Parcours fléché de l’éducation aux médias

Mise en ligne: 3 juin 2017

De l’arrivée du projecteur dans la salle de classe aux algorithmes qui organisent nos vies et neutralisent préventivement les malfaiteurs. Propos de Thierry De Smedt recueillis par Antonio de la Fuente

—Thierry De Smedt, vous êtes professeur émérite à l’UCL et expert en matière d’éducation aux médias. Cette notion d’éducation aux médias est suffisamment explicite, elle dit bien ce dont il s’agit, mais depuis quand fait-on de l’éducation aux médias sous cette dénomination ?

— L’éducation aux médias est née sur le terrain avant d’en porter le nom. Elle n’est pas une discipline, ni une science, ni un corpus de connaissances. Elle est avant tout une pratique éducative impliquant les médias.

Il y a une tradition relativement ancienne auprès de ceux qu’on a appelés dans l’entre deux guerres les nouveaux pédagogues, comme Janusz Korczak (1878-1942) et Célestin Freinet (1896-1966), pour qui l’éducation impliquait une médiatisation de la connaissance, c’est-à-dire que la connaissance est indissociable d’un ensemble de techniques qui vise à formuler cette connaissance. Aujourd’hui on dirait « à la mettre en média », tandis qu’à l’époque on disait à la mettre sous des formes de représentation — dessins, schémas, photos, journaux— y compris dans des actes sociaux de partage comme le journal scolaire, par exemple, dans lequel l’élève se retrouve dans un dispositif pédagogique pratiquement inversé par rapport au modèle scolaire traditionnel, puisque au lieu d’être destinataire d’un savoir que dispense le maître et le manuel, l’élève est mis au défi de faire savoir, au double sens d’une part d’élaborer une connaissance sur un sujet en rendant compte des moyens qu’il a développés pour y parvenir, et d’autre part de communiquer son savoir par un média, dans une forme symbolique, avec sa technique et ses contraintes —les contraintes de l’écriture, du dessin, de la photo, de la musique, du théâtre éventuellement. Il s’agit, pour l’élève, de transformer le caractère abstrait d’un concept en un objet concret, capable de proposer à autrui une intellection. Ceci est une tradition pédagogique présente bien avant que le terme éducation aux médias ait été lancé.

Un autre courant est né après la Guerre 40-45 sous l’impulsion d’enseignants qui ont introduit les « nouveaux médias » de l’époque dans la classe —le tourne-disque, le magnétophone, le journal, le projecteur, le téléviseur, le magnétoscope, les diapositives. Ces enseignants ont vite constaté qu’en dépit du caractère attrayant de ces médias par rapport aux dispositifs de classe traditionnels —la leçon, le manuel— la production des effets éducatifs n’était pas manifeste : montrer un film en 16mm sur la culture du millet tourné par un missionnaire en Afrique ne produit pas automatiquement chez les élèves une véritable compréhension de cette réalité. Au contraire, certains enseignants audacieux qui se sont essayés à pratiquer des méthodes médiatiques se sont aperçus que cela avait plutôt tendance à plonger les élèves dans une fascination hypnotique qui les rendait incapables de réfléchir. On peut ranger là les échecs des télévisions scolaires des années soixante et septante : en dépit de moyens coûteux mis en œuvre, la télévision n’améliorait pas franchement les apprentissages. Ce qui est devenu plus tard l’éducation aux médias résulte, partiellement, d’une désillusion des enseignants devant l’inefficacité de l’usage pédagogique des médias audiovisuels. De là l’idée que lire les médias audiovisuels et en faire bon usage pour comprendre et réfléchir implique de disposer de compétences qui ne se développent pas spontanément, mais réclament un apprentissage.

L’idée qu’il y avait un code à apprendre, qu’il y avait à alphabétiser aux médias était déjà apparue dans les années soixante, encouragée par les nombreuses critiques envers les médias à l’époque : les médias sont des systèmes de diffusion qui fonctionnent de un vers tous, ils sont liés aux pouvoirs hiérarchiques politiques et économiques qui inculquaient à la foule la vision du monde qu’ils souhaitaient pour la foule, pour qu’elle reste bien foule à sa place dans un modèle marqué par la domination. Bref, les médias inculquent des idéologies et peuvent manipuler leurs cibles. Les enseignants qui avaient choisi de faire entrer les médias à l’école —sans penser que l’école elle-même est un média— en sont venus à pratiquer une éducation qui était spécifique à la matière médiatique, non plus comme outil d’apprentissage, mais comme l’objet de l’apprentissage.

Dans les années quatre-vingt, la déclaration de Grunwald, sous l’égide de l’Unesco, a formulé explicitement le concept d’éducation aux médias [1]mais celle-ci est longtemps restée dans les milieux intellectuels éloignés des éducateurs de base qui, eux, ne savaient pas trop comment appeler ce qu’ils faisaient —l’appelant parfois éducation à l’actualité…

Il a fallu ensuite des années pour que s’établisse une correspondance entre le haut et le bas, travail qui fut accompli par des universitaires qui ont thématisé l’éducation aux médias. Cela s’est produit lentement à partir des années nonante.

Jusqu’à présent, on confond encore souvent l’usage des médias à des fins éducatives —ce qui est un problème de pédagogues— et la démarche éducative pour permettre aux citoyens de s’approprier un monde profondément médiatisé, un dispositif éducatif qui éduque aux médias eux-mêmes, qui développe chez les citoyens des compétences en littératie médiatique, pour utiliser des mots d’aujourd’hui.

L’idée étant que les médias constituent un changement culturel fondamental et que c’est à cette culture médiatique qu’il convient d’éduquer chacun, comme l’école du dix-neuvième siècle avait tenté d’éduquer au monde de l’écriture.

A partir des années quatre-vingt et nonante, dans des établissements d’enseignement, des services publiques, voire même dans des médias et dans l’industrie, on commence à parler d’éducation aux médias sans toujours bien discerner les deux démarches : même aujourd’hui on peut entendre un prof d’anglais dire que comme il utilise des films pour apprendre l’anglais il fait de l’éducation aux médias, alors qu’il fait une pédagogie de l’anglais qui a recours à des documents médiatiques. Ceci dit, il n’y a pas de documents non médiatiques… : si un document traite d’un sujet via une technique et s’il a un mode de circulation sociale, les trois caractéristiques d’une activité médiatique sont d’emblée réunies.

Beaucoup d’associations se sont lancées dans l’éducation aux médias, avec des objectifs divers. En matière de coopération et d’éducation au développement, par exemple, puisque nous ne connaissons du monde que ce que les médias nous en disent, il est essentiel d’être éduqués aux médias pour être capables d’interpréter correctement les messages en fonction de leurs discours, de leurs auteurs et de leurs techniques, pour se constituer de notre planète une conscience critique autonome.

La finalité principale de l’éducation aux médias a longtemps été la conscience critique. Elle s’étendait entre deux positions extrêmes : la première dit que toute mise en média est radicalement différente de la chose qu’elle prétend montrer, il y a donc toujours un fossé fondamental entre un phénomène et sa représentation médiatisée, dès lors toute médiatisation est, d’une certaine façon, un mensonge.

Et à l’autre extrême, une vision que l’on trouve chez certains journalistes —Gérard de Selys, par exemple—, qui enseignent qu’il existe deux types de médias : les bons, objectifs, et ceux qui mentent, manipulatoires, au service des intérêts des nantis. Ces médias qui manipulent à dessein sont les fameux Mediamensonges [2]. L’information y est truquée et la dénonciation de ces truquages se fait au nom de l’objectivité et de la vérité.

A partir des années nonante, avec l’apparition d’Internet et de la multiplication exponentielle des documents disponibles, on voit apparaître une seconde thématique, qui est celle de l’autonomie dans la navigation. C’est ce que le Conseil d’éducation aux médias qui a appelé en 1994 « faire de l’élève un explorateur actif ». Il faut à présent développer une « proactivité » médiatique parce que les mauvais médias cachent les bons. Chacun doit être capable de les distinguer pour en adopter certains, les plus difficiles à trouver, et écarter les autres, souvent plus visibles. Ce n’était pas uniquement le cas d’Internet, depuis les années quatre-vingt, en Europe occidentale, les grands médias traditionnels « délivrés » de la tutelle des États se battaient pour attirer le citoyen, devenu cible, vers les contenus spectaculaires à succès, pour offrir aux annonceurs commerciaux des « parts de cerveaux disponibles ».

En synthèse, l’éducation aux médias est un mouvement de base qui a mis du temps à se thématiser en s’appuyant sur des penseurs et quelques médias alternatifs qui ont fait une critique des médias.

—Justement, qu’en est-il de la distinction entre l’éducation aux médias faite dans le cadre éducatif et l’éducation aux médias faite par les médias eux-mêmes ?

— Le monde éducatif au sens large était traditionnellement méfiant vis-à-vis de l’image, la considérant une paresse de l’esprit puisqu’elle n’est que fascination et inhibe la pensée.

De son côté, le mouvement associatif et les mouvements de jeunesse en particulier ont pratiqué une éducation aux médias qu’on pourrait appeler immanente, basée sur la pratique. La règle est de faire à partir de rien : il n’y est pas question, dans ce cadre, d’écouter du Bach ou du Brassens enregistré mais d’essayer de le jouer soi-même. Si on fait de l’éclairage, il faut fabriquer les projecteurs. Si on fait une saynète, il faut construire le décor : on ne consomme pas. Un média a plus de la valeur lorsqu’on l’a fait soi-même, en développant son autonomie et sa liberté individuelle. Cette éducation informelle est un complément important à l’éducation formelle puisqu’en Europe occidentale, où les familles vivent en ville, bon nombre de personnes ne s’initient à la vie associative et sociale qu’à travers les mouvements de jeunesse.

Du côté des médias, il faudrait distinguer deux époques, celle où les grands médias audiovisuels sont surtout des services publics et celle qui a suivi la dérégulation progressive des médias. Jusqu’à la fin des années septante, les grands médias avaient dans leur agenda trois missions : informer, divertir, éduquer. Même s’il s’agit d’éduquer dans un sens d’accession à la culture — à l’art, aux idées politiques. En mai 68 arrive la contestation de ce rôle guide des Etats et une revendication en faveur de l’autonomie d’expression par les gens eux mêmes. C’est l’apparition de médias autonomes, souvent autogérés, sous formes de journaux associatifs et contributifs, de radios « libres » et de télévisions locales. Dans ce cadre, en Belgique, on élabore la notion de démocratie culturelle — la formule est de Marcel Hicter — plutôt que la démocratisation de la culture d’élite : c’est aux gens de faire les médias. On crée des services pour faciliter aux gens la fabrication de médias, en revendiquant même l’amateurisme, comme une qualité expressive. On voit apparaître des médias qui constituent des systèmes auto-éducatifs.

Et puis il y a les grands médias classiques qui se présentent eux-aussi comme des outils éducatifs. Mais ceux-ci sont soucieux de se démarquer explicitement du modèle scolaire, appréhendé comme ringard et repoussant. Pour certains journalistes, se faire taxer de producteurs de médias éducatifs est considéré comme une injure. A éducatif, ils assimilent l’organisation des matières, la thématisation et l’ennui propres à l’école. Pourtant, si on regarde avec recul les émissions que produisait, par exemple, Henri Mordant à la RTBF —Le magazine des consommateurs, À suivre—, on voit que ce sont des super leçons scolaires réalisées avec des moyens médiatiques que l’enseignant n’a pas. C’est pas sorcier (France 3) est lui aussi éducatif, mais si on dit à Fred et Jamy qu’ils sont de super enseignants, ils vont probablement répondre : « surtout pas ! »

Dans le pôle médiatique, il y a des émissions authentiquement éducatives faites par des gens qui se posent explicitement la question de la transmission de la connaissance mais il y a aussi un côté « obscur », dirais-je. Ce sont toutes les compromissions que les médias mettent en œuvre, sous couvert d’éducation, pour faire de l’auto-promotion et fidéliser une confiance a-critique dans le public puisqu’ils sont performants sur le terrain. Le terrain est un mot magique : c’est l’accès immédiat sans média. Si je suis sur le terrain de la réalité, ce que je vois est vrai : s’il y a une inondation, le médiateur dois faire le reportage les pieds dans l’eau. C’est le cas d’Ushuaia, une émission populaire qui montre que le monde est un jardin pour les Occidentaux, car Nicolas Hulot est partout sans demander l’hospitalité de personne. Ces émissions sont chargées d’auto-promotion. Les films de Yann Arthus-Bertrand sont eux aussi des hyper médiatisations du monde, qui annoncent au spectateur que « grâce au média vous y êtes vraiment ». Sauf que le spectateur n’y est pas du tout. Il navigue à cinquante mètres d’altitude en montgolfière et observe avec un téléobjectif sans jamais croiser le regard des gens. On est dans une spectacularisation du monde où l’enjeu est de marquer les esprits par un message ciblé qui « impacte » le public. Ce message est hyper esthétisé par des moyens techniques sophistiqués —commentaires caressants, bruitages lointains, musique onirique, prises de vue aériennes en haute définition—, qui gomment toute trace d’élaboration, en laissant au spectateur fasciné l’impression qu’il plane comme un pur esprit sur une réalité à laquelle il n’appartient pas. On est dans un modèle très proche des techniques publicitaires et très loin de la recherche d’une autonomie cognitive — penser par soi-même— du public. Où reste alors l’éducation aux médias ?

L’éducation aux médias que pratiquent les médias passe souvent par des prophètes. Or s’il faut embrayer sur le monde, si l’on veut que chacun soit un agent actif de son existence, il faut à un moment qu’il tue le prophète. Au bon moment, certes, mais sans trop tarder. C’est le paradoxe de toute éducation. Il y a toujours un meurtre à la fin. L’éducateur devient alors superflu pour l’éduqué.

On obtient dès lors trois sortes d’éducation par les médias, deux plus ou moins bonnes et une franchement discutable : les médias alternatifs, les médias publics éducatifs qui reprennent le modèle scolaire tout en cherchant à s’en séparer et l’éducation spectaculaire dans laquelle il importe plus de rendre le public fidèle et avide de programmes à succès que d’éduquer. En réalité, il s’agit plus d’une continuité entre ces différents modèles. Mais la distinction garde sa pertinence. Un film comme Demain [3], par exemple, combine ces trois formules.

—Pourquoi ne suffirait-il pas de faire de l’information de qualité, à la manière d’Arte par exemple ?

— Même Arte n’échappe pas à toute critique, mais cela est une autre histoire. De toute manière, informer n’est pas suffisant. Parce que toute information reste une construction. On sait déjà depuis Montaigne que toute chose doit être passée au crible d’une interprétation et du doute [4].

Nous ne sommes pas des téléscripteurs, nous sommes des êtres pensants. Éduquer à l’information, ce n’est pas éduquer aux informations mais essayer de comprendre ce qu’est cette information : comment l’appréhender, comment la concevoir, quels sont ses projets, ses pouvoirs et ses risques ?

L’éducation aux médias vise à comprendre qu’il n’y a pas d’un côté l’information pure et de l’autre côté la manipulation, que penser le monde est toujours manipuler le monde. C’est sur la question de savoir qu’est-ce qu’informer que l’éducation aux médias tente de construire une culture. Si l’information est appréhendée par le public comme un objet, elle se trouve « essentialisée ». Cela ne la rend ni « appropriable » ni utilisable ni même contestable.

De plus, avec les nouveaux médias, l’information n’est plus uniquement ce que le public reçoit mais aussi ce qu’il produit.

—C’est particulièrement le cas pour les réseaux sociaux. Et justement, quels sont les enjeux auxquels fait face l’éducation aux médias à présent ?

— Un premier enjeu surgit au milieu des années nonante avec l’apparition d’Internet et la prolifération de médias. L’information n’est plus une denrée rare, elle est abondante et il faut éliminer et se concentrer sur ce qui vaut la peine. Le public devient un navigateur, qui a des besoins de compétences en navigation médiatique. Dans toute navigation, il faut maîtriser le processus d’exploration et de recherche, autrement on se perd ou on est capturé par des pirates de toutes sortes. A l’époque des grands médias cela était secondaire car eux ne laissaient pas le choix. On doit naviguer entre les programmes, entre les thèmes, entre les gens et les dispositifs techniques.

Mais savoir naviguer ne suffit plus.

Plus récemment, après avoir été longtemps auditeur, téléspectateur, lecteur, le citoyen devient aussi collectionneur. Il gère des milliers de documents en sa possession sous des formes diverses. Il doit par conséquent être capable de sauvegarder ceux qui en valent la peine de façon à pouvoir les consulter et les diffuser. En ce domaine, il y a une nouvelle guerre par rapport à la conception classique du droit d’auteur. Aujourd’hui nous sommes tous directeurs de musée et de médiathèques de notre vie et de la vie des autres. Il est difficile de sauvegarder et de ne pas se laisser voler, de gérer des collections, par thème, par propos, par support, par média. Comment les gérer dans leur diffusion sociale ? Comment être certain que ce que je ne veux pas diffuser reste chez moi ? Cela est devenu une difficulté que même les plus puissants de ce monde n’arrivent pas à bien traiter, ils sont parfois les premiers à se laisser piéger dans les systèmes de sécurité dont ils sont en principe les responsables. On voit apparaître une série de thématiques qui ne relèvent pas de la lecture, de l’écriture, de la navigation et de l’organisation, mais de la gestion des risques de systèmes qui par ailleurs sont devenus indispensables. Quelqu’un qui n’a pas un minimum de compétences va se laisser piéger par sa boîte aux lettres, par exemple.

Ce sont les défis médiatiques d’aujourd’hui, mais parmi eux apparaissent déjà les défis de demain. Les médias deviennent des agents robotisés et pas uniquement des technologies pour diffuser et stocker. On commence à les voir apparaître sous la forme d’assistants —Google propose des modèles de réponse préétablie pour le courrier : si le message contient une demande de rendez-vous, le logiciel définit déjà l’ensemble de réponses possibles par rapport à votre projet et vous présente les outils pour répondre, vous documenter et inscrire votre engagement dans votre agenda personnel ou collectif.

Aujourd’hui les géants du net, les GAFAM —Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft… — développent de puissants systèmes algorithmiques prédictifs qui leur permettent de savoir à coup sûr quel sera le prochain livre que je vais lire en associant l’ensemble des parcours de lecture de mes semblables. Le temps approche où ces mêmes algorithmes de big data pourront le faire pour mes prévisions médicales : en reprenant mes commandes de supermarché ils me diront que je serai diabétique dans deux ans et préviendront mon médecin traitant et la mutuelle de santé.

Cela ne concernera pas uniquement des prévisions individuelles mais aussi l’ensemble de la population. Cela pose un problème nouveau d’exercice de citoyenneté active dans un système où par exemple l’assurance pourra être refusée à des personnes présentant un certain type de profil ou même d’empêcher l’usage des transports publics à des individus présentant des profils particuliers. Ces mesures ne passeront pas par des décisions humaines. Le système a calculé. Il sait que tel pilote ne peut pas prendre le vol parce qu’il a eu des conflits avec sa future ex… L’avion ne démarrera pas.

Hugues Bersini [5] l’annonce déjà. La santé, la mobilité, la nutrition, la production, la sécurité pourront être entièrement planifiées par des robots et les comportements individuels et sociaux détectés par des médias automatisés auront été prédits très finement. Des prédictions statistiques nous diront combien de personnes périront en mer chaque nuit en essayant d’arriver en Europe grâce à des visions satellites entretenues en permanence. Qui programmera dans le système de surveillance les algorithmes de coût/bénéfice qui désigneront les personnes à embarquer par les robots garde-côtes ?

L’éducation aux médias va donc vers un horizon plus mobilisateur qu’actuellement au sens que cet horizon oblige à poser la question de la liberté de faire des projets, de s’associer dans un système où un ensemble de robots verront plus loin que l’espace visible de l’ensemble des individus.

—A propos de ces individus eux-mêmes…

— Oui. Et la question est de savoir comment le robot peut deviner ce que nous avons derrière la tête en termes de bonne vie, individuellement et socialement. Cela nous oblige à ne pas nous contenter d’une vision fataliste face à un avenir inconnu, mais de formuler plus explicitement ce que nous avons derrière la tête.

—A supposer que nous ayons quelque chose derrière la tête…

— Oui, et cela va nous obliger à aller voir ce que nous avons derrière la tête. C’est probablement dans se domaine que se trouvent les nouveaux défis de la citoyenneté. Les mécanismes des nouveaux pouvoirs sont en train de changer : ils se développent à travers de nouveaux systèmes de surveillance et de contrôle qui, comme toutes les techniques, sont à la fois des remèdes et des poisons. La philosophe Isabelle Stengers a consacré plusieurs ouvrages à poser le problème de la relation entre les sciences, les techniques et les pratiques. Dans ses deux livres Cosmopolitiques [6], elle propose des attitudes citoyennes éclairantes et originales, face à ces questions, qui bousculent une conception trop naïve du progrès et invitent les citoyens ordinaires à tenir les experts en respect.

Comme dit l’économiste Isabelle Cassiers, lorsqu’elle définit la prospérité comme la qualité d’un monde propre à nos espoirs, il ne s’agira plus de saisir des occasions immédiates, mais de se confronter à la question de savoir « ce qui compte et qui vaut la peine d’être compté » [7].

Est-ce que la possibilité de répondre à cette question sera octroyée à tout le monde ou seulement à un dixième de la population mondiale pendant que les autres gratteront le sol à la recherche d’une goutte d’eau ?

Il reste, dans les scénarios du futur, la possibilité que ce système hyper organisé ne se mette jamais en place, perpétuellement contredit par des intérêts divergents et par l’absence de vision puisque les géants du net ne font qu’exploiter les opportunités, sans analyser l’évolution globale du système qu’ils mettent en place. Peut-être ce système se détruira-il par son excès de puissance, comme une cyber-tour de Babel ?

Ou bien sera-t-il attaqué par des résistants maquisards qui prendront le système médiatique automatisé à son jeu en le faisant s’écrouler sur lui même : qui peut faire un reset de Google ? Où est le bouton ?

Cela porte la question de l’éducation aux médias à un plan radical. L’éducation aux médias algorithmique n’existe pas à l’heure actuelle, elle n’existe que dans un nombre restreint de formations pour devenir ingénieur informaticien qui eux-mêmes ne se rendent pas compte de la portée sociale et culturelle de ce qu’ils font.

Qui seront les acteurs légitimés par la société pour programmer ces médias qui nous organiseront ? Le monde politique s’estompe en tant que pouvoir légitime pour organiser la société. Ce pouvoir se transfère à des industries qui ne le traitent pas explicitement en tant qu’acte politique mais uniquement implicitement sous la forme d’algorithmes calculés, ignorés et inaccessibles pour l’ensemble des citoyens qui, comme le gardien de troupeaux dans l’ancien régime, ignorait tout de ce qui se décide à la cour du roi de France.

On a pu espérer que les médias contribueraient à une démocratie universelle basée sur le partage de la connaissance, une technologie de l’intelligence, comme le prédisait le philosophe Pierre Lévy [8]. Il faut reconnaître aujourd’hui qu’on reste loin du compte…

[1« L’éducation aux médias sera plus efficace si les parents, les maîtres, le personnel des média et les responsables des décisions reconnaissent qu’ils ont tous un rôle à jouer pour favoriser l’émergence d’une conscience critique plus aiguë des auditeurs, des spectateurs et des lecteurs ».Déclaration de Grunwald, 1982

[2Mediamensonges, Dossier sous la direction de Gérard de Sélys, EPO, Bruxelles, 1990

[3Film documentaire français réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent, sorti en 2015.

[4« Qu’il luy face tout passer par l’estamine et ne loge rien en sa teste par simple authorité et à credit ; les principes d’Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens. Qu’on luy propose cette diversité de jugemens : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doubte ». Montaigne, Essais, I, 26, 151 A, « De l’institution des enfants »).

[5Hugues Bersin, Big Brother is driving you, Académie royale de Belgique, 2017

[6Cosmopolitiques, collection La Découverte poche, Sciences humaines et sociales n° 160, novembre 2003.

[7Redéfinir la prospérité, jalons pour un débat public. Isabelle Cassiers et alii, Editions de l’Aube, avril 2011.

[8Pierre Lévy, Le Monde diplomatique, octobre 1995.