Pluralisme des médias et démocratie

Mise en ligne: 20 juin 2008

La logique médiatique fabrique-t-elle de l’uniformité ?, par Sophie Léonard

Qu’ils défendent la diversité culturelle ou les droits humains, la liberté d’expression ou le libre examen, qu’ils luttent contre le racisme et les préjugés ou pour la fermeture des centres fermés, qu’ils sensibilisent à la cause des indiens mapuches ou qu’ils oeuvrent à la sauvegarde de l’environnement, de nombreux acteurs de la société civile prennent peu à peu conscience de la nécessité d’une réflexion approfondie et critique sur les médias et leur impact sur nos représentations et notre perception du monde. Car pour qu’un autre monde soit possible, l’un des préalables incontournables est que d’autres points de vue puissent s’exprimer et se faire entendre. C’est sans doute là un des enjeux majeurs de la question médiatique aujourd’hui.

L’évolution des médias, ces trois dernières décennies, à travers la prise en main des médias par de grands groupes industriels, les phénomènes de concentration et la marchandisation de l’information, ont effectivement amené des changements considérables au processus démocratique et à l’un de ses fondements : le pluralisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette question fut au centre de la réflexion animée en 2005 par le Sénat belge autour des enjeux actuels de la citoyenneté [1]. Dans les conclusions publiques des quatre journées d’exposés et de débats qui réunirent au préalable journalistes, éditeurs et divers acteurs associatifs et publics, Edouard Delruelle mit d’emblée en évidence les enjeux démocratiques de ce débat : « il n’y a pas de citoyenneté authentique sans pluralité active, et réciproquement, le pluralisme ne peut être garanti qu’à travers une citoyenneté active et responsable » ; pour s’interroger ensuite : « Même si les journalistes ont une haute conscience citoyenne et démocratique, la logique médiatique ne fabrique-t-elle pas d’elle-même de l’uniformité, ne fabrique-t-elle pas d’elle-même de la pensée unique, ne sécrète-t-elle pas d’elle-même une forme de totalitarisme soft et lisse ? » [2].

Les logiques économiques qui réduisent de plus en plus l’information à sa seule valeur commerciale ont des effets majeurs sur le rôle des médias et le traitement de l’information. Elles font aujourd’hui peser sur les rédactions de nouveaux critères, érigés en « dogmes médiatiques », sur ce que doit être une information pertinente au regard des objectifs de rentabilité, de concurrence et de profit. Passons quelques-uns de ces nouveaux dogmes au crible d’autres critères [3].

Info spectacle et perception du monde

L’accessibilité et la compréhensibilité constituent évidemment une condition démocratique sine qua non : pour s’approprier les grands débats qui déterminent notre avenir, pour jouer son rôle de « stimulant positif du modèle démocratique » [4], le citoyen doit avoir accès à une information qui rende compréhensible, sans pour autant la nier, la complexité des enjeux sociétaux, ce qui implique par exemple une mise en contexte systématique des faits.

Or dans les grands médias de masse, ceux-là même qui détiennent un « monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie importante de la population » [5] , la valeur démocratique de l’information semble être bel et bien supplantée par sa valeur marchande, avec pour effet certaines conséquences non négligeables sur le traitement de l’information : « faitdiversification » [6], accent mis sur l’émotionnel, le sensationnel et le divertissement, « peopleisation » des questions politiques, analyses et informations structurelles délaissées au profit d’une vision simpliste de la réalité...

Comme le soulignait Jean-Jacques Jespers [7] lors du Festival des Libertés 2003, ces caractéristiques du populisme médiatique, ont non seulement des conséquences sur la décision politique, mais ont également des effets importants sur la perception qu’a la société d’elle-même. « Aux Etats-Unis, la couverture médiatique des crimes de sang et de la violence non politique (civile, domestique) a augmenté de 700% en dix ans, alors que la criminalité diminuait de 20% dans le même temps. La société américaine est gangrenée par une angoisse irrationnelle qui favorise la paranoïa dans les rapports sociaux, voire -selon la thèse de Micheal Moore dans son célèbre documentaire Bowling for Columbine- dans la politique internationale de Washington ! ».

Prenant un autre exemple, belge celui-là, Jean-Jacques Jespers mettait aussi en garde contre le traitement émotionnel des enjeux sociétaux. « Lors de la faillite de la Sabena, les médias belges ont consacré beaucoup plus de temps à montrer, et même à ressasser, le désarroi des membres du personnel (larmes, commentaires désabusés, dénonciations véhémentes, gestes de détresse...) qu’à évaluer les responsabilités dans le processus qui a mené à la faillite. Cette priorité à l’émotionnel contribue à accroître le fatalisme et le défaitisme : comme l’information n’explique rien et ne désigne aucun responsable, la seule attitude possible, pour le public, c’est la compassion avec la douleur des victimes ».

Nous voilà bien loin d’un « rôle de stimulant positif de la démocratie ». Et l’on perçoit de quelle manière la conscience « sécuritaire » et « humanitaire » peuvent être éveillées sur le terrain du populisme médiatique...

Une autre caractéristique de l’information aujourd’hui, largement influencée par les nouvelles technologies de communication, est sa rapidité, avec comme point d’orgue le direct. « Informer, ce n’est pas répondre à des questions, c’est faire assister à l’événement » [8]. Cet autre impératif médiatique qui n’a cessé de progresser depuis la naissance de CNN et la première guerre du Golfe n’est pas non plus sans conséquence sur la démocratie. Outre le fait qu’il n’est guère propice au b.a.-ba de la déontologie journalistique (recoupement des sources, enquête sur le terrain, analyse et prise de recul), le dogme de « l’instantanéité » se marie mal avec le rythme « plus lent de la délibération collective et de l’organisation démocratique » [9]. Mais là encore, peut-être s’accorde-t-il mieux du simplisme des réponses apportées par un certain populisme politique ?

Le syndicaliste et la fille voilée

Revenons à présent à la question du pluralisme, autre condition démocratique essentielle : pour pouvoir « examiner librement » et poser de réels choix, le citoyen a besoin de pouvoir s’informer de la pluralité des points de vue en présence sur tel ou tel sujet. Dans une conception de responsabilité sociale des médias, cette question du « droit à l’information » pose non seulement la question de l’accès à l’information en tant que « récepteur » (conditions matérielles mais aussi pluralité des sources), mais elle touche également à la problématique de l’accès aux médias, cette fois comme « émetteur ».

Autrement dit, les médias de masse, considérés par d’aucuns non plus comme des proies mais des acteurs de premier plan du système néo-libéral, donnent-ils suffisamment la place à un autre point de vue ? Celui des paysans du Lubéron, des réfugiés afghans, des squatteurs ou des femmes notamment ? Comment « la fabrique du consentement » [10] rend-elle compte aujourd’hui des luttes sociales et de la diversité ?

Avec mépris...

Analysant l’une des formes journalistiques les plus proches, en apparence, de la fonction de forum pluraliste des médias, le débat télévisuel, Pierre Bourdieu s’est intéressé à la mise en scène de ces débats de société. A travers le rôle du présentateur, les règles du jeu à géométrie variable (par exemple concernant le temps de parole), la composition du plateau ou encore la place des « professionnels du plateau » (les fast thinkers), le sociologue mit en évidence de nombreux dispositifs de verrouillage de la parole et les conditions inégalitaires d’expression selon que l’on soit « syndicaliste ou Alain Peyrefitte de l’Académie française ».

Dans Médias et mobilisations sociales, au sujet de La Marche du siècle de Jean-Marie Cavada, « longtemps présentée comme un modèle de débats de société », Henri Maler et Mathias Raymond [11]. vont jusqu’à parler de « censure », au regard de l’absence quasi totale de représentants syndicaux (0,2%) et des catégories populaires (0,7% d’ouvriers et 0,7% d’employés) parmi les invités de l’émission.

Mais il faudrait aussi parler d’une certaine criminalisation de la contestation sociale, notamment à travers le langage médiatique qui tend à transformer les citoyens, porteurs de revendications, en « preneurs d’otages », voire en « terroristes ». Il faudrait également aborder les « vraies questions » par rapport auxquelles la logique unanimiste des médias ne laisse guère de place à la nécessaire confrontation des points de vue (l’exemple récent des débats concernant le traité européen restera sans doute emblématique à ce niveau). Il faudrait encore parler des « faux débats » qui véhiculent de « vrais préjugés » tout en masquant de « vraies questions ». Les recherches d’auteurs comme Laurent Mucchielli [12] ou de Pierre Tevanian [13] à propos par exemple de « l’islamisation des problématiques sociales » sont à ce titre interpellantes.

Résister à la spirale du silence

A côté du développement d’une analyse critique des médias, d’une information sur l’information [14], les médias du tiers secteur (associatif et non-marchand), parce qu’ils échappent, le plus souvent, aux logiques marchandes, au « prêt à penser » et au formatage à outrance, constituent une alternative réelle. Ils sont des outils essentiels pour remonter une parole ignorée par les médias de masse, ou devrait-on dire, une infinité de paroles et de réalités sociales occultées par la machine médiatique.

Conscients de ce fait, mais également des difficultés inhérentes à leur spécificité, certains revendiquent aujourd’hui la reconnaissance légale de médias, dit « du troisième type » et demandent à ce qu’ils bénéficient d’un soutien particulier eu égard à leur rôle démocratique. « Il s’agit de préserver et de créer des espaces de liberté, d’expérimentation, de créativité ; des médias qui réinvestissent l’aspect local, échappent au formatage du langage et des formats audio-visuels, refusent la publicité, permettent une appropriation citoyenne et une éducation critique des médias, privilégient l’expression de catégories de la population qui en sont habituellement privées... Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui rendront possible l’avénement de tels médias, c’est la volonté politique » [15].

Les politiques entendront-t-ils cette revendication davantage que celles qui portèrent jadis (les voix se font désormais rares) sur la déprivatisation de la presse ? La question est pertinente puisque la Communauté française de Belgique s’apprête à traduire en droit interne la nouvelle directive européenne sur les services de médias audio-visuels. Une vraie question donc, mais sera-t-elle compatible avec « la vente de temps de cerveau humain disponible » [16] ?

[1Lors du 175e anniversaire de la Belgique, le Sénat mit en débat la citoyenneté à travers quatre thématiques : l’éducation, l’exclusion sociale, le fédéralisme et les médias. Ce dernier thème fut au préalable abordé au cours de différentes sessions de travail : médias et liberté d’expression, pluralisme des médias, la multiculturalité dans les médias et l’éducation aux médias.

[2Pour accéder à l’exposé dans son intégralité et aux comptes rendus des sessions de travail.

[3Lire à ce sujet Médias et citoyens sur la même longueur d’onde - Panorama des pratiques journalistiques favorisant la pratique citoyenne, Fondation Roi Baudouin, 2002.

[4Voir la Résolution déposée au Sénat en 2003 sous l’impulsion du groupe Bruschetta qui a pour objet de promouvoir la liberté et la qualité du travail journalistique dans une perspective « d’affirmation du rôle majeur du journaliste en tant qu’acteur de la démocratie »

[5Pierre Bourdieu. Sur la télévision, 1996.

[6Le fait divers est au sommet de la hiérarchie de l’info et l’ensemble des problèmes sont traités comme des faits divers.

[7Jean-Jacques Jespers est un ancien journaliste de la RTBF. Il est professeur à l’ULB au Département des sciences de l’information et de la communication. Lire l’intégralité de son intervention.

[8Ignacio Ramonet, La fin du journalisme, 1999.

[9Serge Halimi, Contestation des médias ou contestation pour les médias ?, intervention au Forum social européen, 2003.

[10Edward S. Herman and Noam Chomsky, Manufacturing Consent, 1988.

[11Animateurs du réseau Acrimed (Action-critique-médias - www.acrimed.org).

[12Laurent Mucchielli est sociologue, chercheur au CNRS, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, auteur notamment de Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français (2002) et de Le scandale des « tournantes ». Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique (2005).

[13Pierre Tevanian est professeur de philosophie et l’un des fondateurs du collectif Les mots sont importants (LMSI). Auteur notamment de Mots à maux, dictionnaire de la lepénisation des esprits, (avec Sylvie Tissot, 1998) ; Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire (2004) ; Le voile médiatique. Un faux débat : « L’affaire du foulard islamique » (2005) , La République du mépris. Métaphores du racisme dans la France des années Sarkozy (2007), Les filles voilées parlent (avec Ismahane Chouder et Malika Latrèche, 2008).

[14Plusieurs initiatives ont été citées dans la présente contribution : Acrimed, LMSI...

[15Lire notamment Gwenaël Breës, Le CSA belge fête ses dix ans, loin des usagers et des médias associatifs, Radio Panik, 2007.

[16Selon l’expression désormais célèbre et emblématique du PDG de TF1, Patrick Le Lay (Les dirigeants face au changement, 2004).