Autopsie du système de santé en Bolivie

Mise en ligne: 17 juillet 2020

Autopsie d’un système à trois vitesses en compagnie de :

Nelly Chavez Peredo
Diplômée en travail social, travaillant depuis 30 ans à la « Caja Petrolera de Salud » et depuis 5 ans à l’« Hospital del Niño de Santa Cruz de la Sierra.

Miriam Aguilera Ortiz
diplômée en travail social et travaillant depuis 34 ans comme assistante sociale à la « Caja Nacional de Salud », plus grande entité du système de santé en Bolivie avec 800 000 usagers.

Carlos Loza Rodriguez
ancien président de l’association nationale des personnes âgées de Bolivie.

Propos recueillis par Julian Lozano Raya

Bonjour et merci pour votre disponibilité en ces temps de crise sanitaire. Avant toute chose, comment fonctionne le système de santé en Bolivie et comment est-il financé ?

Nelly Chavez : Le système de santé en Bolivie est divisé en trois secteurs : le secteur public, le secteur privé et le secteur de la sécurité sociale.
Le secteur de la santé publique est administré par le ministère de la Santé et financé par l’Etat. Le secteur privé, commercial, fonctionne grâce aux contributions des patients-clients. Enfin il y a le secteur de la sécurité sociale soutenu financièrement par les entreprises affiliées (secteur presque totalement autonome régi par le ministère de la santé). Chaque fonds dispose de ses propres hôpitaux dans les différents départements du pays. 20 % des personnes sont affiliées à la sécurité sociale qui ne profite qu’aux travailleurs de l’économie formelle.

Quelle est la situation sanitaire en Bolivie et comment a-t-elle évoluée au cours des 50 dernières années ?

Nelly Chavez : La situation sanitaire en Bolivie a toujours été négligée et précaire avec une infrastructure vétuste et des ressources humaines et matérielles insuffisantes qui ne répondent pas aux besoins de la population.
Miriam Aguilera : Nous avons effectivement un problème à ce niveau. L’Etat s’est consacré à la construction d’hôpitaux, de centres de santé de 1er niveau mais sans leur fournir les équipements ou le personnel suffisant. Ce sont pour certains de véritables éléphants blancs. Il n’existe donc malheureusement pas de soins de santé universels accessibles à tous. La santé, sous tous les gouvernements, a toujours été négligée, ce qui profite au secteur privé. Le gouvernement Paz Zamora dans les années 90 a pour la première fois abordé la création d’un système de santé universel et gratuit, mais il n’a jamais été réellement mis en place. Dans le système public, il faut toujours payer, contrairement au secteur de la sécurité sociale où les soins sont totalement gratuits grâce aux cotisations payées par les employeurs pour leurs travailleurs. Nous avons ainsi un système à trois vitesses.
Carlos Loza : Pour ma part, je trouve que la situation s’est tout de même améliorée... Après l’adoption de la loi 475 et la mise en place du plan d’assurance maladie universelle (SUS), le système de santé est désormais plus accessible, même si la situation reste problématique dans les zones rurales. Bien que parfois sous-équipés, les principales villes du pays comptent une infrastructure hospitalière de 2e et 3e niveau. Dans les provinces, il n’y a que des infrastructures de 1er niveau qui fournissent des soins de base et de première urgence. Ce qui est très compliqué pour les personnes à plus faible revenu et les personnes âgées qui ne peuvent que très difficilement se rendre dans les hôpitaux des villes.

Pourtant les budgets de la santé entre 2000 et 2014 semblent avoir beaucoup augmenté. et ils auraient été multipliés par six en 15 ans. Comment se fait-il alors que la situation soit toujours aussi critique ?

Nelly Chavez : Il est vrai que les budgets ont augmenté mais on est encore loin de la demande du personnel médical pour que la santé représente 10 % du budget global. En vérité, nous ne savons pas où sont passés ces budgets. Les hôpitaux publics restent sous-équipés avec un personnel insuffisant et un manque de médicaments, d’équipements, de matériel. Le secteur de la sécurité sociale est quant à lui "relativement" privilégié car il ne dépend pas du budget de l’État. Alors que dans le secteur de la santé publique, le patient doit tout prendre en charge, même l’hospitalisation.

Et ce, malgré la loi du 20 février 2019, votée par Evo Morales, qui met en place le Système de santé unique qui offre des soins de santé gratuits et accessibles à tous ?

Nelly Chavez : Ce n’étaient que des discours. Il voulait imposer la gratuité des soins de santé universels mais sans budget supplémentaire. Il a annoncé 280 millions de bolivianos pour ce plan de santé, mais cet argent n’a jamais été déboursé. Il voulait utiliser l’argent des caisses de santé qui n’est pas la propriété de l’État, ce qui a été rejeté à l’unanimité. Malheureusement, pour obtenir certaines améliorations, le secteur de la santé a toujours dû faire grève, organiser des blocages, des manifestations,…

Comme en 2019... Pourquoi le mouvement des « blouses blanches » a-t-il explosé en 2019 ? Quelles ont été leurs revendications ? Quels résultats ce mouvement a-t-il eu jusqu’à aujourd’hui ?

Miriam Aguilera : Les grèves et les marches dans le secteur de la santé ont eu lieu sous tous les gouvernements, et plus encore sous ce dernier car, malgré une situation économique très favorable, très peu de choses ont été faites.
Nelly Chavez : L’explosion du mouvement du secteur de la santé a commencé dès 2018, lorsque le gouvernement a tenté d’augmenter les heures de travail après avoir organisé la baisse des salaires et le non-paiement des heures supplémentaires et des heures d’ « urgences ».
L’étincelle a été le nouveau code pénal qui prévoyait la figure de la "négligence médicale" malgré des conditions de travail désastreuses et un manque criant de matériel, de personnel,...

Miriam Aguilera : En plus de la réforme du code pénal, le mouvement des « blouses blanches » revendiqua : 1) l’augmentation du budget de la santé (10% du budget national) ; 2) l’amélioration des conditions de travail ; 3) la création de nombreux emplois ; 4) l’abrogation de la loi 1189 qui prévoyait que l’État puisse s’approprier 2 milliards de Boliviens appartenant aux affiliés de la CNS ; 5) l’inclusion du personnel médical travaillant dans le système de santé publique à la Loi Générale sur le Travail, pour en finir avec les violations des droits sociaux et l’augmentation du recrutement par le biais d’appels d’offres publics pour en finir avec les embauches par "assimilation", c’est-à-dire par piston ; 6) déclaration du secteur de la santé comme un secteur stratégique.
Nelly Chavez : Pour l’instant, la principale revendication obtenue est l’annulation du code pénal grâce au soutien des autres secteurs sociaux (mineurs, syndicats, transporteurs, constructeurs, ouvriers, etc.).
Miriam Aguilera : On a également réussi à geler pour le moment l’application de la loi 1189 en attendant sa révision. Mais si le prochain gouvernement de plein exercice ne répond pas à ces demandes, les grèves et les marches reprendront... surtout que cette pandémie nous a rappelé l’importance d’avoir un système de santé efficace et accessible à tous.

Selon vous, quels sont les obstacles à un système de santé universel de qualité en Bolivie ?

Nelly Chavez : Le principal frein est sans aucun doute budgétaire.
Miriam Aguilera : Tout à fait. Le problème est avant tout économique même si le manque de volonté politique et d’ambition de la part des gouvernements sont aussi criants.
Personnellement, je pense qu’il devrait aussi y avoir une décentralisation administrative de la santé par le biais des autonomies municipales. Celles-ci ont accompli des choses dans le domaine de la santé, notamment en ce qui concerne les personnes âgées. Tant qu’elles sont bien financées par l’État, les administrations municipales peuvent faire un très bon travail car elles sont plus proches de la population.
Il faudrait aussi sortir du système sectorisé où seul celui qui a plus d’argent ou qui est affilié à une entreprise peut avoir accès à des soins de qualité. La majorité de notre population travaille dans l’économie informelle et n’a pas accès à des soins de santé de qualité.
Carlos Loza : Nous devons également continuer à défendre une approche intégrale de la santé, en étant beaucoup plus attentifs aux populations les plus fragilisées et à leurs besoins spécifiques. Par exemple, en Bolivie, nous n’avons pas de médecins gériatriques. Nous avons plaidé pour que les universités mettent en place cette spécialité, mais cela n’est apparemment pas assez intéressants (càd rentables) pour elles. Un personnel mieux formé et en plus grand nombre permettrait une attention plus humaine.
Miriam Aguilera : Effectivement, la santé n’est pas seulement une prise en charge médicale. Nous devons poursuivre les soins familiaux à domicile, les programmes d’éducation à la santé, les programmes de défense des droits des patients. Nous devons continuer à humaniser la relation médicale.
Il faudrait dans les soins de santé un revirement de 180° comme dans l’éducation qui a vraiment connu d’importantes améliorations. Les statistiques le montrent. Le nombre d’enfants ayant accès à l’école a considérablement augmenté.

Pourquoi la question des soins de santé a-t-elle été si négligée par rapport à l’éducation ?

Miriam Aguilera : Parce que l’éducation était l’un des piliers de la politique du MAS. Evo Morales avait comme objectif politique que l’ « indigène », le « paysan », ne puisse plus être trompé, ni minorisé. Ils ont donc impulsé une politique ambitieuse. Cette même préoccupation n’a pas existé dans le domaine de la santé d’autant qu’en Bolivie, il existe une médecine traditionnelle profondément enracinée. Les populations rurales ont appris à vivre sans hôpitaux, sans aller chez le médecin mais chez le guérisseur en utilisant des plantes médicinales au lieu de médicaments. Pour le moment c’est d’ailleurs nous, les professionnels de la santé, qui nous ouvrons à ces médecines traditionnelles, à cette approche médicale.
Le désengagement de l’Etat en matière de santé a provoqué le développement des caisses de santé, mais surtout du secteur privé qui dispose d’une offre de plus en plus accessibles avec des cotisations mensuelles à partir de 20 dollars et qui vous donnent accès à des soins de qualité.

Quand les assurances privées se sont-elles généralisées en Bolivie et pourquoi ? Comment parviennent-elles à offrir des soins de qualité à des prix relativement accessibles captant ainsi une partie de la demande de la population ?

Miriam Aguilera : Elles se sont généralisées depuis le début des années 1990, principalement chez les jeunes, pour des raisons de commodité et d’accessibilité. Pour la plupart des personnes âgées, c’est trop cher vu leurs faibles pensions. Les assurances privées sont donc apparues en même temps que de nombreuses petites cliniques privées spécialisées dans certains traitements avec des forfaits de plus en plus abordables. Elles offrent différentes assurances très spécifiques pour des traitements très précis qui s’adaptent très bien aux besoins individuels.
Carlos Loza : Effectivement, le secteur privé s’est développé sur base des défaillances des deux autres secteurs en fournissant un service rapide et « sur mesure ». Quand vous avez très peu de jours de vacances par an, vous ne voulez pas perdre une journée entière à faire la file dans un hôpital pour une échographie... La croissance du secteur privé est donc principalement due au sous-financement chronique des politiques publiques.
Miriam Aguilera : Sans un plan ambitieux de la part des pouvoirs publics, les gens continueront à se rendre dans des cliniques privées et à participer indirectement à la privatisation de notre système de santé. C’est peut-être la seule bonne chose que cette pandémie aura provoquée : une conscience beaucoup plus partagée de l’importance d’avoir un système de soins de santé de qualité, accessible à tous !