Enseignant et chercheur à la Faculté des Sciences de la Santé de Cotonou au Bénin, Docteur Ernest Ahounou vient de vivre une expérience exceptionnelle en Belgique. En pleine crise du coronavirus, il a eu l’opportunité d’effectuer un stage au service des soins intensifs des Cliniques Universitaires Saint-Luc à Bruxelles Propos recueillis par Seydou Sarr
Docteur Ahounou, pouvez-vous nous expliquer dans les grandes lignes comment s’est déroulé votre stage en Belgique ?
Je suis arrivé en Belgique en janvier dernier, pour un stage de deux mois aux Cliniques Universitaires Saint-Luc à Bruxelles et un mois à Ottignies.
L’objectif principal du stage était le renforcement de mes compétences en réanimation. Mais en mars, en raison de la crise du coronavirus et en accord avec les organisateurs, il a semblé opportun de prolonger et réadapter le programme initial, en y intégrant la gestion de cette crise sans précédent.
J’ai été affecté au service des soins intensifs de Saint-Luc, sous la supervision du Pr Latterre, Chef de service, qui m’a offert la possibilité d’intégrer son équipe et de suivre en première ligne la gestion de la crise. Cela a été pour moi une expérience enrichissante de côtoyer et d’accompagner une équipe composée de médecins et de personnels soignants hautement qualifiés, compétents et dévoués.
Au plus fort de la crise en avril-mai, j’ai donc suivi l’équipe au quotidien et constaté une très grande maîtrise dans la prise en charge des patients, dans la gestion des ressources humaines et de la logistique, le tout dans une parfaite coordination entre différents intervenants. L’ensemble est toujours bien orchestré et chaque intervenant joue sa partition à la perfection, quelle que soit l’activité : visite dans les chambres, diagnostic à l’admission, soins et traitements, gestion des lits, transferts vers d’autres sites, débriefings, etc.
Que retenez-vous de cette expérience et de cet environnement de travail inhabituel pour vous ?
Au-delà de ce que je viens de dire sur la gestion des ressources humaines, je dois avouer que j’ai également pu noter que chaque intervenant accomplissait ses tâches individuelles avec une grande autonomie et un sens élevé des responsabilités, du Chef de service aux infirmiers et infirmières, en passant par les médecins séniors et tous les autres membres de l’équipe.
J’ai été très impressionné par le plateau technique mis en place avec cette gestion de la logistique et des ressources humaines. Tout est minutieusement réglé et rien n’est négligé, que ce soit le nombre de personnes sur le pont, le nombre de lits disponibles en fonction de l’augmentation des admissions en soins intensifs ou les prises en charge thérapeutiques, les traitements, l’assistance respiratoire, etc. Tout est scruté de près afin de suivre au mieux et s’adapter à l’évolution de la pandémie.
Ce n’est en rien comparable à ce que nous connaissons chez nous, en raison sans doute de la différence de moyens matériels et financiers et du niveau de développement économique, technique et technologique.
J’ai appris pas mal de pratiques utiles et intéressantes, dont certaines pourraient très certainement être transposées ou adaptées à notre environnement et notre contexte. Avec, bien entendu, un soutien de la part des autorités gouvernementales et des investissements dans le secteur de la santé. C’est ce que j’espère en tout cas.
Quel est votre sentiment face à l’ampleur de la crise du coronavirus, qui touche tous les pays et toutes les couches de la population ?
Nous sommes face à une situation totalement inédite pour notre époque et personne ni aucun pays n’y a été préparé. Autant de morts et dans tous les continents, c’est tout simplement effrayant.
Comme j’étais sur le pont durant mon stage, j’ai pu me rendre compte de l’ampleur de la pandémie. On n’est plus dans une situation habituelle en soins intensifs, avec un ou deux malades en état de réanimation. Là, il faut prendre en charge des dizaines et des dizaines de patients dans un état grave, sous respirateur, avec, dans certains cas, un pronostic vital pessimiste. Et malheureusement, de nombreux décès. Par jour et dans tous les centres de traitement. C’est tout simplement ahurissant.
Pour l’instant, on ne sait pas avec précision quand le coronavirus sera totalement neutralisé, ni quand tout cela va revenir à la normale. Face à un drame d’une telle ampleur, on réagit d’abord comme médecin, de manière professionnelle. Mais en tant qu’être humain, on est inquiet, comme tout le monde.
La pandémie soulève déjà beaucoup de questions et nous interpelle sur nos comportements, sur la place que nous donnons à la nature, sur nos modes de vie et de consommation, sur l’avenir que nous voulons réserver à nos enfants et nos petits-enfants, etc.
On parle déjà d’une récession inévitable sur le plan économique et social, qui affectera tous les pays, même les plus développés. Mais difficile de prédire avec certitude quels seront les bouleversements à venir, et s’il y aura des changements, positifs ou négatifs, sur notre perception du monde. Pour l’heure, tout ce qu’on peut dire, c’est que nous sommes encore loin d’avoir définitivement pris le dessus sur le coronavirus.
A ce stade, on a l’impression que l’Afrique tient le coup face à la crise sanitaire. De retour au Bénin, quelle analyse faites-vous de la situation et de la gestion de la pandémie ?
Comme je l’ai expliqué, en Belgique, j’ai quotidiennement fréquenté un centre de traitement de malades de la Covid-19. J’ai donc dû me soumettre à un test à mon arrivée à l’aéroport au Bénin. Et j’ai été mis en confinement chez moi jusqu’au début du mois de juin. Ce qu’il fallait faire.
Pendant mon séjour en Belgique, j’ai eu un contact régulier avec mes collègues, et c’est de cette manière que j’ai pu suivre à distance l’évolution générale de la crise sanitaire liée au coronavirus.
Avec les informations qui me parvenaient du Bénin et des pays voisins, je me disais que c’était un miracle qu’il n’y ait eu que peu de cas graves et une propagation très lente du virus dans la sous-région. En ce début du mois de juin, les chiffres officiels font état de 261 cas confirmés, 151 guérisons et 3 décès. Ces chiffres varient en un peu plus ou un peu moins selon les pays de la sous-région.
Si on prend en compte le contexte culturel et le mode de vie communautaire, l’absence de distanciation physique dans les relations interpersonnelles et dans la vie de tous les jours, dans les transports en commun, dans les familles, au marché, quand on considère les moyens et les conditions de vie, l’accès à l’eau et aux soins de santé, on a tous les ingrédients pour faire un cocktail explosif avec le coronavirus. Pour l’heure, on croise les doigts, en espérant que le pire ne soit pas à venir.
On ne dispose pour l’instant d’aucune analyse précise qui permette d’expliquer cela. D’aucuns pensent que le climat et la jeunesse de la population pourraient en être l’explication. Faute de preuves scientifiques ou recherches abouties, on ne peut tirer aucune conclusion sérieuse. Pour l’heure, il n’y a qu’une chose qui importe : la prévention.
Justement, en matière de prévention, comment jugez-vous la réactivité et les mesures prises par les gouvernements des pays de la sous-région ?
Dès l’apparition des premiers cas en Afrique de l’Ouest, la plupart des Etats ont pris sans délai et sans hésitation les mesures appropriées : fermeture des frontières, adoptions de mesures barrières comme le port du masque et le lavage des mains, fermeture des lieux publics dont les lieux de culte, distanciation sociale, arrêt des activités non essentielles et dans certains pays, état d’urgence et couvre-feu. Pour l’application stricte et le respect des mesures sanitaires, les autorités ont misé avant tout sur le sens de la responsabilité de chaque citoyen.
Pour l’instant, j’estime qu’on peut se réjouir du respect de ces mesures par la plupart de mes compatriotes. Mais il reste encore un gros travail de sensibilisation à faire en direction d’une bonne frange de la population qui ne croit pas à l’existence du coronavirus et de la Covid-19. Comme si les informations venant d’ailleurs, d’Europe et des Etats-Unis précisément, ne suffisaient pas à convaincre de la gravité de la situation.
Avec ce que j’ai vu et vécu en Belgique, je pense pouvoir jouer un rôle dans la sensibilisation des populations béninoises. C’est dans ce sens que j’ai fait tout récemment une interview avec une WEB-TV, pour partager avec le public mon expérience sur la prise en charge des malades Covid-19. Je compte bien poursuivre cet engagement, avec des débats au niveau des collectivités locales, notamment sur cette question de la prévention et des mesures sanitaires. Et j’espère qu’au niveau national, les autorités vont également poursuivre les campagnes d’information, de communication et de sensibilisation. Que des moyens seront mis en place pour assurer un dépistage massif au sein de la population et garantir la prise en charge gratuite des cas graves. Et j’insiste sur la priorité à accorder à la protection du personnel soignant dont on aura besoin en nombre suffisant, si jamais la situation venait à s’empirer. J’ai beaucoup appris sur la gravité de la maladie et je ne peux que m’inquiéter. Une progression du coronavirus en Afrique serait un désastre pour le continent.
Vous êtes régulièrement en contact avec certains de vos collègues en Afrique de l’Ouest, via une plateforme. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit d’une plateforme qui regroupe principalement d’anciens boursiers du Fonds Baele-Rémion. Ce Fonds, géré par la Fondation Roi Baudouin en Belgique, contribue au renforcement des compétences de médecins spécialisés en anesthésie-réanimation ou en transfusion, venant majoritairement d’Afrique ou d’Amérique Latine. C’est grâce à ce soutien que j’ai moi-même eu l’opportunité de faire ce récent stage en Belgique.
Cette plateforme nous permet d’échanger des informations et des documents sur nos approches et pratiques respectives et, dans le cas présent, sur la crise du coronavirus et la Covid-19. J’ai eu l’occasion de parler de mon expérience, en ce qui concerne notamment la compréhension de la physiopathologie de la maladie, les procédures sur la prévention, la prise en charge ou les simulations d’intubation des malades. Nous considérons la plateforme comme un outil pour mutualiser nos ressources et nos compétences. Avec le coronavirus, nous avons un défi à relever et nous devons le faire dans la solidarité. Le corps médical en premier lieu.