Produire des vidéos pour des agriculteurs suivant Paulo Freire

Mise en ligne: 12 novembre 2019

Dans la production d’une vidéo qui se veut dialogique et pédagogique il faut suivre les trois étapes de la méthodologie de Freire : enquêter, thématiser et problématiser, par Clinger Cleir Silva Bernardes

Je suis enseignant dans une école technique dans le sud de l’État d’Espírito Santo, au sud-est du Brésil. La région est le reflet en partie de la réalité agraire du Brésil, avec ses plantations de café, de bananes et d’ananas, ainsi que des communautés traditionnelles de pêcheurs. Quand je demande à mes élèves de faire des vidéos pour les petits agriculteurs afin de leur montrer des techniques de plantation ou d’élevage de poissons, je les avertis que les vidéos doivent être dialogiques. Dans leur jeune esprit vient l’idée que ces productions ont besoin d’avoir des dialogues, avec au moins deux personnes qui se relaient pour les questions et réponses. Alors, une vidéo qui contient des dialogues, par conséquent, est-elle déjà dialogique ? Ou, pour être dialogique, une vidéo doit-elle fonctionner dans la structure socratique des questions et réponses ?

Lorsque ces doutes surgissent, je présente aux étudiants le maître Paulo Freire et ses réflexions sur le travail dialogique des animateurs ruraux, en particulier de ceux qui s’occupent des petits producteurs ruraux.

Ces réflexions freiriennes sont le résultat de son expérience de l’exil au Chili, lorsqu’il a travaillé avec l’Institut pour la formation et la recherche en réforme agraire, et sont essentiellement centrées sur deux ouvrages : « L’éducation comme pratique de la liberté », 1967, et « Extension ou communication », 1968, tous deux issues de sa fructueuse expérience d’alphabétisation d’adultes qui s’est déroulée dans la ville d’Angicos, dans l’État du Rio Grande do Norte au nord-est du Brésil, et qui a marqué une étape importante dans la consolidation de sa méthode d’alphabétisation.

Cependant, le concept de dialogue est présent tout au long de son vaste travail, devenant essentiel pour comprendre sa production. Comme le dit l’auteur : « Le dialogue est la rencontre, dans l’amour, des hommes qui, médiateurs du monde, le racontent, c’est-à-dire le transforment et, en le transformant, l’humanisent pour l’humanisation de tous ». Cette rencontre dans l’amour ne peut donc pas être une rencontre de l’inconciliable [1]. Le dialogue, dans la perspective de Paulo Freire, va au-delà de la méthode socratique des questions et réponses, même si Socrate avait toute l’admiration de Paulo Freire. Le dialogue de Freire est beaucoup plus large et plus politique, et pourtant il libère aussi les prisonniers de leur caverne.

A ce propos, nous détaillerons brièvement ce concept du « patrono (protecteur) » de l’éducation brésilienne. Commençons par les conditions de base du dialogue. Selon Freire, aimer, c’est s’engager pour la cause de la libération des opprimés et ce n’est pas un amour pitoyable, mais un amour politique et libérateur. Être humble, c’est renier son arrogance. Comme il l’a proclamé : « comment puis-je dialoguer si je me ferme à la contribution des autres que je ne reconnais jamais, si je me sens même offensé par elle ? ». Avoir foi en l’homme, c’est croire que tout être humain est capable de faire, de créer et de transformer, tant qu’il n’est pas aliéné de ses capacités par l’oppression.

Penser vrai c’est comprendre que la réalité n’est pas statique, mais plutôt procédurale, dynamique et en constant devenir. Sachant cela, dans une interprétation plutôt synthétique, avec le risque d’être trop simpliste, on peut dire que, dans la production d’une vidéo qui se veut pédagogique et dialogique, il faut suivre les étapes fondamentales de l’épistémologie freirienne, à savoir : enquêter, thématiser et problématiser.

D’un point de vue pratique, le dialogue commence par la recherche de contenus programmatiques, c’est-à-dire par une enquête, car, selon Paulo Freire, « une communication efficace exige que les interlocuteurs influencent leur ad-miration sur les mêmes objets ; qu’ils l’expriment à travers des signes linguistiques appartenant à l’univers commun aux deux, afin qu’ils puissent comprendre de manière similaire l’objet de la communication » [2].

C’est la première tâche à suivre dans la production d’une vidéo qui se veut dialogique. Il est nécessaire de chercher, dans la vie quotidienne des petits travailleurs ruraux, comment ils s’expriment, comment ils communiquent, quels mots ont une signification particulière, quels mots sont tabous. Car, c’est de l’ensemble de ces mots, c’est-à-dire de cet univers thématique, que sortiront les thèmes générateurs, ceux qui permettront un dialogue ouvert et égal entre égaux qui influencent leur curiosité sur un thème commun. Si j’ai l’intention de parler d’une nouvelle forme de culture, je dois la relier à ce que mon agriculteur-élève sait déjà, je dois l’expliquer, ou même présenter de nouveaux mots basés sur ceux qu’il connaît déjà. Ce n’est qu’ainsi que le verbiage égoïste de l’animateur devient dialogue.

Il est donc nécessaire que, lors de la production d’une vidéo, nous nous efforcions de mieux connaître notre public. Il ne sert à rien de savoir qu’elle s’adressera aux travailleurs ruraux, si je ne connais pas les désirs, les craintes, la culture, la religiosité, les rôles sociaux, la structure familiale et l’univers linguistique de ces agriculteurs. Il s’agit d’informations essentielles pour mieux aborder la vidéo. En fait, le concept de modes d’adressage est lié aux théories de la communication et du cinéma et « concerne le fait que, même si de manière abstraite, chaque film cible et imagine un certain public, et que la plupart des choix esthétiques et narratifs sont faits à la lumière d’hypothèses sur qui est ce public. Les modes d’adressage ssont des processus qui cherchent à amener le spectateur à prendre une position à partir de laquelle il doit et peut voir ou comprendre le film » [3].

Il est courant que, dans le but d’obtenir de bonnes notes, les élèves produisent des vidéos destinées davantage à plaire à l’enseignant qu’à atteindre le public cible, en utilisant un grand nombre de termes techniques et scientifiques, avec un langage élaboré et un approfondissement excessif des concepts qui intéressent uniquement les techniciens. De même, il est courant que, pour plaire à leurs collègues, ces mêmes élèves utilisent un humour exagéré, ayant recours à des blagues limitées à leurs camarades. Lorsqu’ils s’en servent, ils se trompent d’adresse et on peut donc dire que, si l’on pense au public cible des petits agriculteurs, ils n’ont pas produit de vidéo dialogique.

La première étape, donc, dans la production d’une vidéo dialogique, est l’écoute, un regard ouvert, le partage de repas et la vie communautaire. Peut-être le lecteur se demande-t-il maintenant si mes élèves font ce pas. À cet égard, je dis oui, parce qu’ils le vivent tous les jours. Les agriculteurs sont leurs mères, leurs pères, leurs frères, leurs sœurs et leurs voisins. La réalité pour laquelle ils sont formés est la réalité de leur propre communauté. Cependant, il est nécessaire d’encourager ce regard plus critique sur la communauté, un nouveau regard problématisé et, en même temps, de leur demander de se regarder eux-mêmes afin d’essayer de percevoir quelle part de communauté a été prise par l’expérience universitaire. Ils ne devraient pas considérer la communauté et ses membres comme un objet d’étude ou simplement comme des sujets de recherche sans vie. Pour paraphraser le Pape François, qui a demandé aux prêtres d’être des bergers avec l’odeur des moutons, il faut des techniciens avec l’odeur des gens !

La deuxième étape consiste à discuter, c’est-à-dire à trouver, dans l’univers thématique, un ensemble de mots significatifs d’une communauté, qui ont émergé après l’enquête. Cet ensemble représente les mots, termes ou concepts qui apparaissent fréquemment et qui sont prononcés avec engagement par les
membres du groupe en question. Il s’agit donc d’un processus analytique, plus qualitatif que quantitatif, à la recherche des thèmes générateurs, qui sont ceux qui découlent de la réalité de la vie, des pratiques courantes et des visions du monde des agriculteurs et qui peuvent devenir la base du contenu programmatique à travailler avec eux. Par exemple, si l’éducateur se rend compte que le mot « eau » apparaît souvent dans les conversations avec les agriculteurs, et qu’il apparaît de manière forte, on peut dire que « eau » peut devenir un thème générateur.

Cependant, la sensibilité de l’éducateur à percevoir comment ce mot apparaîtra sera nécessaire pour que nous puissions vraiment définir le thème générateur, puisqu’il peut apparaître dans un contexte de sécheresse, comme dans un contexte de nombreuses pluies. C’est le mot vivant, c’est-à-dire le mot incarné dans la réalité, qui définira le thème générateur. Quel est l’intérêt de parler de pisciculture, si la réalité est celle de la sécheresse, ou de rivières polluées ? À quoi bon parler de pisciculture s’il y a une grande entreprise agricole qui consomme toute l’eau ? Quel est l’intérêt de parler de pisciculture si la consommation de poisson n’est pas compatible avec les pratiques culturelles ou commerciales des agriculteurs ?

Se méfier, par conséquent, c’est penser le mot dans son rapport avec la réalité vécue. Il est important de souligner que, bien souvent, le thème générateur peut aussi provenir du non-dit. Le silence a beaucoup à dire ! Dans certaines régions du Brésil, par exemple, on ne dit pas le mot "cancer" pour désigner les différents types de tumeurs malignes qui existent ; on parle plutôt de « mauvaise maladie », ou de « cette maladie-là ». C’est comme si le fait de prononcer la mot apportait un mauvais présage. Cependant, il s’agit d’un thème très important sur lequel il faut travailler dans les initiatives d’éducation à la santé, c’est-à-dire que, même si on ne le dit pas, le cancer fait partie de l’univers thématique et, avec la prévention, peut devenir un thème générateur.

En pensant aux vidéos, les thèmes générateurs sont la meilleure source pour que les élèves perçoivent ce que les vidéos devraient aborder. Même si l’on a à l’esprit une technique déjà apprise au cours de leur formation, il est nécessaire de donner du concret à ces techniques à travers leur relation avec les thèmes générateurs. Si cette possibilité de lien n’existe pas, cela peut indiquer que ce n’est pas le moment d’introduire la technique, ou que la technique n’a rien à dire à cette communauté spécifique et peut être très utile dans d’autres réalités. Il n’est pas fait mention de l’échec de la technique, mais seulement d’une inadéquation contextuelle de celle-ci.

Cependant, il est nécessaire de problématiser les thèmes générateurs pour la transformation de la réalité, même si cette transformation signifie seulement l’introduction dialogique d’une nouvelle technique de production agricole. La problématisation est « la réflexion que quelqu’un exerce sur un contenu, fruit
d’un acte, ou sur l’acte lui-même, pour mieux agir, avec les autres »[Paulo Freire, Extensão ou comunicação ? Rio de Janeiro, Paz e terra, 2011.]].

Problématiser, c’est donc prendre conscience de manière critique de la réalité, remettre en question tous ses aspects constitutifs, décomposer le problème en plus petites parties sans toutefois avoir la notion de tout. Il s’agit d’élargir
l’interprétation de la réalité, en démontrant comment la macro perspective influence la micro-réalité. Un exemple de cela est de démontrer que l’ouverture du commerce laitier brésilien sur le marché chinois augmentera considérablement la demande de lait et, par conséquent, la valeur payée pour le litre de ce produit, ce qui affectera la vie quotidienne du petit producteur qui fournit les coopératives, ce qui est très fréquent au Brésil. Cependant, la problématisation freirienne est orientée vers l’action, vers la transformation de la réalité. Problématiser sans agir, c’est tout simplement susciter la controverse.

Le changement de la réalité, la construction de nouvelles possibilités est l’objectif central des actions éducatives qui se veulent dialogiques. Dans la pratique de la production de vidéos destinées aux petits producteurs ruraux, il est important que les élèves ne s’étendent pas longuement sur les techniques, mais plutôt qu’ils démontrent dans la pratique comment elles sont réalisées et, en même temps, qu’ils motivent le spectateur à faire le lien avec leur réalité.

Il est donc essentiel que les techniques ne soient pas présentées comme des emballages prêts à l’emploi et finis, mais comme des possibilités qui peuvent être adaptées à chaque réalité. Il faut aussi faire en sorte que le spectateur questionne toutes les situations limites à la recherche de l’« inédit viable », et il faut donc que les pratiques présentées permettent aussi au spectateur d’élaborer des solutions plus adaptées à leur réalité. Les situations limites sont des difficultés que les hommes rencontrent et qui peuvent les faire abandonner ou chercher des solutions auxquelles ils n’ont pas encore pensé. On peut citer à titre d’exemple la contradiction entre la petite propriété et les latifundia improductifs ; les conflits entre la nécessité de préserver la nature et la grande production alimentaire également nécessaire ; l’utilisation de pesticides qui accélèrent la production et les techniques agroécologiques qui respectent le temps de la nature ; les différences entre hommes et femmes dans le contexte de la production et leurs effets sur la constitution familiale. Toutes ces situations interrogent la réalité et exigent une solution inédite, mais aussi viable, formant le binôme freirien de l’« inédit viable ».

Dans ce parti pris, même le présentateur, le journaliste ou le présentateur vidéo devrait s’habiller, se comporter et parler plus étroitement de la réalité des gens ordinaires que le spectateur trouve dans la vie quotidienne.

Il est nécessaire de comprendre qu’en pensant à l’endroit où le tournage aura lieu, une technique présentée en « laboratoire », c’est-à-dire dans un environnement hautement contrôlé, peut ne pas permettre au producteur rural de voir les possibilités d’application dans sa petite propriété.

Il convient de mentionner qu’une vidéo est un point d’appui visuel et, par conséquent, « elle peut servir de ressource efficace pour soumettre comme elle peut servir à des fins libératrices » [4]. Malgré son immense capacité d’enchantement, une vidéo, même si elle est pleine de belles images de qualité supérieure, avec une bonne bande son qui ravit les spectateurs, peut servir des causes qui les aliènent, en ôtant leur capacité productive pour favoriser une production intensive qui nie la diversité des modes de production et la nécessité d’avoir toujours plus de sécurité alimentaire, combinée au respect de l’environnement et aux libertés individuelles.

Paulo Freire est décédé en 1997. A cette époque, au Brésil, les ordinateurs commençaient à arriver dans les écoles et l’internet commercial en était encore à ses débuts. La téléphonie mobile ne deviendra populaire que quelques années plus tard. Quelques initiatives ici et là ont utilisé la télévision et les cassettes pour faire vivre des vidéos éducatives. Les plateformes de partage vidéo, comme Youtube, n’existaient pas encore. Freire était un homme qui a grandi en écoutant la radio. Alors, par rapport à de telles innovations, qu’aurait-il à nous dire ?

Dans des conversations avec Sérgio Guimarães, qui ont été organisées plus tard dans le livre « Educar com a mídia : Novos diálogos sobre educação » [5], Paulo Freire analyse les médias les plus divers, dont la BD, la télévision, la téléphonie, la radio, la presse écrite et même l’internet rudimentaire. Dans ces conversations, il est clair que ses réflexions, bien qu’incarnées dans le temps, transcendent l’histoire en abordant des questions philosophiques et humaines fondamentales qui ne s’épuisent pas, qui peuvent être revues, reprises et éclairées par les paroles de ce grand éducateur brésilien et citoyen du monde.

Dans l’ouvrage cité, en réfléchissant sur les médias, l’éducateur met en garde :
Il est impossible de penser au problème des médias sans penser à la question du pouvoir. Ce qu’il faut dire : les moyens de communication ne sont ni bons ni mauvais en soi. Utilisant des techniques, ils sont le résultat de l’avancement de la technologie ; ils sont l’expression de la créativité humaine, de la science développée par l’être humain. Le problème est de se demander au service de quoi et de qui les moyens de communication existent. Et c’est une question de pouvoir et de politique [6].

C’est sur cette question que je demande aux élèves de réfléchir en regardant chaque vidéo qu’ils ont produite : au service de quoi et de qui les vidéos sont-elles produites ?

[1Paulo Freire, Extensão ou comunicação ? Rio de Janeiro, Paz e terra, 2011.

[2Idem.

[3Luiz Augusto Coimbra de Rezende Filho et al. Contribuições dos estudos de recepção audiovisual para a
educação em ciências e saúde
. Alexandria, v. 8, n° 2, p. 143-161, Florianópolis, 2015.

[4Idem

[5Paulo Freire e Sergio Guimarães, Educar com a mídia. Rio de Janeiro, Paz e terra, 2011

[6Idem