Incorrect le politiquement correct ?

Mise en ligne: 20 juin 2008

Réflexion indispensable sur le vocabulaire qui stigmatise ou rage nominaliste ?, par Otman Louaret

Est-il pertinent de chercher et d’éventuellement trouver d’autres manières de désigner les personnes d’origine étrangère ? La question est complexe car s’il semble à première vue relativement facile de saisir les enjeux importants liés aux représentations qui se trouvent derrière les mots, il est moins évident de comprendre comment intervenir sur ces mots.

A ce propos, il existe deux grands courants qui agissent comme deux pôles. D’un coté, le courant « anti-politiquement correct » et de l’autre un courant qui considère fondamental le fait de prendre en compte ce que signifie le langage et de retravailler celui-ci en profondeur. Même si une telle division est à nuancer (il est possible de se retrouver dans l’un ou l’autre courant selon l’optique prise !), il importe de les détailler car c’est en grande partie à ce propos que la question se joue.

Le langage dit politiquement correct est né aux Etats-Unis. Son but est de limiter les occasions de blesser un groupe particulier. Selon cette l’idée, le choix des mots peut encourager, favoriser ou même établir certains rapports sociaux et permettre ainsi d’obtenir des conséquence positives sur la société dans son ensemble. L’un des principaux arguments avancés pour l’utilisation du langage politiquement correct est d’empêcher l’exclusion ou les insultes discriminantes, basées entre autres sur des différences physiques ou des handicaps. Un autre argument repose sur l’hypothèse qui avance que la structure grammaticale d’une langue façonne les idées des orateurs et les actions de tout à chacun. Le but est donc de faire prendre conscience à chacun de ces biais inconscients, pour leur permettre de faire un choix volontaire de leurs mots, sachant ce que les autres personnes trouvent offensants. Les défenseurs de l’importance du choix des mots avancent que la modification du vocabulaire se justifie par ces quatre points [1] :
1. Les droits, possibilités ou libertés de certains sont limités à cause de la catégorisation comme membres d’un groupe frappé d’un stéréotype infamant.
2. Cette catégorisation est largement non-dite, inconsciente, et facilitée par le vocabulaire abondant.
3. En rendant ce vocabulaire problématique, on fait prendre conscience aux gens de la façon dont ils décrivent autrui.
4. Lorsque la catégorisation est volontaire, le mérite personnel d’une personne, plus que son appartenance à un groupe, est plus apparent.
Le terme « politiquement correct », de par la manière dont il est utilisé le plus souvent, implique qu’une proportion importante des gens font un choix politique conscient des mots qu’ils utilisent dans leurs paroles et leurs écrits, avec l’intention de répandre cette pratique le plus largement possible et, ainsi, de changer les rapports sociaux ; et enfin, que l’utilisation de ces mots choisis s’est développé d’une manière à porter atteinte pour certains à la liberté d’expression [2].

Mais l’expression « politiquement correct » va être utilisée dans un sens négatif ou péjoratif par les conservateurs américains pour l’assimiler à de la censure ou à un défaut de liberté d’expression. Ce courant « anti-politiquement correct » dépasse évidemment le contexte américain. L’essayiste français Alain Minc dénonce ce qu’il nomme « la rage nominaliste qui pénètre le vocabulaire [3] ». Par conséquent, adopter une posture morale en matière de langage serait apparenté à nier la différence. Cette posture est donc susceptible d’encore accroître le problème puisque l’existence du stéréotype infamant est rejetée comme nous l’a bien décrit Erving Goffman dans Stigmates : « Les attitudes que nous, les normaux, prenons vis-à-vis d’une personne affligée d’un stigmate et la façon dont nous agissons envers elle, tout cela est bien connu, puisque ce sont ces réactions que la bienveillance sociale est destinée à adoucir et à améliorer. Nous, les normaux, essayons le plus souvent de continuer à faire comme si, en fait, lui, le stigmatisé, correspondait parfaitement à l’un des types de personnes qui se présentent normalement à nous dans la situation présente. L’attitude la plus fréquente consiste à ne pas reconnaître ouvertement ce qui en lui le discrédite, en un effort attentif d’indifférence qui s’accompagne souvent d’une tension, d’une incertitude et d’une ambiguïté ressenties par tous les participants, et surtout par le stigmatisé [4] ».

Du coté des défenseurs de la correction langagière on avance que « le fait d’exprimer une opinion, ou de débattre publiquement de l’usage de la langue ne peuvent en eux-mêmes constituer de l’intolérance ou de la censure (...) Dans un tel cadre, il apparaît évident que les jeux de langage ont des significations. Il ne faut donc pas détourner l’attention du débat de fond sur la discrimination et les inégalités de traitement basées sur la race, la catégorie sociale, les préférences sexuelles ».

Le malaise lié aux mots à utiliser pour parler de l’immigration et des générations qui suivent peut par ailleurs être en partie rattaché à la taxonomie de la différenciation. Celle-ci s’est mise en place depuis le 16ème siècle. Elle peut se diviser en deux grands mouvements. Le premier est l’essentialisme. Il est un héritage de l’esclavagisme et, plus récemment du colonialisme. Il servait de justification à l’esclavagisme car il classait les personnes selon des critères raciaux ou ethniques.

Le deuxième courant est ce qu’on appelle le culturalisme. Il privilégie une optique anthropologique et culturelle. Les mouvements interculturels peuvent être situés dans un cadre qui se rapproche à celui-ci. Le premier modèle est aujourd’hui complètement anéanti par la science mais survit pourtant par l’intermédiaire de pratiques, notamment langagières. Le second modèle est critiqué car accusé parfois de transformer des problèmes sociaux en différences culturelles.

Immigré, maghrébin, arabe, musulman ?

Si l’on cherche à savoir quel mot est le plus judicieux à utiliser, il est indispensable de se détacher d’une analyse qui fige le mot. En effet, pour le responsable du Collectif « Les mots sont importants » : « La règle c’est : qui emploie quel mot pour désigner qui dans quel contexte ? ». Cela revient à mettre en avant l’idée qu’au-delà du mot en tant que tel, il existe d’autres dimensions qui n’ont pas moins d’importance, au contraire. « Que ce soit le mot « immigré », « issu de l’immigration », « noir », « arabe », « musulman », ces catégories n’ont pas la même signification ni le même effet sur la personne qui les dit et celle qui les reçoit ».

Un formateur du CBAI, explique dans ce même cadre : « Fondamentalement, c’est dans la charge sémantique des mots qu’il y’a un enjeu. La signification change selon le contexte, l’époque. Cela dépend de ce qu’on est en train de construire et dans quel cadre. Si j’utilise tel mot, c’est parce que je sais comment il va résonner, quel type de connexions il va éveiller ».

Sur le plan médiatique, un journaliste rappelle que, dans la réflexion à propos des termes employés, il faut prendre en compte deux éléments fondamentaux dans les médias d’aujourd’hui qui sont des garanties d’efficacité auprès du public. Le premier est la concision : « Les mots utilisés sont importants en fonction du public. Les gens qui regardent le JT n’ont pas spécialement fait des études élevées et il faut faire donc une forme de vulgarisation mais, d’un autre coté, il faut faire attention à ne pas sombrer dans le poujadisme ». Le deuxième élément qui fonctionne c’est une certaine « correction » dans le langage : « Il a beaucoup de travers dans le « politiquement correct » mais l’aspect positif c’est que les termes xénophobes ne sont pas utilisés pour ne pas mettre des personnes à l’écart ».

Un formateur d’ITECO met l’accent sur un des enjeux cruciaux : « Les gens utilisent les mots pour simplifier au lieu de complexifier alors que la réalité est très complexe. Les stéréotypes font mettre des mots sur des publics, il faut y faire très attention et se poser la question : Est-ce que le sens des mots que j’emploie correspond à une réalité ? ».

Pour toutes les personnes interrogées, les conséquences négatives amenées par les termes sont évidentes et se traduisent de manière visible et concrète sur la société au sens large. « Les mots sont importants dans la représentation qu’on se fait du monde, du voisin... C’est important car les mots sont réutilisés pour stigmatiser les gens » dit un membre de l’Union des sans-papiers. « Il y a des conséquences sur tout ce qui concerne la criminalité, les faits divers et aussi le terrorisme car on finit par faire des amalgames, tous les ‘Mohamed’ étant potentiellement dangereux. ». Les risques principaux sont donc ceux de l’essentialisation et de la stigmatisation (au sens goffmanien, le stigmate désigne « un attribut qui jette un discrédit profond » [5]).

Pour un professeur de philosophie, le choix des mots est lié à la politique que celui qui les emploie désire mener : « Des mots comme « intégristes, islamistes » pour l’Islam ou « clandestins » pour l’immigration sont intéressants à étudier car ils permettent toutes sortes de glissements. Passer d’« arabe » à « maghrébin » n’est pas en soi une évolution profonde dès lors que ce sont les mêmes qui sont désignés et dans un cadre idéologique inchangé ». Il prend également l’exemple des termes « intégration » et « discrimination », le premier maintenant le flou sur les responsabilités en cas de non-intégration éventuelle tandis que le deuxième désignerait clairement des responsables. On peut aisément comprendre que le terme qu’on emploie dépend ici du groupe auquel on appartient.

Un des formateurs d’ITECO étaye cette dernière idée : « En formation, la première information que j’ai sur les gens arrive par le langage, avant même qu’ils formulent leur orientation politique ou les choses qu’ils veulent aborder, les mots qu’ils utilisent racontent ce que les gens sont ».

Tous les autres s’appellent Ali

La plupart des interviewés soulignent le manque d’attention accordé aux personnes concernées dans la manière dont elles souhaiteraient se définir. Pour le membre de l’Union des sans-papiers, « la typologie est importante car elle renforce les images qu’on se fait des étrangers. Il faudrait donc demander à ces personnes la manière dont ils veulent qu’on les appelle ».

Un coordinateur associatif poursuit dans ce sens :« Les appellations compartimentent les gens et on ne donne pas beaucoup la parole aux gens pour se définir. Or, je ne peux pas laisser la liberté à quelqu’un d’autre de me définir, je veux le faire moi-même ». Il apparaît donc comme essentiel que des personnes puissent exprimer comment ils veulent (ou ne veulent pas) être nommés et revendiquent une façon d’être désigné même s’il semble que, comme nous allons le voir, cette nécessité est insuffisante.

Un journaliste avance que les personnes doivent estimer que tel ou tel terme est négatif. « Cela dépend de l’époque et du contexte. C’est difficile de généraliser. La faculté de se sentir insulté est propre à chaque individu. Evidemment ‘bougnoule’ ou ‘nègre’ sont des termes insultants. S’ils ont une allergie à un terme, les gens doivent mener un combat individuel ou collectif pour le changer. D’autant plus que l’intérêt par rapport aux groupes minoritaires est très récent, on n’en s’est jamais préoccupé avant car on estime qu’on a des problèmes plus importants au sein des groupes majoritaires. »

Pour sa part, le fondateur du Collectif Les mots sont importants explique qu’« à partir du moment où le racisme est généralisé, ce n’est pas seulement des associations que va venir la solution car la parole est ébranlée par la parole dominante. Donc, ce travail sur les mots doit se faire partout, livrées à elles-mêmes les associations reproduisent le discours dominant. Tout se joue sur des rapports de force, décréter le bon ou le moins bon est dérisoire si on a pas de pouvoir sur la société ».

Comment la minorité stigmatisée doit réagir ? Faut-il toujours réagir ? « Ce n’est pas par génération spontanée que les choses changeront mais par interaction. Les outils, les lois sont déjà là. C’est une responsabilité du monde associatif qui œuvre dans le secteur de s’exprimer sur le sujet. Et c’est le rôle de chaque citoyen de le faire aussi. On ne va pas tout laisser au Centre pour l’Egalité des chances » avance un journaliste.

Une journaliste de la RTBF poursuit sur cette voie « Je ne sais pas s’il faut des règles, c’est quelque chose qui évolue. C’est quelque chose qui vient de soi-même. Ce n’est pas parce que j’utilise un terme différent que je considère la personne de façon différente. Le racisme reste si on ne change que les mots, il faut changer les mentalités, ce qui se fait par le mélange et la connaissance de l’autre. C’est en grande partie le rôle de l’éducation et de l’école mais aussi de tout un chacun dans le privé »

Pour un autre journaliste, « l’Etat doit permettre à tous de se réapproprier les termes et des institutions comme l’école doivent les expliquer sereinement, puisque visiblement cela crée des tensions. Il n’y a pas d’approche particulière mais des formations adaptées faites par des spécialistes aideraient. Il faut des compétences spécifiques ». C’est aussi l’avis du formateur du CBAI qui voudrait davantage creuser le thème de la terminologie et pense à créer un module épistémologique, linguistique. Il pense que la réflexion ne se fait pas assez systématiquement et collectivement. « On devrait créer des moments de formation pour cela. Certains veulent imposer des définitions pour chaque mot mais je tiendrai plutôt la position de la non-identification aux mots à priori. La normativité peut faire durer les malentendus, cela peut créer des clivages entre des personnes qui pourraient se comprendre. Une pédagogie multiculturelle montre que les mots ne collent pas totalement à la réalité. Il faut prendre la voie du milieu sur ces questions mais on a du mal à le faire car on acquiert encore les choses de façon binaire ».

La plupart de nos interviewés, ont été très critiques et sceptiques quant à l’envahissement par le « politiquement correct ». Un professeur de philosophie argumente : « C’est une invention qui permet à l’idéologie dominante de perdurer en se donnant un coup de jeunesse en faisant passer des minorités comme dominantes. C’est pour cela que je suis prudent avec ce terme car il est souvent une manière de réaffirmer l’idéologie dominante »

« Ce n’est pas non plus positif de casser la diversité avec le politiquement correct. Il faut la mettre en avant pour la valoriser. Il peut également exister le risque que les gens ne se sentent pas reconnus » dit la membre de l’Union des sans-papiers. Le responsable du Collectif Manifestement explique aussi : « Le politiquement correct est un constat d’échec alors qu’il est présenté comme une solution, un acte positif d’action. Il est par exemple très fréquent d’utiliser l’expression « interculturel » mais elle ne traduit pas la réalité et est donc inacceptable. Il n’y a pas de mots à bannir. Il faut dire les choses de façon honnête. Changer le mot ne résout pas le problème. Il vaut donc mieux se battre pour valoriser un mot plutôt que de l’effacer comme nous le faisons. Il faut faire attention aux mots, ne pas blesser pour le plaisir mais il ne faut pas les interdire sous prétexte qu’ils risquent de blesser. La différence est énorme ».

[1Voir Vacarme

[2Ibid

[3Alain Minc, Epîtres à nos nouveaux maîtres, Grasset, 2002.

[4Erwin Goffman, Stigmate, Les éditions de minuit, Paris, 1975.

[5Ibid.