Récits autobiographiques dans la formation d’adultes

Mise en ligne: 12 novembre 2019

Valoriser les expériences vécues dans une optique d’émancipation, par Marcelo Silva da Silva

Mon objectif est de mener une réflexion sur la formation pédagogique en dialoguant avec la pensée de Paulo Freire, à partir de son dernier livre, « La pédagogie de l’espoir » [1]. Il part d’une expérience de formation initiale de professeures et professeurs d’éducation physique, basée sur des récits autobiographiques en vue de contribuer à l’émancipation des sujets dans leur processus de formation.

La formation, divisée en huit semestres, prend en compte la relation dialogique et formative qui unit nos histoires à la construction de nos lectures, tant de textes que du monde dans lequel nous vivons. Le travail sur des récits de vie fait partie des activités du premier semestre. Pour organiser et systématiser cette expérience formative, nous nous basons sur la proposition de Josso [2] en l’adaptant par étapes : au départ, elle incite les apprenants à raconter leurs trajectoires personnelles jusqu’à leur arrivée à l’université, en se centrant principalement sur les motifs qui les y ont amenés.

Les étapes sont organisées de la façon suivante : au début du semestre sont présentés des éléments d’introduction à la la méthode autobiographique. Après cette séquence, les personnes sont invitées à prendre part moyennant leur adhésion à un accord pédagogique. A partir de la dynamique initiale, elles doivent réaliser un premier exercice d’écriture en résumant brièvement leurs trajectoires de vie.

Suite à cette séquence, on reprend certains éléments de la méthode autobiographique, puis nous les invitons à rédiger leurs trajectoires de vie de façon plus large, en prenant comme référence un outil provocateur élaboré d’avance.

Une fois le récit écrit, chaque personne, individuellement, cherche à identifier des mots-clés et des passages significatifs, en prenant en compte les objectifs. Après l’identification des mots-clés, nous systématisons les mots et passages identifiés en catégories, construisant ainsi un cadre qui reprend l’ensemble.

Nous partons de cette systématisation pour arriver à l’étape finale qui consiste à discuter de la manière dont la remémoration et la récupération des expériences vécues peut donner un sens et une signification au moment vécu et indiquer, sur cette base, des possibilités de construire un projet de formation.

Cela permet d’amener les apprenants à devenir des sujets conscients de leur apprentissage tout au long de leur formation et pas de simples réceptacles de connaissances proposées. Ceci au fur et à mesure qu’ils et elles identifient ce qui les a poussés à se trouver à cet endroit, à ce moment-même, de manière à donner un sens nouveau et de nouvelles significations aux apprentissages vécus, et à orienter la formation vers la recherche de l’émancipation des sujets.

Dans « Pédagogie de l’espoir », Paulo Freire propose de se rapprocher de la pédagogie de l’opprimé, en retrouvant les références de la genèse du livre tout au long de sa propre histoire de vie : « J’essaye d’analyser ou de parler des trames de l’enfance, des débuts de la maturité lorsque la pédagogie de l’opprimé, que je retrouve dans le livre qui porte ce nom, s’annonçait et prenait forme, d’abord oralement puis graphiquement.

Il développe ainsi un récit dans lequel il tisse, sur la trame de sa trajectoire de vie, de ses expériences, des tribulations de par le monde et des apprentissages vécus, qui l’ont modelé en tant qu’éducateur et auteur de sa propre histoire. Il y affirme que « jamais un événement, une réalité, un fait, un geste de rage ou d’amour, un poème, une toile, une chanson, un livre ne traîne derrière soi une cause unique. On est toujours pris dans des trames serrées, touchées par de multiples raisons d’être dont certaines sont plus proches de ce qui est arrivé ou a été créé, d’autres étant plus clairement visibles comme raisons d’être. C’est pour cela que j’ai toujours été plus intéressé par la compréhension du processus de construction des choses que par le produit lui-même ».

Paulo Freire, soutenant que la trame des événements et des expériences vécues qui donne un sens et une signification à notre vie, mise sur l’importance de cette trajectoire et sur le fait que nous devons la valoriser dans la formation et l’émancipation.

De manière poétique, Paulo Freire va nous parler du temps et des événements et de la manière dont ceux-ci se combinent en une trame qui va nous constituer, souvent, sans que nous nous en rendions compte : « Des moments qui, de fait, se trouvaient en moi depuis que je les avais vécus, dans l’attente d’un autre moment, qui, pourtant, aurait pu ne pas survenir comme il est apparu, et qui se prolongent pour composer la trame majeure. Parfois, nous ne percevons pas la parenté entre les moments vécus et nous perdons ainsi la possibilité de souder des connaissances déliées et, ce faisant, d’illuminer avec les seconds la clarté précaire des premiers ».

Je me suis toujours questionné sur cette parenté entre les moments vécus et comment ceux-ci vont nous définir de façon non linéaire ou déterministe mais qui, en même temps, impulse notre façon d’être et de faire en tant que personnes et professionnels. La nécessité de percevoir ces moments et la trame qui va constituer notre histoire est fondamentale pour un processus qui se veut émancipateur, car c’est en apprenant à se connaître que nous pouvons nous renforcer et conduire librement nos histoires.

Prenant en compte cette prémisse, annoncée par Paulo Freire dans « Pédagogie de l’Histoire », le travail avec les récits autobiographiques est une tentative d’utiliser cette stratégie dans la formation initiale des étudiants. Celle-ci rend possible la récupération du sujet, un renforcement et, en même temps, une rupture avec la logique hégémonique qui définit les programmes et contenus de formation à partir d’un prisme strictement scientiste.

En recherchant, tel Paulo Freire, la récupération du sujet, de la subjectivité et des relations sociales au sein du processus de production de la connaissance et de la formation professionnelle, nous adoptons une perspective renforcée par les idées de Boaventura de Souza Santos [3]. Celui-ci définit l’écologie des savoirs, comme écologie de pratiques de savoirs, basée sur un ensemble épistémologique qui reconnait et respecte la diversité comme tentative de penser une mondialisation contre-hégémonique.

L’option de Josso pour la perspective biographique est liée a la réhabilitation progressive du sujet et de l’acteur, attitude absolument nécessaire si l’on cherche à penser la formation dans une perspective d’émancipation. Partir des récits des étudiants présente un double sens d’expérience formative et, en même temps, de stratégie de recherche-action. Connely et Clandinin [4] affirment que nous sommes des êtres qui, individuellement et socialement, vivons des vies racontées. Dès lors il est chaque fois plus sensé de nous investir dans des recherches (formations), spécialement dans le champ de l’éducation, qui valorisent le récit d’histoires, la récupération de mémoires resignifiées, les récits autobiographiques pour la compréhension et l’explicitation de phénomènes et du processus formatif.

Paulo Freire souligne l’importance de la nécessité, avant même de lire un mot, de lire le monde dans lequel nous sommes insérés ; lire un mot sans comprendre les relations sociales et culturelles dans lesquelles nous sommes immergés nous aliène et mène à l’oppression. La manière de dépasser ce processus c’est de devenir sujets de notre formation, conscients de l’endroit où nous nous situons dans le monde. Le paradigme de la science moderne et ses conséquences sur la compréhension des processus éducatifs mènent à une négation de la subjectivité et de la perception des relations complexes qui existent entre la compréhension du mot et celle du monde dans lequel nous vivons.

En adoptant la perspective des récits, nous cherchons à dépasser le paradigme traditionnel qui perçoit le sujet comme extérieur aux processus de formation et à la compréhension du monde. Nous acceptons de nouvelles perspectives qui perçoivent et intègrent la subjectivité comme partie du processus de compréhension de la réalité.

En se racontant et en se remémorant leurs histoires, leurs trajectoires et les trames une fois constituées, les éducateurs et les apprenants vont percevoir la parenté entre ce qui est vécu et là où nous en sommes arrivés, les choix assumés, ou non, les conceptions que nous portons en nous et répétons, la propre vision de l’enseignant que nous sommes et voulons être.

Bien que l’histoire racontée appartienne au sujet qui la raconte, cette histoire n’est jamais isolée du contexte des autres sujets car elle se réalise en relation avec l’autre. Dès lors, la vision et la description du vécu sont individuelles et collectives, elles sont le fruit de constructions subjectives, pénétrées par des dialogues avec le milieu et avec les autres.

La construction de l’identité professionnelle ne peut être vue comme dissociée des constructions personnelles du sujet. Ceci nous amène à comprendre qu’il est nécessaire de récupérer cette subjectivité dans les processus de formation, pour aller au-delà de la perspective technique.

L’identité professionnelle ne se constitue pas en un seul moment à partir d’une référence spécifique. Elle est traversée par les expériences personnelles de moments successifs, issus des différentes phases de la vie, par la formation initiale et la trajectoire professionnelle, comprenant tant la représentation de celle-ci que la pratique concrète.

Ce sont ces divers moments et la parenté entre eux, comme le dit Freire, qui constituent notre être-faire, les relations que, consciemment ou non, nous construisons, qui vont être incorporées tout au long de la vie, en provenance des diverses sources.

Se raconter dans cette perspective est plus que se souvenir de l’histoire. Cela devient un dialogue avec soi-même, médiatisé par le monde vécu, en percevant les relations entre le subjectif et l’objectif, entre le personnel et le professionnel, entre les choix plus ou moins conscients qui mènent à la constitution du moi. Cela transforme ainsi le processus de formation en une véritable expérience, dans le sens souligné par Bondiá [5] : quelque chose qui nous touche, quelque chose qui nous arrive, qui nous traverse, une expérience significative par laquelle nous cherchons à produire une praxis significative.

[1Paulo Freire, Pedagogia da esperança : reencontro com a Pedagogia do oprimido, Paz e terra, Rio de Janeiro, 1997.

[2Marie-Christine Josso, Experiências de vida e formação, Editora Cortez, São Paulo, 2004.

[3Boaventura de Souza Santos, A gramática do tempo, Editora Cortez, São Paulo, 2008.

[4Michael Connely, Jean Clandini, Relatos de experiencia e investigación narrativa, in Larrosa, Jorge. et alii. Déjame que te cuente : ensayos sobre narrativa y educación, Editorial Laertes, Barcelona 1995.

[5Jorge Larrosa Bondía, Notas sobre a experiência e o saber de experiência. Revista brasileira de educação, n° 19, março 2002.