A propos des deux âmes du commerce équitable

Mise en ligne: 19 avril 2013

par Benoît Olivier

En septembre 2003 Antipodes a publié un article d’Angelo Caserta, intitulé « Les deux âmes du commerce équitable : les activités de sensibilisation sur le commerce équitable en Europe sont conçues, organisées et réalisées sans participation significative des groupes de producteurs ». En tant que responsable d’une organisation de commerce équitable, Miel Maya Honing, active dans l’éducation au développement, j’ai plusieurs commentaires à apporter à cet article.

Avant de parler de partenariat en éducation au développement, commençons par situer les différents niveaux auxquels un partenariat peut être mis en oeuvre dans le cadre du commerce équitable. Le partenariat commercial consiste à garantir au producteur des conditions commerciales préférentielles —définies notamment par FLO et IFAT [1]—, dans le but de contribuer à son propre développement. Cette relation commerciale est le point de départ du système, autour duquel s’articulent les autres formes de partenariat.

Le partenariat en termes de coopération au développement intervient presque toujours, à un moment ou un autre, dans l’histoire de l’organisation productrice. Bien souvent, celle-ci a bénéficié d’un projet de développement. Ainsi, nous appuyons directement nos partenaires mexicains dans le cadre d’un projet cofinancé par la DGCD, tandis qu’au Guatemala notre principal fournisseur a bénéficié d’abord de l’appui de Hivos — Pays-Bas— puis, aujourd’hui, d’Intermon, en Espagne.

Ce type de partenariat n’a pas été cité par Angelo Caserta parce qu’en général il est mis en oeuvre par une ONG indépendante des organisations de commerce équitable. Il y aurait beaucoup à dire, pourtant, sur l’articulation entre ce type de partenariat et le partenariat commercial. La difficulté sur laquelle butent de nombreux projets de développement axés sur la production reste, encore et toujours, celle de la commercialisation. Il est rare qu’une même organisation puisse travailler sur les deux fronts. Pourtant, si dès le début du projet il existe une organisation de commercialisation prête à prendre le relais, cela permet de garantir aux producteurs qu’ils n’effectuent pas en vain leurs investissements et efforts de formation.

Sur le plan du marketing, les organisations de commerce équitable ont une longue pratique de partenariat dans le développement de produits, notamment dans l’artisanat, fort dépendant de la mode. Mais, en ce qui concerne les stratégies de pénétration du marché en Europe, comme l’écrit Angelo Caserta, la participation active des producteurs n’est plus pertinente. Lorsque les Magasins du Monde-Oxfam ont consulté leurs partenaires, voici trois ans, sur l’opportunité d’entrer dans la grande distribution, ces derniers ne se sont pas prononcés : ils ont rappelé l’importance, pour eux, d’augmenter leurs débouchés, laissant à leur client le choix de la meilleure stratégie pour y parvenir…

Ce raisonnement peut-il être appliqué au « partenariat en éducation au développement » ? Si l’on entend par celui-ci la participation active des producteurs aux décisions sur « les thèmes, les stratégies, les méthodologies et les publics-cibles », elle n’est pas davantage pertinente ici. Car élaborer et mettre en œuvre, avec efficacité, une stratégie de sensibilisation du public sur le commerce équitable exige de bien connaître ce public et de prendre en compte les expériences passées… Tout en vérifiant, auprès des partenaires, bien sûr, que le message délivré reflète leur réalité.

Chacun, « sur son terrain », est le mieux placé pour prendre les décisions qui importent. Le partenariat n’implique pas nécessairement une codécision, il peut aussi être vécu sous forme d’échange et de dialogue. C’est dans cette optique- là que nous comptons inviter en 2005 une délégation de nos partenaires. Cette délégation n’aura pas pour but de faire une tournée de témoignages – ce que nous faisions dans le passé –, mais plutôt d’apprendre comment fonctionne, ici, la filière du commerce équitable du miel, notamment en visitant nos sous-traitants et distributeurs. Ce voyage fera donc partie du programme de formation de nos partenaires. Inversement, l’année suivante, en 2006, notre intention est d’organiser un voyage au Mexique et au Guatemala pour les collaborateurs bénévoles de notre animateur. Ce choix nous semble plus efficace pour sortir des tournées classiques de témoignages et réaliser un travail durable d’éducation au développement en Belgique.

En dehors de la sensibilisation du public, le partenariat en éducation au développement peut aussi recouvrir une autre dimension, celle du débat sur les causes structurelles de l’injustice économique. C’est là qu’Angelo Caserta parle des deux « âmes » du commerce équitable, la commercialisation proprement dite et la conscientisation du citoyen en vue de changer des lois économiques inéquitables et d’agir sur « les causes profondes du sous-développement ». Et de reprocher au mouvement du commerce équitable « d’orienter de plus en plus ses revendications politiques vers l’augmentation des ventes, au lieu d’essayer de changer drastiquement les règles du jeu ».

Qui, dans le commerce équitable, ne partagerait pas l’espoir qu’un jour celui-ci devienne la norme du commerce international ? Les divergences apparaissent lorsqu’on pose les questions « quand et comment » et « que fait-on en attendant ? », la gamme des réponses étant infinie...

Notre point de vue se basera sur notre expérience comme organisation spécialisée dans un produit – le miel – et une région bien déterminée – le Mexique et l’Amérique centrale. Si le marché du miel n’est pas organisé comme celui du café ou du cacao—il n’y a pas de bourse du miel—, il n’en existe pas moins, avec ses propres rapports de force entre entreprises multinationales, intermédiaires commerciaux, transformateurs et distributeurs. Ainsi, l’exportation du miel mexicain —deuxième ou troisième exportateur mondial, selon les années— est-elle contrôlée par une poignée de sociétés qui agissent pour le compte de grandes firmes occidentales. L’ouvrage que nous avons édité fin 2003, Des abeilles et des hommes [2], consacre une partie non négligeable à étudier le marché mexicain du miel et sa place dans les échanges internationaux.

Cela étant, nous avons souvent eu l’occasion de débattre, avec nos partenaires, de ce que devrait être un prix juste pour le miel, sans jamais obtenir de réponse satisfaisante. Car, dès lors qu’on veut calculer un prix juste qui permette de couvrir les coûts de production et d’assurer au producteur un niveau de vie décent, interviennent les notions de taille de l’exploitation, de rendement, de productivité, etc. Le prix juste n’existe pas en soi et peut seulement être défini par rapport à une situation bien déterminée. Par exemple, dans le cas du miel, on le calculera pour un apiculteur qui possède 50 ruches et en obtient un rendement moyen de 30 kgs par an. S’il se trouve au dessus ou en dessous de ce standard, le prix payé pour son miel sera plus ou moins juste… La façon de travailler de l’apiculteur intervient donc et il faut rappeler ici sa responsabilité dans son propre développement. En se plaçant essentiellement sur le registre revendicatif de l’injustice des rapports nord-sud, comme le fait Angelo Caserta dans son article, on risque de sous-estimer cette responsabilité du producteur comme sujet de son propre développement.

Notre rôle est d’abord de valoriser les efforts de l’apiculteur qui a pris son destin en main. En mettant en œuvre un projet de développement, en formation et en investissement, nous pouvons l’aider à atteindre un niveau de production, en qualité et en quantité, qui lui permettra de passer « d’un prix juste à un revenu juste »... Avec l’espoir qu’en professionnalisant son activité, il puisse un jour s’affranchir du commerce équitable et vendre sa production sur le marché conventionnel.

En nous centrant sur cette action de terrain, sommes- nous si loin que cela des « causes profondes du sous-développement » ?

Le commerce équitable est en vogue aujourd’hui. Mais cela ne doit pas faire illusion. D’un côté, les mécanismes régulateurs des cours des produits agricoles ont été démantelés, que ce soit au niveau national ou international : voyons ce que sont devenus les Accords de Lomé. D’un autre côté, les autorités sont de plus en plus intéressées à appuyer les initiatives de commerce équitable, à condition de ne pas « créer de distorsions » sur le plan de la concurrence. Elles confient donc à des opérateurs privés – les organisations de commerce équitable et les consommateurs qui les soutiennent – le soin de compenser, dans le cadre et le respect du marché, les effets négatifs de celui- ci sur les producteurs défavorisés du Sud.

Mais nous faisons partie de ces petites organisations qui doivent bien établir des priorités et confier à d’autres structures, plus larges, le soin de porter le débat à ce niveau. Le succès actuel du commerce équitable a aussi ses exigences : le temps des intentions est passé, c’est sur leurs actes et leurs réalisations que les organisations de commerce équitable seront dorénavant jugées. Par rapport à ce défi, elles doivent prendre leurs responsabilités, ce qui entraîne une tendance de plus en plus marquée et inéluctable à la professionnalisation et à la spécialisation. Notre organisation elle-même comprend aujourd’hui deux structures, la structure commerciale, Maya Fair Trading, et l’ONG , Miel Maya Honing. Cette répartition des tâches existe dans toutes les organisations, y compris du côté des producteurs, qui, bien souvent, peuvent compter sur l’appui d’une ONG locale, comme bénéficiaire des projets. A la condition de maintenir la cohésion de l’ensemble, il ne faut pas y voir un recul ou une démission par rapport aux objectifs de départ, mais une évolution somme toute logique, dès lors qu’un projet a passé le stade de « l’idée ».

Le mouvement altermondialiste a besoin de ces initiatives « qui marchent » et n’ont pas attendu « le grand soir ». Au lieu d’y voir une opposition avec les « discours plus radicaux », il devrait s’en inspirer pour les illustrer et établir un lien concret avec les travailleurs du Sud victimes des injustices qu’il dénonce.

[1FLO : Fair Trade Labelling Organization, Bonn, coupole internationale des associations de label Max Havelaar. IFAT : International Fairtrade Association, Bicester, Royaume-Uni.

[2Voir présentation sur www.maya.be et pages 34 et 35 de ce numéro