Pour une praxis des territoires oubliés

Mise en ligne: 1er mars 2023

Quelques questions clés qui ont émergé lors de ces journées de dialogue freirien, par Oscar Jara et Dominique Broussal.

Quelle meilleure façon d’introduire ces quelques éléments de bilan que par une citation de Freire ? « Que savoir, pourquoi savoir, pour quoi savoir et, par conséquent, contre qui et quoi savoir, sont des questions théorico-pratiques que l’éducation pose comme un acte de connaissance » (Paulo Freire : Lettres à la Guinée Bissau).
Durant ces journées de colloque, au cours desquelles les différents participants se sont réjouis de dialogues intéressants inspirés par la pensée et la pratique de Paulo Freire, certains thèmes clés ont émergé. Ceux-ci nous invitent à approfondir la conception éthico-politico-pédagogique de Freire, dans le cadre d’une réflexion actualisée sur les défis du contexte dans lequel nous vivons.
Nous les décrivons ci-après :

  • Il reste tout d’abord fondamental de parler des " oppressions, des opprimés et des opprimés " à ce moment incertain de l’histoire, face à une crise énergétique, climatique, sanitaire, guerrière, d’exacerbation des inégalités et des iniquités. Ces multiples situations d’oppression nous placent devant des défis nouveaux et actuels, tant pour comprendre que pour agir dans une perspective transformatrice.
  • Nous sommes confrontés à la crise de tout un système d’oppression : le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme, l’extractivisme. Celui-ci s’exprime sous la forme d’une matrice culturelle hégémonique, qui pénètre toutes les sphères de notre vie : l’économie, la vie sociale, la politique, la subjectivité, la vision du monde et de la vie.
  • Dans ce contexte, il est important de reconnaître la valeur des expériences alternatives réalisées et réfléchies de manière critique : des connaissances à construire et à partager (analyse, apprentissage, propositions d’action, etc.). C’est pourquoi la "systématisation des expériences" en tant que source de production de connaissances à partir des pratiques est essentielle.
  • Un défi important émerge : face à la polarisation et aux antagonisme existants, il convient de favoriser la création d’espaces horizontaux pour le dialogue critique, la confrontation des idées et la construction de possibilités. Ces espaces, ainsi que la création d’alternatives réelles, sont, comme le dit Freire : "sans précédent", mais "viables". Ils démontrent qu’un autre monde est effectivement possible. C’est pourquoi l’espoir a un sens en tant que verbe : "espérer", non pas comme une attente passive de quelque chose qui pourrait arriver un jour, mais comme un espoir actif de la construction de ce que nous voulons qu’il arrive.
  • Il convient également de penser l’éducation libératrice et émancipatrice comme des processus historiquement situés, comme des processus divers qui rendent possible la construction des personnes en tant que sujets, en tant que protagonistes actifs ayant la capacité de transformation sociale et culturelle, à la fois individuellement et collectivement. D’où l’importance pour les personnes opprimées de pouvoir s’exprimer et de mener des actions libératrices comme condition du changement social.
  • Les échanges qui ont eu lieu au cours Ces jours-ci, nous avons reconnu qu’il existe un risque de réduire la pensée de Paulo Freire à une méthode, à une modalité éducative et de supprimer ainsi son radicalisme éthico-politico-pédagogique, en ne reconnaissant pas sa pensée comme une philosophie éducative intégrale et émancipatrice. L’éducation populaire, l’art populaire, la communication populaire, le théâtre populaire, la participation populaire, etc., inspirés par la pensée de Freire, ont le défi de réinventer cette philosophie pour le présent et l’avenir (la pertinence actuelle de Freire ne réside pas dans la répétition de ses idées, mais dans leur réinvention).

En conclusion

Il ressort de l’ensemble de ces débats et de ces présentations scientifiques un sentiment très vif : la pensée pédagogique de Freire reste extrêmement originale, stimulante, pertinente pour penser et affronter notre monde complexe. Il s’avère essentiel de former des éducateurs « pensants », « stimulants » et « apprenants », engagés dans des processus de recherche militante, de formation, de communication et de participation critique aux processus d’organisation sociale et de mobilisation active, à la défense des politiques, etc. En d’autres termes, il s’agit d’un engagement en faveur de stratégies de transformation sociale et de la création d’autres modes de construction de la connaissance et de la coexistence, fondés sur une éthique du respect de la vie dans tous les sens du terme. Afin d’aller de l’avant, il faut que la dynamique nourrie par ce colloque, et par d’autres manifestations semblables, se poursuive. Elle doit permettre de « tisser » le réseau Freire avec des activités et des processus d’échange et d’engagement. Elle doit ouvrir sur la construction d’espaces théoriques-pratiques susceptibles de renforcer les liens et les débats « freiriens » entre l’Amérique latine et la Francophonie.