Libre synthèse de l’intervention de Chiara Bodini – Webinar Covid et Justice fiscale – Comment renforcer nos systèmes de soins de santé – organisé par Viva Salud, CNCD-11.11.11, Plate-forme d’Action Santé et Solidarité et Actieplatform Gezondheid en Solidariteit (situation et contexte au 29 Avril 2020), par Chafik Allal
Ecrire sur les systèmes de santé du Sud est très compliqué parce que le Sud est très vaste, on devrait dire les « Suds ». Je me cantonnerai à l’Afrique subsaharienne où j’ai travaillé, je préfère parler de choses avec lesquelles j’ai un rapport proche.
Concernant les effets de la pandémie en Afrique subsaharienne, la situation est sous contrôle, sauf si une importante vague arrive et une augmentation et une aggravation s’en suivent ; mais pour l’instant, le nombre de décès n’est pas très élevé – en tous cas, comparé à ce qui se passe en Europe. Même si, pour certains pays, on ne sait pas très bien si les systèmes d’enregistrement et de dépistage sont fiables ou pas (par manque d’infrastructures – électricité, téléphone, ordinateurs, centralisation, etc. et parfois par « pression » politique ? ndlr).
La lecture de la situation est un peu différente selon qu’on parle de l’immunité globale de la population – santé de la population, jeunesse etc. - ou de la réaction des autorités pour la prise en charge de l’épidémie : ce qui est clair c’est que, la plupart du temps, les systèmes de santé ne semblent pas jouer un rôle déterminant pour limiter la propagation de la maladie. Pourquoi je me permets de dire cela ? Il n’y a aucune envie, chez moi, de stigmatiser - par de tels propos - tout un continent, mais plutôt une envie d’analyser les ressorts politiques de ces systèmes de santé et les évolutions globales durant les 50 dernières années.
Quelles sont les faiblesses de la plupart des systèmes de soins de santé en Afrique subsaharienne ? Il ne faut pas regarder les faiblesses que dans les hôpitaux ; ce n’est pas uniquement le manque de ventilateurs et de médecins, ou encore de lits USI (unités de soins intensifs) qui peuvent aggraver la pandémie. Bien sûr, la présence ou l’absence de ressources matérielles peuvent être des éléments importants parfois, mais pas forcément les plus déterminants. En attendant de mieux connaître le virus et la maladie, définir un protocole efficace de « prévention-dépistage-prise en charge rapide » semble être et reste – plus que jamais – la meilleure façon de lutter contre les effets de cette pandémie. En effet, la bataille contre la pandémie se joue dans les territoires, dans les soins de santé de base, beaucoup plus que dans les hôpitaux et donc c’est ça qui pousse à analyser ces systèmes de soins de santé et de savoir si les soins de santé primaires et de santé communautaire y sont développés ou pas. Cependant, dans certaines régions d’Afrique subsaharienne, l’accessibilité financière peut être assez compliquée et c’est un grand problème car les gens sont pauvres et les prestations de soins de santé sont chères. De plus, les possibilités de soins sont souvent concentrées dans les grandes villes, et il y a un problème d’accessibilité géographique dans des régions éloignées des centres urbains, il y a un manque de personnel soignant spécialisé dans les soins de santé primaires.
J’aimerais mentionner également comment on en est arrivé à cette situation : on ne peut pas simplement dire que c’est à cause du manque de ressources. Les ressources pouvaient encore être là, si personne n’était venu « se servir » : quand on parle des pays d’Afrique, on parle, souvent, de pays qui ont vécu, à des échelles diverses, des mécanismes de privation et de dépossession de leurs richesses ; cette histoire est bien connue dans les pays du Nord, qui se sont accaparés ressources et richesse d’autres pays et qui les ont laissés sans ressources.
Et donc, comment est-on arrivé à ces systèmes de soins de santé fragilisés en Afrique, précisément dans ce contexte qu’on connaît, et, malgré la déclaration de Alma Ata [1] qui date de 1978.
Que dit cette déclaration ? Elle indique le chemin pour mettre en place des soins de santé primaires comme étant la voie la plus efficace pour répondre aux besoins de santé des populations. La primary health care, comme appelée internationalement, est même le plan qui avait été envisagé pour essayer de développer les soins primaires dans les pays du Sud en général, et même dans le Monde.
Mais, malheureusement, cette déclaration en est restée au stade des bonnes intentions ; ce n’est pas par malchance ni par hasard qu’on n’a pas suivi les recommandations de cette déclaration, mais plutôt parce que le contexte a évolué dans une toute autre direction. Dans les années 80, les institutions financières internationales – notamment banque mondiale (BM) et fonds monétaire international (FMI) – ont estimé que les soins de santé primaires n’étaient pas un objectif assez noble ; au lieu de cela, ils ont proposé, comme alternative, une politique de santé basée sur les soins de santé spécifiques : on prend une maladie et on essaie de trouver des solutions. Par la suite, dans les années 80 et 90, le FMI et la Banque mondiale ont imposé les programmes d’ajustement structurel qui ont exigé de beaucoup de pays de diminuer drastiquement les dépenses publiques. Comme conséquence de cela, tous les pays qui avaient développé un modèle de santé universel ont dû réduire les financements de leur système de santé ; ce qui a eu pour effet d’affaiblir même les meilleurs systèmes de soins de santé. La privatisation d’une grande partie des systèmes de soins, en particulier dans les grandes villes de beaucoup de pays, a été présentée - comme attendu, on a l’habitude maintenant - comme un pis aller, une solution. Si on rajoute à ça, le brain drain ou fuite des cerveaux, on se rend compte à quel point les systèmes ont été affaiblis par un contexte libéral dur qui a été souvent imposé de l’extérieur (avec l’aide et la complicité d’élites locales ndlr) : dans quelques pays, on forme de nombreuses personnes pour le secteur public de santé et on les voit partir vers le secteur privé ou en Europe, en parallèle d’une réduction volontaire et très importante de formation de personnel qualifié en Europe. Des politiciens européens de « génie » ont visiblement évalué le fait que ça reviendrait moins cher d’importer les personnes qui s’occuperont de notre santé que de former des gens ici ; un exemple connu et souvent cité est celui de l’Angleterre, pays pionnier dans cette voie, qui a importé ou accueilli plus de médecins sierraléonais praticiens installés à Londres qu’il n’en est resté dans toute la Sierra Leone. Un dernier problème concerne l’aide internationale qui a affaibli les systèmes de santé : l’arrivée massive d’acteurs non gouvernementaux de type ONG, églises, associations, infrastructures de développement etc. n’a pas été très bénéfique non plus pour les systèmes de soins de santé. Ces institutions, en voulant compenser le manque de soins de base, ont affaibli les systèmes de santé : en effet, au lieu de soutenir les systèmes de santé, on a plutôt imposé des programmes « verticaux » (qui correspondent plutôt à l’approche « santé spécifique » décrite plus haut et comporte des programmes pour lutter contre le VIH SIDA, d’autres programmes pour lutter contre la malaria ou la tuberculose etc.). Ces programmes fonctionnent souvent selon des mécanismes qui répondent plus aux intérêts et mécanismes des donateurs qu’aux mécanismes qui s’intègreraient dans les choix politiques des pays bénéficiaires. Les 4 mécanismes cités – sous-financement, privatisation, brain drain et programmes verticaux – ont causé un affaiblissement des systèmes de santé en Afrique. Pour revenir au cas de la pandémie, au moins dans certains pays, il y a une préparation par rapport à ce qui s’est passé dans les pays occidentaux parce que, dû à des expériences malheureuses d’épidémies récentes, plusieurs pays d’Afrique subsaharienne ont une expérience relativement forte par rapport à ce type de catastrophes, mais la préoccupation reste présente.
L’analyse internationale pour comprendre ce qui se joue et la solidarité internationale par rapport à l’épidémie, et de façon plus générale, pourraient aider à mener de front ce combat au niveau mondial. Ainsi, le Mouvement populaire pour la santé [2] 2 a fait une déclaration pour soutenir l’OMS : nous trouvons que c’est important que l’OMS continue à soutenir et à jouer un rôle de mise en réseau et de partage d’informations, de ressources, de traitements, etc. surtout pour les pays avec moins de ressources. Nous pensons que cette pandémie nous oblige à repenser la solidarité internationale pour la renforcer.
[1] La déclaration d’Alma-Ata a été établie à l’issue de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires (Alma-Ata, du 6 au 12 septembre 1978). Elle souligne la nécessité d’une action urgente de tous les gouvernements, de toutes les personnes des secteurs de la santé et du développement ainsi que de la communauté internationale pour protéger et promouvoir la santé de tous les peuples du monde.
[2] le Mouvement populaire pour la santé (MPS) – People’s Health Movement – est présent dans quelque 80 pays. C’est un réseau international regroupant des militants de base de la santé, des organisations de la société civile et des universitaires du monde entier, en particulier des pays à faibles et moyens revenus.