connaître la réalité, de comprendre les situations dans lequel se déploie un savoir écouter. Ce champ de dialogue déconstruit la hiérarchie des savoirs pour les mobiliser en termes de croisement, de pluralité et d’horizontalité. Il s’agit alors de penser des processus de médiation des savoirs à partir desquels il est possible de construire des dispositifs participatifs, pour prendre en compte les expériences vécues dans les institutions et dans les territoires. L’objectif, en considérant le sujet comme un sujet informationnel, est de viser une forme de justice épistémologique permettant de rendre visible les savoirs en dépassant leur classification officielle mais aussi les déterminations sociales liées aux conditions de vie et de santé.
Lors du colloque, plusieurs thèmes ont été abordés comme la médiation des savoirs dans l’expérience du cancer, les savoirs technico scientifiques et populaires en santé, les défis de l’éducation scolaire lors de la pandémie, la lecture de soi-même et du monde par les personnes autistes, l’almanach comme dispositif info-communicationnel en santé entre tierce connaissance et connaissances partagées, la recherche intervention pour construire un dialogue et une formation à l’annonce aux patients, la recherche intervention pour accompagner le changement pour passer du paternalisme médical au partenariat en santé et l’éducation populaire en santé spécifique au Brésil. Cette diversité thématique a permis de réfléchir à l’appréhension de la réalité en santé, à la diversité des acteurs et à leurs positions asymétriques et d’interroger la place du patient comme tiers oublié. La praxis et la dimension socio politique des questions de santé et d’éducation populaire en santé peuvent être mis en relation avec l’idée de construction et de médiation des savoirs comme conquête et visée émancipatrice, autrement dit il s’agit de passer d’une forme d’assujettissement à une subjectivation libératrice. Enfin l’intérêt majeur de relier « information-communication et éducation populaire en santé » a été souligné et nous en donnons ci-dessous quelques précisions.
Education populaire et santé
Comment penser l’interface entre le domaine de l’éducation populaire et celui de la santé publique ?
La réponse à cette interrogation se présente comme un enjeu contemporain décisif, particulièrement pour les acteurs de l’Éducation Thérapeutique du Patient : construire des activités d’apprentissage et de formation pour préparer les professionnels de santé à un accompagnement humain et démocratique, permettant de penser et d’agir autrement en matière de soin.
Pourtant, et malgré certaines proximités sémantiques, les expressions éducation à la santé, éducation thérapeutique du patient ou éducation populaire et santé ne sont pas synonymes et ne peuvent être confondues, car elles modifient les modes politiques et sociaux de penser et d’agir en matière de santé. Seul le croisement entre éducation populaire et santé vise en particulier à accroître le pouvoir politique citoyen.
Le rapprochement entre éducation populaire et la santé peut-être défini comme un mouvement social de professionnels et de chercheurs impliqués dans le dialogue entre les savoirs médicaux vers ceux tirés des expériences singulières des patients, et de la lutte des populations pour la préservation de leur santé. Ce mouvement s’inscrit dans les principes de l’éducation populaire formulés par Paulo Freire, interrogeant les pratiques sanitaires des professionnels en relation avec les environnements de soin, les vécus individuels de la maladie chronique, collectant une grande diversité d’expériences et de contextes.
De fait, la finalité reste de peser sur le politique, pour que les décisions prises en matière de santé s’articulent avec les intérêts des classes populaires, en luttant en particulier contre toutes les formes de discriminations, sexuelles, économiques, ethniques etc. L’approche pédagogique, au sens de l’articulation de la théories et des pratiques par et sur le même individu, semble la plus appropriée pour y parvenir. Le discours pédagogique se fonde toujours et d’abord sur les pratiques, plus que sur les savoirs académiques. En santé, se pose la question de la reconnaissance du savoir des patients, en admettant que ce savoir expérientiel peut être reconnu comme utile à la démarche de soin, particulièrement dans le cadre de pathologies chroniques ou invalidantes. Deux types de rationalités s’affrontent alors ou collaborent : le savoir médical ou paramédical et le savoir expérientiel.
Le fossé entre ces deux types de rationalités est-il irréductible ? De la réponse à cette question découle la réduction de la domination du savoir biomédical. Or la transformation de l’expérience en savoir ne va pas de soi. Selon David Kolb, elle nécessiterait au moins 4 étapes :
La réduction des malentendus et autres préjugés qui émaillent les relation entre professionnels de santé, réputés sachants, et population réputée ignorante, dépend pour une large part de la mise en œuvre d’un tel processus, dans le cadre de l’éducation populaire, l’objectif étant une problématisation des ressources propres dont cette population dispose. En quête d’une méthode capable de prendre des distances d’avec la façon autoritaire selon laquelle les élites les considèrent, les associations de patients sont aujourd’hui animées d’une envie irrépressible de résoudre leurs problèmes, et sont traversées par de nombreuses initiatives solidaires qui permettent de vivre les pathologies, même les plus pénibles, de manière positive.
Paulo Freire fut l’un des premiers à systématiser de manière théorique, dans sa Pédagogie des opprimés, la valeur de l’expérience accumulée par un tel mouvement. Il propose en particulier une médiation pédagogique dans le cadre de ses initiatives d’éducation populaire, suivant pour y parvenir cinq principes élémentaires : savoir écouter, déconstruire la vision magique, apprendre de l’autre, apprendre avec l’autre, assumer la naïveté de ceux qui apprennent.
Articulée à celle de Freire, l’approche d’Amartya Sen sur les problématiques de santé est susceptible de redonner au public un pouvoir d’être et de faire. Le cœur de la théorie de Sen repose sur l’idée de capabilités (capabilities) et relie la question des libertés à la capacité d’agir. Elle s’appuie sur un ensemble de ressources mobilisables, internes et externes à l’individu, qui vont subir des conversions afin de s’actualiser dans des réalisations ou conduites choisies. La capabilité éclaire l’agir en situation. Elle n’isole ni l’individu, ni les conditions de l’action, ni l’environnement dans lequel se situe l’action.
La démarche propre au développement d’une éducation populaire selon Freire comme la théorie des capabilités de Sen sont propres à la construction d’un environnement capacitant, favorable au développement du pouvoir d’agir des individus. L’exercice effectif d’un pouvoir d’action dépend à la fois des ressources offertes par l’environnement et des capacités des personnes à exercer ce pouvoir.
Dynamiser les environnements de soins pour les rendre capacitants, consiste à aider les individus à mobiliser et utiliser les ressources qui sont à leur disposition, et pas seulement les mettre à disposition. Construire un environnement favorable au développement du pouvoir d’agir des individus consisterait, de ce point de vue, à explorer de nouvelles manières de former ou de prendre en charge les apprentissages au sein des organisations soignantes pour le développement du savoir agir des patients et des professionnels de santé en situation. Du savoir agir, un tel environnement déplace les apprentissages vers le développement du pouvoir d’agir.
Le développement d’un pouvoir d’agir en santé, reste pour l’éducation populaire, un objectif fondamental, un défi toujours à relever, dont les modalités constituent sans doute un des enjeux majeurs.
Éducation populaire et médiations des savoirs
Comme le souligne Yves Jeanneret (2009), l’information et la connaissance ne doivent pas être confondues, car le concept d’information peut être utilisé pour désigner la relation entre les objets-document (d´hier ou d´aujourd´hui) et les différents regards que les sujets déposent sur eux. La connaissance indiquerait le travail des sujets sur eux-mêmes, au niveau cognitif, pour s’approprier des idées, et le savoir pour caractériser les formes de connaissances qui sont reconnues par une société. Ces notions se conditionnent mutuellement, mais ne sont pas équivalentes l’une à l’autre. Connaissance-information-savoir sont des phénomènes qui se produisent de manière cyclique et en chaîne, dont le dernier, le savoir, désigne toutes les formes de connaissance qui tendent vers une certaine stabilité, rassemblant le répertoire culturel de différents peuples, groupes, nations, sociétés.
Ainsi, lorsqu’il s’agit de médiatiser les savoirs pour parvenir à la compréhension-action sur des questions d’intérêt commun, il est entendu que toutes les formes de savoirs, bien qu’elles aient des poids et des valeurs différents dans l’épistémologie officielle de leurs temps, atteignent une valeur de vérité sur les situations rencontrées dans le monde vécu. (Marteleto, David, 2021).
À partir de cette compréhension conceptuelle initiale, l´éducation populaire/critique inspirée de Paulo Freire permet la construction d’un terrain fertile d´idées pour la construction de la participation sociale et la médiation des savoirs, afin de créer une nouvelle conscience citoyenne et la démocratisation des politiques publiques. De cette façon, elle n´est pas seulement un style de communication et de pédagogie, mais aussi un dispositif de gestion participative des actions sociales. Eymard Vasconcelos (2007) rappelle que, malgré une certaine crise du concept d´éducation populaire, il sert à identifier et instrumentaliser la diversité de pratiques émergentes au sein des groupes populaires et des institutions. Il existe des éléments innovateurs et pionniers dans les expériences brésiliennes et latinoaméricaines dans ce domaine, qui sont reconnus au niveau international.
En effet, les mouvements sociaux autour de l’éducation populaire sont nés en Amérique latine, depuis les années 1950, à partir de l’action d’intellectuels cherchant à produire des voies de communication avec la population, différentes des relations autoritaires entretenues par les élites et l’État. Dans cette voie, ils ont découvert que les classes populaires ne constituaient pas une masse amorphe de personnes passives et nécessiteuses. Au contraire, elles développaient des moyens pour faire face à leurs problèmes, à partir de leurs expériences culturelles et sociales, de leurs réseaux de solidarité (Vasconcelos, 2007). Les pratiques de médiations des savoirs entre intellectuels et peuple s´organisent alors au sein de ces rencontres entre différents acteurs avec des intérêts communs, dans un contexte de construction démocratique et partagée des savoirs.
Au début des années 1960, lorsqu’il devient directeur du département des extensions culturelles de l’université de Recife, Paulo Freire fait les premiers pas vers la systématisation de ces pratiques et la constitution de sa méthode. Il y présente la pédagogie des opprimés comme une pratique dialogique qui problématise et dévoile à la fois ce qui est caché dans les relations de pouvoir et ce qui est naturalisé, comme le colonialisme, l’inégalité sociale, le patriarcat, le racisme, la domination de classe. L’éducation populaire est un soulèvement contre ces conditions oppressives, c’est une pédagogie de l’indignation (Freire, 2000).
À partir des années 1970 les expériences d’éducation populaire se sont structurées comme un corps théorique et une méthode de travail avec les classes populaires, avec la participation active des Communautés ecclésiales de base (Ceb) de l’église catholique et les mouvements sociaux luttant contre la dictature militaire et ses politiques économiques et sociales, s’établissant comme une théorie hégémonique qui a guidé le mode de participation des agents érudits (enseignants, prêtres, spécialistes des sciences sociales, professionnels des services publiques, etc) dans les mouvements de transformation sociale.
Information, communication et éducation populaire en santé
La pensée et la méthode de Paulo Freire, patron de l’éducation brésilienne, se sont constituées comme le terrain épistémologique et politique des articulations de professionnels de la santé, de chercheurs et de leaders de mouvements sociaux qui croient en la centralité de l’éducation populaire comme stratégie pour construire une société plus saine et plus participative, ainsi qu’un système de santé plus démocratique et adapté aux conditions de vie de la population. Il faut prendre en compte le fait que le domaine de la santé publique au Brésil présente des caractéristiques particulières par rapport à d’autres pays, et s’est constitué au sein des processus de démocratisation de la société et de l’État brésiliens, avec plus de clarté dans les années 1980, lorsque le pays s’apprêtait à quitter une longue période de dictature militaire.
Le trait fondamental de l’éducation populaire et santé se trouve dans la méthode, c’est-à-dire dans le fait de prendre comme point de départ du processus pédagogique de l’éducation en santé les savoirs de la population, ce qui signifie considérer les expériences des personnes sur leur souffrance, les mouvements et organisations populaires dans leur lutte pour la santé, en admettant l’existence d’autres formes de savoirs, aussi valables que les connaissances technico-scientifiques (Stotz, 2007). Suite à ces engagements, les participants du mouvement d’éducation populaire en santé doivent apprendre à développer des formes partagées de production de connaissances entre les techniciens, les professionnels, les chercheurs et la population. Elle permet de produire des significations pour la vie et engendre la volonté d’agir en vue des changements jugés nécessaires.
Ces actions pédagogiques construisent des scénarios de communication en plusieurs langages et savoirs, transformant l’information en dispositifs pour le mouvement de construction et de création. L’éducation populaire en santé implique alors selon José Ivo Pedrosa, “ ...des actes pédagogiques qui font que l’information sur la santé des groupes sociaux contribue à augmenter la visibilité de leur insertion historique, sociale et politique, à élever leurs énonciations et leurs revendications, à connaître les territoires de subjectivation et à projeter des parcours inventifs, agréables et inclusifs” (Pedrosa, 2007, p.14).
L’apport des sciences sociales, parmi lesquelles l’éducation populaire et santé, serait la constitution d’une vision critique et plus large des maladies et de la santé, permettant d’inclure d’autres rationalités dans la compréhension et la confrontation des problèmes. On souligne la possibilité d’une "construction partagée des connaissances", en faisant converger les savoirs accumulés de la science avec les savoirs construits par les classes populaires à partir de leurs expériences. Ces deux savoirs pourraient fusionner pour former une "tierce connaissance" construite dans les processus de médiations, capable de réorienter les pratiques et les actions de promotion de la santé (Marteleto, Valla, 2003).
Enfin, les analyses transdisciplinaires dans les domaines de l’information, communication et éducation semblent formellement similaires à celles de la santé, en allant au-delà d’une conception instrumentale de leurs objets, a fin de construire des conceptions et pratiques systémiques, symboliques, constructivistes orientées vers l’action collective et les processus culturels des différentes couches de la population. Ces mouvements, au niveau du Brésil et de l’Amérique Latine, sont orientés par l’idée de "détermination sociale de la santé", laquelle considère qu’il faut traiter les "inégalités sociales" de "classe, sexe et ethnicité" qui sont installées comme des processus pervers, éthiquement et moralement injustifiables, et surtout génèrent des inégalités sociales de la part de la structure de pouvoir dominant" (Sevalho, 2016, p.80-81).
Pour cette raison, et parce qu’ils traitent d’objets qui peuplent la structure des valeurs et des significations des sociétés contemporaines, surtout dans les moments des crises sanitaires comme la pandémie actuelle provoquée par le nouveau coronavirus SARS-CoV-2, les études des domaines de l’information, de la communication et d’éducation en santé, guidés par les principes de Paulo Freire, atteignent une proximité naturelle, dans la mesure où l’inscription collective de la santé et les actions des acteurs sur leurs pratiques et leurs représentations sont prises en compte. L’effort consiste à promouvoir la transdisciplinarité, afin de comprendre les médiations exercées entre les processus sociaux et culturels dans la construction, l’expression et l’évolution des processus pathologiques, sans perdre de vue les macrostructures dans lesquelles sont élaborées les constructions épistémologiques, politiques et économiques et à travers lesquelles sont diffusées les discours sur les maladies et leurs classifications, sur les soins, les risques et les besoins en matière de santé, dans une perspective le plus souvent informationnelle-unidirectionnelle.
Ainsi l’éducation populaire se consacre à l’élargissement des chaines d’interaction et de négociation culturelle (radios et publications communautaires, assemblées, réunions, cours, visites, etc.) entre les différents groupes populaires et les différents types de professionnels et institutions, dans la perspective de Freire de la création des “ cercles de culture” et de la production de matériel pédagogique.
Bibliographie
FREIRE, Paulo (2000). Pedagogia da indignação : cartas pedagógicas e outros escritos. São Paulo : Ed. Unesp.