J’avais aimé partir outremer en 68…

Mise en ligne: 10 janvier 2013

ITECO n’a plus produit d’affiches depuis « La coopération et moi », en 1968, mais s’est beaucoup intéressée à ce support et a constitué une mémoire d’images et de représentations, par Annick Honorez

En 1968, ITECO a produit une affiche « La coopération et moi ». Déjà s’y retrouvaient des ingrédients qui vont s’inscrire profondément dans les images véhiculées par les ONG de coopération au développement lors les décennies qui vont suivre : la scène se passe en milieu rural, les Blancs sont mis en évidence, ce sont les personnes les plus visibles de l’affiche, l’autochtone est en position d’infériorité, l’homme nous tourne presque le dos et est peu habillé, le producteur —pêcheur— est passif, la production est artisanale, un élément de modernité apparaît au fond. La discussion tourne visiblement autour d’aspects techniques.

Le fait que les Blancs soient des femmes, alors que beaucoup d’affiches montreront, par la suite, davantage de coopérants que de coopérantes, pourrait signifier qu’ITECO avait, à l’époque, une position féministe ou, pire, que l’association, assimilait, inconsciemment sans doute, la coopération à un élément féminin telle que la maternité, le regard bienveillant, l’assistance, le don de soi…

En résumé : c’est le Blanc, de préférence bourgeois, qui sait, qui fait, l’autochtone ne sait pas, il a besoin des Blancs pour se développer. Le titre « la coopération et moi » sonne comme une conquête. Mettre sur le même pied la « coopération », qui touche des millions de gens et « moi » rappelle Indiana Jones, Stanley. Les aventuriers des années soixante sont les modernisateurs du tiers monde, les coopérants. « Outremer » évoque le lointain, l’inconnu, l’au-delà de l’horizon, là où tant de choses restent à faire, où on peut se sentir « utile » et accomplir une mission salvatrice.

En 1960, le Général de Gaulle, parlant de la décolonisation disait : « Il faut savoir, quand le moment est venu, reconnaître à tous, le droit de disposer d’eux-mêmes, leur faire en principe confiance, et même attendre d’eux qu’ils apportent, à leur tour, leur contribution au bien de notre humanité ».

Cette affiche, à elle seule, ouvre une fenêtre sur ce qui se passait à l’époque : les indépendances de la plupart des pays africains étaient toutes nouvelles, les pays lusophones d’Afrique étaient encore et pour plus de dix ans des colonies portugaises. La coopération s’installe sur les cendres encore bien chaudes laissées par la colonisation. Elle ne naît pas dans un réel esprit de respect de l’autonomie et d’auto-développement des populations du tiers monde. Dès le départ, elle s’inscrit dans un rapport de force où le Blanc domine l’autochtone parce qu’il se croit supérieur à lui et, de cette naissance douloureuse, elle ne s’est jamais vraiment remise. Aujourd’hui encore, elle tergiverse, tente d’être à l’aise dans des noms plus « nobles » comme « partenariat », de sortir du terrible proverbe « la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit », va de promesse en promesse, repoussant les dates où la pauvreté aurait été éradiquée, fait et refait des choix stratégiques, se dote d’instruments de plus en plus compliqués, « rationnels », de moins en moins vivants, pour essayer de fonctionner au mieux. Elle s’espère encore comme une solution à la pauvreté dans le Sud alors que tous les chiffres indiquent que celle-ci augmente.

La coopération a du mal de se défaire de ses bases colonialistes. Sans doute est-elle venue trop tôt après la décolonisation. Elle aurait dû attendre que la cicatrice puisse se refermer. En venant aussi vite, elle a participé à ce qu’elle ne se ferme pas. Finalement, les Blancs ne sont jamais vraiment partis.

Dans les années soixante, donc, les ONG, encore peu nombreuses à l’époque, diffusent des messages plutôt caritatifs, suscitant le partage. Il s’agit de lutter contre la faim en modernisant les pays du Sud. L’Europe est en pleine euphorie des golden sixties (pas tous les pays, hélas !), dans l’opulence, tandis que le tiers monde « manque » : la solution est donc le partage, le transfert. « Nous qui avons trop, donnons à ceux qui n’ont pas ». Nous proposons donc au Sud de suivre un développement similaire au nôtre, inconscients des dangers de la sur-consommation et des limites des ressources naturelles. Le mouvement environnementaliste, encore tout neuf, à l’époque, annonçait pourtant les problèmes à venir mais l’heure était à la fête, à l’espoir…

Curieusement, les ONG s’expriment de cette manière au moment où le monde bascule sous le tremblement de mai 1968. Les mouvements féministes, les étudiants, les ouvriers, les éducateurs produisent des messages de révolte, dénoncent, remettent en question les mécanismes de pouvoir… Le mouvement tiers-mondiste s’affirme aussi. Et pourtant, on a du mal d’imaginer les affiches soixante-huitardes côtoyer celles des ONG, il y a tant de différences ! Et on peut se demander pourquoi les ONG n’ont-elles pas, apparemment, adopté le même ton revendicatif des mouvements sociaux ? Les discours et politiques officiels restaient paternalistes tandis que les voix du Sud qui voulaient l’auto-détermination s’élevaient. La coopération était-elle trop jeune ? Trop jeune pour s’être cassé les dents quelques fois, avoir pris du recul par rapport à elle-même ? Trop idéaliste ? Trop empreinte de la culture judéo-chrétienne ?

Depuis toujours, aussi, les ONG sont dans une position bizarre, ni ancrées dans leur propre société parce que leur objet est celle des autres, ni dans les sociétés du Sud où elles restent étrangères. Elles sont des intermédiaires entre les sociétés civiles du Nord et du Sud, elles transfèrent de l’argent du Nord vers le Sud. Bâtie sur de la culpabilité, l’envie de réparer, de redonner une chance aux populations du Sud, la coopération, dans son ensemble, a joué la carte de la victimisation de ces dernières (ils ont faim), stigmatisant le tiers monde dans l’image de l’enfant noir qui a besoin d’aide, notamment parce que ça rapporte de l’argent.

En même temps, leurs messages ne sont que le reflet de la manière de penser d’une grande partie de la population belge. L’absence de revendications, de « ras-le-bol » exprimés peut aussi s’expliquer par le fait qu’à l’époque, les gens croyaient au développement du Sud, croyaient que ce n’était qu’un mauvais moment à passer, que les efforts d’aujourd’hui allaient être payants demain. Il faudra encore attendre longtemps pour que l’histoire montre les failles, les impasses et renvoie des questions brûlantes. Néanmoins, le mouvement tiers-mondiste avait déjà imprimé dans l’imaginaire collectif, une certaine vision du dit tiers monde et des relations Nord-Sud.

On dirait que la révolte (par affiche), chez les ONG, est venue plus tard, à la fin des années septante et début des années quatre-vingt. A l’époque, l’action politique de certaines ONG s’intensifie, le commerce équitable s’implante en Belgique, de nombreux groupes de soutien à des populations opprimées se structurent : lutte anti-apartheid (qui deviendra mondiale), comités de soutien à la révolution nicaraguayenne, envers les Sahraouis et les Palestiniens. Ces groupes et mouvements produisent des affiches de révolte et de dénonciation. Les affiches de récolte de fonds traditionnelles évoluent : les ONG de coopération au développement vont de moins en moins utiliser les images de famine, amener plus de contenu pour ce qui est de la relation avec le Sud, parlant de « partenariat », d’auto-détermination. La présence du Sud dans les affiches augmente, les personnes du Sud sont davantage montrées comme des êtres agissants, comme des interlocuteurs, telle la Piéta de la solidarité d’Oxfam en 1984 qui nous regarde droit dans les yeux, ou Frères des hommes qui montre que le Sud ne veut pas de prosélytisme de tout genre. Malgré tout, malgré la notion de partenariat et d’égalité, l’ONG du Nord est toujours montrée comme acteur principal.

C’est aussi l’époque où les ONG d’urgence vont commencer à envahir la scène médiatique ; elles, par contre, produisent énormément d’images, des campagnes annuelles qui font partie de l’espace public. Qu’elles montrent des images de misère, de mort, elles véhiculent le bon vieux paternalisme, entraînant derrière lui l’incapacité des peuples à bien se gérer, à éviter la guerre, à ne pas savoir se soigner… Une fois encore, le Sud en prendra sur sa bosse…

Mais le monde change. La mondialisation de l’économie prend de l’essor, on commence à comprendre que les enjeux sont vraiment importants, une autre manière de lutter voit le jour et se concrétise à Seattle fin des années nonante. La marche mondiale des femmes est lancée, le Jubilée 2000 voit le jour, les forums sociaux mondiaux... La présence du Sud dans les affiches augmente, les personnes du Sud sont davantage montrées comme des êtres agissants, comme des interlocuteurs sociaux se mettent en place. On entre alors dans l’ère d’ « un autre monde est possible ». Les dernières affiches d’Entraide et fraternité et d’Oxfam illustrent bien cette évolution. Le Sud est aussi un lieu de luttes politiques, la lutte concerne tout le monde.

Malgré tout, l’espace public, la rue, est peu occupé par des messages militants, est-il même occupé par les mouvements sociaux, les altermondialistes ? Même les affiches des forums sociaux sont ternes, ne disent vraiment pas grand chose. Et au fond, où trouve-t-on des affiches vraiment intéressantes qui disent vraiment quelque chose ?

A l’heure où nos rues et champs sont couverts d’affiches qui ne montrent que des visages souriants, ou des têtes « pensantes », pour la plupart sans slogan, avec, juste, un sigle de parti, on se dit que ce support est bien mal utilisé ! Ou bien n’ont-ils rien à nous dire ? Mieux encore, leurs visages constituent-ils un message en soi ? Que signifie ce vide de message politique ?

L’affiche reste donc encore l’apanage de la publicité. Beaucoup d’ONG ont calqué leur communication sur la publicité qui s’amuse à être tellement persuasive qu’elle peut juste se contenter d’évoquer quelque chose pour que tout le monde comprenne. L’objet est remplacé par un symbole. Jouer avec cela en matière de droits humains et du développement peut être bien dangereux. Le développement des pays du Sud, l’accès aux soins de santé, à l’éducation, le droit de vivre dignement de son travail, ne sont pas et ne seront jamais des « produits » à vendre, à consommer, à regarder de loin. Les « commercialiser », c’est les banaliser.

« La soumission des peuples au joug étranger et à l’exploitation étrangère constitue une violation des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la charte des Nations unies et est un obstacle à la consolidation de la paix mondiale ». Ce texte est un extrait de la conférence de Bandoeng qui a eu lieu en 1955, huit ans avant la création d’ITECO et l’affiche « la coopération et moi ».

Peut-être a-t-on rêvé que la décolonisation réalisée on avait enlevé le joug ? Il a sans doute fallu du temps pour avoir du recul, pour se poser des questions sur le fait de partir en coopération, pour ne plus « rêver » le Sud ou se rêver soi-même à travers une décentration exotique, pour être moins naïfs sur ses motivations à aider. ITECO s’est attelée à cette tâche de questionnement permanent. La réflexion s’est complexifiée. Si on reprenait le slogan d’il y a quarante ans, on l’agrémenterait de points d’interrogations : la coopération ? et moi ? avec qui ? dans quel contexte ?

ITECO n’a plus produit d’affiches (heureusement me direz-vous), mais s’est beaucoup intéressée à ce support. Depuis des années, elle récolte des affiches, principalement d’ONG, qui sont utilisées lors des diverses formations et qui constituent une mémoire d’images et de représentations.