Une expérience de formation de journalistes au Congo. Propos de Kennedy Wema Muhind recueillis par Seydou Sarr
Kennedy Wema Muhindo, vous êtes journaliste et formateur à l’agence de presse Syfia Grands Lacs à Goma, en RD Congo. Pouvez-vous nous expliquer dans les grandes lignes ce qu’est votre agence de presse ??
Syfia Grands Lacs est une agence de presse créée il y a une dizaine d’années, dans le cadre d’un projet sur la prévention des conflits et la réconciliation dans la région des Grands Lacs. La mise en place de cette agence école a été confiée à Syfia International, un réseau regroupant des agences de presse francophones d’Afrique, de France, de Suisse et de Belgique. Aujourd’hui, la gestion et la coordination de l’agence sont confiées au bureau congolais du réseau.
Nous sommes partis du constat que dans les trois pays concernés par le projet, Burundi, RD Congo et Rwanda, très peu de journalistes sont formés aux règles de base du métier, ce qui les conduit parfois à commettre des fautes professionnelles dans le traitement de l’information. Pour être sincère, je dois reconnaître que dans la presse congolaise par exemple, la rumeur et la diffamation sont monnaie courante. Ce qui, malheureusement, les expose aux représailles et limite leur indépendance et la liberté de la presse. Et comme on le sait, la liberté de la presse et par extension la liberté d’expression sont des conditions essentielles pour le renforcement de la démocratie et de la bonne gouvernance. C’est pourquoi à Syfia Grands Lacs, nous mettons l’accent sur l’objectif prioritaire du journaliste qui est d’informer ses concitoyens de façon à leur faire prendre conscience des réalités auxquelles nous devons faire face dans nos pays en développement.
Et la réalité, c’est que les trois pays concernés par le projet sont, depuis plusieurs décennies, ruinés par divers conflits et une instabilité politique chronique. C’est la raison pour laquelle nous accordons un intérêt profond à la responsabilité sociale des journalistes, dont les articles sont considérés, à tort ou à raison, comme une référence, pour ne pas dire comme parole d’évangile.
En quoi consiste la formation que vous proposez dans le cadre de ce projet ?
Le projet a mis en place un système de formation à distance, complété par des ateliers résidentiels. Chaque apprenant est suivi quotidiennement par un tuteur journaliste expérimenté, qui assure au stagiaire un suivi et un accompagnement tout au long de son cycle d’apprentissage. Les exercices à distance et les ateliers abordent tous les aspects du métier : l’éthique et la déontologie, les sources, la collecte et le traitement des informations, les techniques rédactionnelles et les genres journalistiques, et nous accordons une place importante aux exigences journalistiques de distance critique, d’honnêteté et de vérification.
Le guide du journaliste de Syfia nous rappelle toujours les principes qui fondent notre action, à savoir dire sans nuire, dénoncer sans condamner, montrer sans choquer, informer sans décourager. Je dois préciser que le parcours pédagogique que nous offrons aux stagiaires ne se limite pas à l’acquisition de notions théoriques. Il est ponctué et complété par la production d’articles, qui commence par la proposition d’un sujet via un site internet ouvert aux membres inscrits dans le projet, stagiaires et formateurs. Après approbation du sujet et de l’angle, le stagiaire journaliste se met au travail sous la supervision de son tuteur qui conseille, oriente, suggère des modifications ou compléments d’information, corrige le cas échéant, jusqu’à la version finale de l’article, qui est publié sur le site de Syfia Grands Lacs et en version papier diffusé en RD Congo et au Burundi, quand le projet disposait encore de moyens de le faire.
Dans le contexte d’un pays comme la RDC, est ce possible pour un journaliste d’exercer son métier dans de bonnes conditions ?
La RD Congo est un pays en proie à d’énormes difficultés, dans tous les domaines : instabilité politique, crise économique, chômage, désarroi social, violences, guerre et conflits incessants. La complexité du contexte rend difficile le travail des journalistes, qui doivent faire preuve de détermination, d’engagement et de professionnalisme pour bien faire leur travail et remplir leur mission d’information et d’éducation du public.
Mais comme dans beaucoup d’autres pays du Sud, les journalistes subissent au quotidien de multiples pressions, politiques ou économiques. Sans parler des intimidations et menaces dont ils font l’objet de la part des autorités politiques et administratives ou d’hommes d’affaires puissants. Un journaliste ne peut pas dire la vérité et informer de façon indépendante sans risquer la prison ou subir des atteintes à son intégrité physique, voire des menaces de mort.
J’ai moi-même été mis sous écoute et fait l’objet de filature, et il ne fait aucun doute pour moi qu’il s’agissait d’agents de renseignements. Par deux fois en 2016, ma voiture a été cambriolée et du matériel dérobé. Ces circonstances me conduisent à redoubler de vigilance et à prendre certaines précautions dans l’exercice de mon travail. Et je dois avouer que, sans pour autant faire profil bas, j’en suis arrivé à m’appliquer une certaine autocensure quand je traite des sujets sensibles et délicats.
Cela ne remet pas en cause ma détermination à faire mon travail de façon professionnelle et je pense que c’est ma formation et les principes acquis dans le cadre de Syfia Grands Lacs qui m’aident à y parvenir. Dans le contexte qui est le nôtre nous sommes nombreux à croire que l’exercice du métier de journaliste repose sur un engagement et des sacrifices énormes mais aussi des risques à prendre. Et par-dessus tout, il faut du courage, pour ne pas dire de la témérité.
Mais il faut aussi des moyens ?
Sur le plan économique, les contraintes sont lourdes et les conditions de travail et de salaire paralysantes, ce qui ne favorise pas l’émergence d’un journalisme de qualité. La plupart des organes ou groupes de presse appartiennent à l’Etat ou à des hommes d’affaires fortunés, qui décident de manière autoritaire de la ligne éditoriale du média. Les journalistes doivent s’y plier ou se tourner vers d’autres médias ne disposant pas de moyens financiers et matériels suffisants. Cette situation a évidemment des répercussions sur l’exercice même du métier, en termes d’éthique et de déontologie. Nombreux sont les médias qui ont recours aux publireportages, et le bricolage et les petits arrangements financiers font partie du quotidien de pas mal de confrères.
Les petits arrangements financiers dont vous parlez, c’est le coupage, cette forme de corruption apparemment très répandue en RD Congo ?
C’est en effet une pratique très répandue et très préoccupante. Le coupage est si courant en RD Congo qu’il en est devenu presque institutionnalisé, au point que lors de certaines rencontres de presse, les journalistes qui refusent de se faire couper sont considérés comme des gêneurs. Mais il est clair que les confrères qui se laissent corrompre bafouent les règles fondamentales du métier et ne rendent pas service à la profession, quand ils diffusent de fausses informations, taisent ou altèrent la vérité.
Nombreux sont les journalistes qui acceptent le coupage par cupidité, ce qui est triste et déplorable. Il y a parmi eux certains qui ont bonne conscience et justifient leur comportement par le manque de moyens et les pressions économiques et sociales, y compris au sein de leurs rédactions. On peut le comprendre mais pas l’admettre. Si on doit accepter quelques dizaines de dollars d’une autorité politique ou d’un homme d’affaires, sous prétexte que la rédaction ne nous offre pas les moyens de travailler, autant choisir un autre métier.
On critique souvent la proximité entre les médias et les ONG, source de confusion entre information et communication. Qu’en pensez-vous ?
C’est en effet une proximité bien réelle et elle est inacceptable si cela influence le travail des journalistes, qui doivent toujours obéir aux exigences de distanciation de leurs sources d’information. Quand les reportages et comptes rendus se limitent à la promotion des organisations de développement, ce n’est plus de l’information, c’est de la communication. Et ce n’est pas le rôle du journaliste et peut même porter préjudice à son indépendance. Mais peu de confrères résistent à la tentation, en raison des conditions dans lesquelles ils exercent leur travail. Notre formation à Syfia Grands Lacs insiste beaucoup sur le sérieux et la rigueur dont il faut faire preuve sur cette différence à faire entre information d’une part, et communication et sensibilisation d’autre part.
Cela dit, journalistes et ONG ou associations peuvent être proches et collaborer sur le terrain, dès lors que chacun agit de façon professionnelle, selon les exigences de son métier et de son cadre, sans complaisance ni compromission. Dans une situation normale, les ONG et les associations font appel aux journalistes pour rendre compte de leurs actions, pour informer sur des campagnes de sensibilisation des populations, des opérations de vulgarisation agricole ou de prévention sanitaire.
Vous pensez donc que les journalistes sont aussi des acteurs du développement ?
C’est exactement ce que je pense et c’est évident dans le contexte des pays en développement comme la RD Congo et la région des Grands Lacs que notre projet couvre. Et c’est ce que je voulais souligner en parlant des relations entre journalistes et ONG. Quand, par exemple, un article de Syfia Grands Lacs qui traite de la résolution des problèmes d’approvisionnement en eau d’un village du Kasaï est diffusé au Burundi, c’est une information qui peut être utile à une association villageoise locale, qui peut décider de s’approprier l’expérience et de l’adapter à ses besoins. En règle générale, notre objectif est l’information, et c’est tant mieux si le lecteur ou le récepteur en fait bon usage. Nous insistons d’ailleurs beaucoup dans nos formations sur un principe de base qui est d’informer sans décourager, en montrant aussi ce qui marche bien.
A Syfia Grands Lacs, nous avons choisi de privilégier le traitement des sujets en rapport direct avec la vie de la communauté, les sujets de société et tout ce qui concerne l’amélioration des conditions de vie des populations. L’information institutionnelle et les questions de politique politicienne ont très peu de place dans notre démarche éditoriale. Et c’est ainsi que la plupart de nos articles se penchent sur les besoins de la communauté en matière de développement, sur les attentes et le désarroi des populations, sur les initiatives individuelles ou des organisations de base qui travaillent pour faire bouger les choses. Je pense que notre rôle en tant que journalistes est d’informer sur ces sujets-là et d’attirer l’attention, non seulement des citoyens, mais aussi des décideurs politiques. Il me semble important d’arriver à traiter l’information sur ces deux axes, horizontal et vertical.
Pour illustrer ce point, je peux citer deux dossiers que nous avons réalisés, l’un sur la pléthore d’universités et instituts privés, et l’autre, sur la vente clandestine de médicaments périmés. Dans un cas comme dans l’autre, les ministres concernés ont, dès qu’ils ont pris connaissance des dossiers, pris des mesures administratives radicales pour mettre de l’ordre, avec la fermeture des universités, écoles supérieures et officines clandestines qui ne remplissaient pas les conditions. Au-delà de faire notre fierté, ces exemples nous encouragent à penser que nous sommes, de manière indirecte certainement, des acteurs du développement.