L’objectif d’une éducation aux médias peut être celui de dégager d’autres questions que celles des médias, par Guillermo Kozlowski
Sans prétendre à la nouveauté il faudrait peut-être commencer par poser les différents problèmes qui justifient la nécessité d’une éducation aux médias. Pour ne pas tomber dans la routine, nous prendrons néanmoins une situation un peu éloignée des exemples classiques. Habituellement les médias sont représentés par les journaux écrits, la radio, la télévision ou plus récemment par des réseaux sociaux, on y reviendra. Mais le problème est plus large, d’une manière générale toute médiation pose des problèmes. Or chaque fois qu’un intermédiaire traduit des informations qui nous concernent, ou traduit ce qui nous concerne en informations, il y a une médiatisation. La question n’est pas nouvelle, elle ne date pas du XIXème siècle.
« Je pense que le fait de « parler » latin est une façon de trahir les pauvres, parce que dans les procès les pauvres gens ne comprennent pas ce qui se dit et ils sont roulés, et s’ils ont quatre mots à dire, ils ont besoin d’un avocat » [1]. Ce sont les propos du meunier Domenico Scandella, surnommé Menocchio, tels qu’ils ont été enregistrés par le tribunal de l’inquisition qui le jugeait en 1584.
Dans les propos de Scandella, il y a au moins trois problématiques différentes.
La première est relative au fait qu’il ne comprend pas le latin, il peut donc plus facilement être roulé.
D’un point de vue politique cela est une trahison des pauvres. Trahison parce que l’Église ou du moins le Christ étaient censés être de leur côté. Mais ce qui est important c’est le contenu de cette trahison : la nécessité d’une médiation n’est pas équivalente pour tout le monde, ni pour tous les points de vue, il y a une asymétrie. C’est une langue qui est imposée comme universelle, pour certains c’est leur langue et pour d’autres non et du coup ils ont besoin d’interprètes.
Il y a un troisième aspect à son propos : les pauvres ont besoin d’une médiation, y compris pour se présenter eux-mêmes. Ils sont ainsi des sujets amoindris. Désormais les pauvres sont compréhensibles à travers ce que dit leur avocat. Ils existent à travers une médiation, peu à peu c’est leur rapport au monde qui est médiatisé. Les pauvres désormais manquent de médiation, ils seront indigents là aussi.
Une éducation aux médias qui se veut aussi une sorte d’éducation populaire, devrait probablement intégrer les trois niveaux de critique soulevés par Menocchio. Mais reprenons un peu plus dans le détail chacune de ces critiques.
1. Se faire rouler
Nous pouvons être roulés parce qu’on ne comprend pas la langue, parce qu’on n’a pas un accès direct aux informations, alors les mensonges et les manipulations sont possibles. Dans son procès, Menocchio n’a accès ni aux textes d’après lesquels il est jugé, ni directement aux débats qui se déroulent en latin. Il peut être roulé, de la même manière que chacun d’entre nous lorsque des médias présentent les « chiffres du chômage » sans préciser que ces chiffres reflètent seulement une catégorie de chômeurs. Ou lors des mensonges sciemment construits, lorsque le gouvernement français expliquait que le nuage radioactif de Tchernobyl s’était miraculeusement arrêté à la frontière française, par exemple. Ou encore dans la communication : lorsque le gouvernement américain présentait le coup d’État de Pinochet au Chili comme un combat pour la démocratie.
Les manipulations possibles ne se limitent pas au contenu des informations proposées. La manière de présenter les uns et les autres, l’ordre de la présentation, le commentaire du présentateur, influencent aussi ce qu’on y comprend. Le montage, par exemple : ce qu’on montre avant et après, parce que les médias c’est un flux. Présenter une information dans un journal télévisé précédée par le score du match de la veille à laquelle suit un reportage à propos du renouveau du nudisme influence la perception que nous pouvons en avoir. Tout comme un site d’information truffé de liens plus drôles et ludiques les uns que les autres joue bien entendu sur le contenu.
C’est sur ce plan que se place souvent la critique des médias. Il va de soi qu’analyser la véracité des contenus, les conflits d’intérêts, les financements, les choix volontaires dans la construction des textes et des images, est essentiel. Tout comme il ne faut pas oublier les intérêts en jeu : les propriétaires, qui sont de grands bourgeois ou directement des groupes économiques, l’appartenance sociologique des journalistes, issus en général des classes moyennes aisées. Mais tout ce travail n’est qu’un aspect et, notamment, il n’est peut-être pas suffisant de dépasser ces écueils pour faire des médias alternatifs.
La question est ainsi celle de la vérité ou non de ce qui est médiatisé, de la volonté de dire vrai de celui qui médiatise et du jugement de celui qui reçoit l’information pour trier le vrai du faux. Quelqu’un cherche à nous convaincre, nous influencer ou nous rouler, on détecte ou non ses intentions : on est dans un niveau interpersonnel.
2. Trahison
Lorsque Menocchio parle de trahison dans l’utilisation du latin pour son procès, la question est autre. Il ne s’agit plus d’un rapport inter-individuel entre différents sujets, du fait que l’un ou l’autre puisse rouler un congénère, mais d’une asymétrie structurelle, qui se déploie au sein de la société. Ce sont tous les paysans pauvres qui sont désavantagés dans la médiatisation, simplement parce que le latin n’est pas leur langue. Il y a aussi un groupe qui est avantagé, ceux dont le latin est la langue. Ce n’est pas simplement que le latin serait inconnu des paysans. L’utilisation du latin, le type de procès, la place dans ce procès (qui est inculpé et qui est accusateur), sont profondément liés.
Menocchio n’est pas sans formation, il sait lire (on sait d’après les actes du procès qu’il avait lu un bon nombre de livres théoriques), il parle l’italien et non seulement le frioulan comme beaucoup des paysans de la région. Mais, malgré tout, le latin ne correspond pas à son rapport au monde, il véhicule un autre rapport au monde, c’est là qu’il y a un asymétrie.
À la fin du XVIème siècle le latin est une langue qui n’a plus d’attache territoriale, elle est aussi une langue essentiellement écrite. C’est surtout dans l’Église qu’elle est utilisée, elle est du coup particulièrement adéquate pour les discussions de doctrine sur des concepts supposés hors du temps, pour les controverses dialectiques liés à des questions géopolitiques (comme celle à propos de l’âme des Indiens), et par ailleurs les images qu’elle peut contenir renvoient à une culture classique et écrite.
La vie de Menocchio ne peut pas être dite dans le latin du XVIème siècle sans que ses paroles perdent en puissance. Inversement les paroles des inquisiteurs sont renforcées par une langue qui pense aussi bien en termes de controverse, de dialectique et de généralité.
Par exemple, les termes qu’il peut utiliser pour parler de sa « croyance » vont nécessairement être traduits dans des termes latins qui ne parlent pas de sa « croyance », qui elle est singulière, mais vont la placer dans un grille de lecture globale. Ses images vont être traduites dans des concepts larges. Pour situer sa « croyance » celui qui traduit va tenter de comprendre à quoi elle ressemble, et à partir de ce à quoi elle ressemble (dans l’imaginaire du traducteur), la placer dans une classe de croyances, selon les analogies qu’il fabrique. Alors il va parler de ce que la croyance représente, et non de ce qu’elle est. Le terme de croyance d’ailleurs, même utilisé entre guillemets, n’est pas adéquat… il vaudrait mieux parler de sa manière de concevoir son rapport au monde. Classer n’est pas en soi une trahison, tenter de comprendre des logiques différentes non plus mais ça le devient lorsque la classification est perçue comme plus vraie que la chose elle-même [2].
Quoique l’accusé dise, la préoccupation des inquisiteurs est de montrer que ses images parlent en fait du Sabbat, et alors déduire que sa pratique relève de la sorcellerie telle qu’elle fut codifiée par l’église. En latin ça ira plus facilement, puisque dès qu’il faudra traduire on le fera avec des concepts qui font partie de la doctrine, qui d’eux-mêmes se situent dans une architecture propice à cette déduction. Les termes en latin renvoient à une doctrine très structurée et parfaitement binaire (il y a la doctrine et l’hérésie, Dieu et le Démon… on est ou bien d’un côté ou bien de l’autre). Ils prennent ainsi une signification dont le contenu et la logique est biaisée.
Dans la médiatisation actuelle la question est très proche, c’est toujours ce qui est plus généralisable qui circule le mieux, c’est-à-dire qui est le plus simplement médiatisable. Par exemple, expliquer les enjeux liés au péronisme en Argentine c’est compliqué, mais parler de populisme c’est simple. Le péronisme, le Front national, Putin ou les Frères musulmans, tout est populisme. Les mêmes qui font sans cesse des sermons pour appeler les gouvernés à comprendre la complexité de la réalité économique expliquent de manière simpliste que tout ce qui n’est pas complexité économique est populisme. L’asymétrie est flagrante, très peu de médias sont capables d’aller regarder que dans le soi-disant populisme il y a aussi des choses très complexes. Or, ce qui est complexe il faut le protéger, faire attention, le soigner. Ce qui est simple c’est de la matière première, on peut l’utiliser, le casser, le réagencer, l’animer.
De même, dans n’importe quel film ou roman un bourgeois aura des motivations fort complexes pour ses actes, qui justifient toutes ses ignominies, tandis que les pauvres auront des motivations simples et terre à terre. Au-delà de la volonté des auteurs il y a une asymétrie : les problèmes économiques sont facilement généralisables puisqu’ils ne sont pas territorialisés. Tout comme les états d’âme des bourgeois qui se passent dans la conscience. Alors que la complexité liée aux conditions de vie matérielle, au corps, à la valeur d’usage (plutôt qu’a la valeur d’échange) sont liés à une situation singulière.
Dans les réseaux sociaux ce sont aussi les contenus les plus universalisables qui sont le mieux diffusés. Mais ce qui est peut-être plus important est que, pour chaque réseau social, c’est un algorithme unique qui gère ce qui est mis en avant et comment. L’asymétrie y est renforcée dans un certain sens, parce qu’elle s’applique ainsi y compris à l’intérieur des groupes de discussion qui autrement lui échappaient.
3. Être dans le besoin
Menocchio est dans le besoin, il a besoin d’un avocat pour son procès. L’éventualité d’un procès est relativement courante pour n’importe quel paysan de l’époque qui parle un peu trop. Certes le procès porte sur une supposée hérésie, néanmoins ce qui est en jeu n’est pas un point de doctrine, mais la place de l’Église comme source universelle et unique de savoir sur la vie des hommes.
Le risque d’être jugé et condamné, parce qu’opposé au pouvoir, n’a rien de très original dans l’histoire de l’humanité. Ce qui est différent ici est le fait que le jugement, et du coup la nécessité d’une médiation, va s’appliquer peu à peu à toutes sortes de domaines de la vie.
La première chose sur laquelle l’Inquisition insiste, c’est la confession. Or, dans la confession les paysans racontent leur vie, et le prêtre médiatise ce qui est dit en actions génériques. Il sépare les bonnes actions des péchés, puis classe les bonnes actions et les péchés. C’est désormais lui qui sait la vérité de ce que les gens font au quotidien. Ce ne sont pas seulement quelques moments extraordinaires où le pouvoir donne des exemples de sa capacité, qui nécessitent une médiation. La confession est une sorte de procès au quotidien, en cas de doute un procès plus formel se met en place.
De plus en plus, cette médiation va s’imposer dans l’ensemble de la vie, et la sécularisation de l’Europe ne changera rien à cette progression, si ce n’est que l’âme s’appellera désormais conscience. L’école, la psychiatrie, le travail social, les médias, vont développer ce mode de pouvoir qui s’applique à l’ensemble de la vie. Tout ce que nous faisons peut et doit être interprété et médiatisé, par différents modes de savoir, qui ont néanmoins en commun un mode de fonctionnement par généralisation et abstraction.
Non seulement il y a une asymétrie qui traverse la société, mais le fait de devenir sujet implique d’accepter cette asymétrie comme juste. Lorsqu’on impose de présenter un « projet » pour bénéficier d’une aide sociale, c’est bien de cela qu’il est question. Peu importe si le projet d’insertion de quelqu’un est irréalisable, ce qui importe c’est que n’importe quel précaire se pense lui-même en termes économiques. Tout comme il semble très important de se raconter dans les réseaux sociaux de la même manière qu’il semblait très important de se confesser. D’ailleurs, la télé-réalité a fait de la confession son axe central. Bref, la sensation pressante que pour être il faut d’abord être médiatisé d’une manière ou d’une autre. La question reste toujours généraliser, évaluer : médiatiser.
Quelle éducation aux médias ?
« … Nous avons voulu dans et sur ces faits nous informer avec plus de certitude et voir si quelque vérité soutenait la rumeur parvenue à nos oreilles pour que s’il paraissait que la vérité était telle, nous puissions te pourvoir d’un remède utile et opportun. Nous avons été amenés à faire une enquête, à examiner des témoins, t’avons convoqué et interrogé le plus convenablement possible... » [3]. Cet extrait de la sentence contre le benandante [4] Paolo Gasparutto, prononcée le dimanche 26 novembre 1581, résume bien ce qu’implique médiatiser les choses comme mode de pouvoir.
Avant tout chercher la vérité, simplement chercher la vérité, est tout sauf innocent. Chercher la vérité implique définir dans quel plan elle existe, quels critères, quel mode de savoir sont pertinents pour trouver cette vérité et comment la transmettre. Comme le disait Mennochio : dans quel langage se dit, se cherche et se transmet la vérité. Que ce soit dans le langage de la doctrine, dans le langage propice à la Une d’un journal, avec des images pauvres comme dans un journal télévisé ou dans un langage filtré par l’algorithme d’un réseau social, il y a toujours une asymétrie.
Trouver s’il y a une vérité dans la rumeur, séparer la vérité de la rumeur... Or, qu’est-ce que la rumeur ? Simplement les voix des gens qui parlent, la foule. La rumeur est contradictoire, et elle est dans la langue du peuple. Elle porte la marque du mode de vie, des conditions matérielles d’existence, des conflits… La rumeur n’est pas juste, ni révolutionnaire, ni solidaire, ni non plus le contraire. Mais la question ici est que le débat ne se passe pas par rapport à la « rumeur » parce qu’il n’est pas compréhensible. Or il n’est pas compréhensible pour qui ? Il n’est pas compréhensible pour l’Église qui ne parle pas en frioulan, qui n’est pas présente au quotidien, qui ne vit pas dans les mêmes conditions matérielles, qui ne comprend pas les images liées au vécu local, qui ne sait pas comment comprendre ça avec des concepts pensés hors du temps et d’un territoire. C’est l’autre côté de l’asymétrie.
Par exemple en Argentine depuis des années dans la lutte contre les violences policières le slogan qui revient toujours est « je savais, je savais, c’est la police qui a tué les garçons ». On parle depuis la rumeur, nous savons ce qu’est la police, il y a un savoir populaire sur ce qu’elle fait, et peu importe la vérité des médias ou celle des tribunaux.
Dans les médias modernes il est souvent question de prendre en compte ces rumeurs, au travers de sondages, de « likes », de statistiques. Mais la « trahison » n’en est que plus forte. Dans la confession les prêtres devaient affronter le discours minoritaire et le transformer en « vérité ». Avec les techniques plus modernes il n’y a plus ce moment de conflit, la rumeur existe directement traduite, représentée, médiatisée par des chiffres, des statistiques ou des graphiques à forte composante ludique.
Dernier élément de cet extrait : il s’agit de trouver un remède. Le remède ici ce sera surtout abjurer sa foi de benandante. Pour le reste, l’Inquisition se montrera clémente avec Gasparutto. Mais ce n’est pas de la gentillesse, l’essentiel était là, il fallait qu’il accepte que la vérité est ailleurs, que ce sont d’autres que lui qui s’en occupent, dans un langue qu’il ne peut maîtriser, qui ne correspond pas à son vécu, mais qu’il doit adopter, parce que c’est elle qui dit la vérité sur sa vie. Devenir sujet implique parler dans une langue dans laquelle on est inférieur.
Peut-être une éducation aux médias commencerait par s’occuper de ce dernier point, qui est de fait le premier filtre que les médias exercent. Commencer par regarder, dans le vécu de chacun, quand chacun tente de penser sa vie, qu’est ce qui peut être médiatisé, et ce qui ne peut pas l’être. Puis comprendre pourquoi telle ou telle situation peut être réduite à une série d’informations communicables et d’autres non. Non pas séparer le vrai du faux, mais comprendre comment, en amont, est produit ce qu’on appelle « vrai ». Chercher les asymétries à partir desquelles on pense les frontières internes qui structurent notre société.
Puis travailler à partir de différentes tentatives d’exprimer ce qui est médiatisable, ce qui ne peut pas être réduit à des informations isolées parce que c’est dans le fonctionnement complexe dans lequel cela existe que le sens est produit : dans la littérature, le théâtre, le cinéma, elles sont nombreuses.
Enfin seulement regarder comment les médias, qui occupent une place si importante dans l’imaginaire de notre époque, fonctionnent, ayant en tête toutes ces déterminations qui les structurent.
Quoi qu’il en soit, l’objectif d’une éducation aux médias serait peut-être de dégager d’autres problématiques que celle des médias.
« Menocchio triturait et réélaborait ses lectures en dehors de tout modèle établi d’avance. Et ses affirmations les plus troublantes naissaient au contact de textes inoffensifs, comme les Voyages de Mandeville ou l’Historia del Giudicio. Ce n’est pas le livre en tant que tel, mais la rencontre entre la page écrite et la culture orale qui formait, dans la tête de Menocchio, un mélange explosif » [5].
[1] Propos rapportés d’après les procès verbaux lors du procès dans Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, Flammarion, 1980, p 42.
[2] À ce propos voir notamment l’ouvrage classique de Edward Saïd : L’Orientalisme, 1978, Seuil. Dans cet ouvrage, Said démonte minutieusement les liens entre l’orientalisme comme discipline académique et le colonialisme.
[3] Actes du procès intenté par l’Inquisition contre Paolo Gasparutto. Publiées dans : Carlo Ginzburg, Les batailles nocturnes, Flammarion, 1980, p 257.
[4] Membre d’un culte agraire de la fertilité, dans la région du Frioul en Italie du Nord, pendant la Renaissance
[5] Carlo Ginzburg. Le fromage et les vers, Flammarion, 1980, p 91.