La pédagogie est un discours systématisé sur l’apprentissage, qui inclut des méthodes et des intentions politiques. Celle d’ITECO a quarante ans et toutes ses ambitions, par Namur Corral
« Ici ou ailleurs, que faire » ? Cette interrogation, qui est bien celle d’ITECO, est vaste comme le développement. A ITECO, Centre de formation pour le développement, la question concerne particulièrement le domaine de la pédagogie. Celle-ci étant comprise comme un discours systématisé sur l’apprentissage, qui inclut des méthodes, mais aussi des intentions politiques, saisies au sens large.
S’interroger après quarante ans, c’est un signe de bonne santé. Il montre qu’on n’est pas encore lassé d’un travail gratifiant, mais exigeant. Cela demande aussi du courage. Du courage pour interroger les effets de notre travail, et cela dans un contexte qui, pour beaucoup, évolue en sens inverse de nos visions du monde ; du courage pour s’efforcer, continuellement, de comprendre mieux le présent et d’adapter nos pratiques à ces nouvelles compréhensions ; du courage aussi, et même beaucoup de courage, pour construire constamment des arguments pour défendre nos options pédagogiques. Certaines de ces options nous viennent de loin. Elles ont traversé le temps ; elles viennent de l’aube d’ITECO.
Vieilles alors, nos options ? Pour répondre il faudra d’abord voir ce qu’elles sont ? D’où viennent-elles ? Que disent-elles ? Ce sont peut-être là les raisons pour lesquelles il nous a été demandé de raconter la pédagogie d’ITECO à l’occasion de ces quarante ans, l’âge de la maturité comme dit le savoir populaire...
Il faut dire que cette envie de mémoire n’est pas seulement d’aujourd’hui. Il y a quelques années a eu lieu à ITECO une période d’une importante réflexion collective, féconde en idées. Elle a marqué un tournant dans notre parcours. Une conjoncture favorable s’est présentée avec l’arrivée de nouveaux collègues et avec le début d’un nouveau projet, celui de la formation en éducation au développement, et ce, en partenariat avec d’autres pays de l’Union européenne. Ce projet nous a confronté à des idées et à des manières de faire différentes et, surtout, ... nous a renvoyés à nous mêmes.
A l’époque, en tant que formateurs, conscients des changements culturels qui avaient lieu dans le monde, nous percevions que notre public avait changé, notamment dans ses motivations et sa conception du monde ; et... que nous mêmes nous avions changé. Parmi les formateurs, des visions différentes face aux changements s’ajustaient, se réajustaient, ou se désajustaient. En même temps, nous étions reliés par la « sensation » partagée, que le processus pédagogique que nous avions mis en place, cristallisé surtout dans le cycle d’orientation, produisait des transformations chez les participants. Des évaluations de ce cycle, sorte de laboratoire de nos conceptions pédagogiques, ont été entamées et une note de discussion interne a été écrite sur les principes de base qui sous-tendaient notre action éducative. Cette note s’appuyait sur des documents destinés aux assemblées générales et sur des anciens numéros de la revue Peuples et Libérations, l’ancêtre d’Antipodes.
Dans ces documents, nous avons trouvé les bases de la pédagogie d’ITECO inspirée, en grande partie, de la pensée de Paulo Freire, philosophe et pédagogue brésilien. Des textes postérieurs montrent des concepts provenant de la pédagogie et de l’analyse institutionnelle de Lapassade et Lourau. Ces pédagogues se rejoignent dans la vision d’une pédagogie globale, qui concerne les différents champs de l’activité humaine, notamment le philosophique et le politique. Nous allons avancer quelques éléments de synthèse de ces courants, traduits dans le langage d’ITECO, et qui nous semblent d’ailleurs d’actualité.
D’autres grands pédagogues -Freinet, Vygotsky- ont, sûrement, influencé la pensée des formateurs d’ITECO. Nous percevons, par exemple, l’influence de la notion de dynamique de groupe de Kurt Lewin dans les exercices de mise en situation, dans la simulation des micro-systèmes à travers lesquels nous expérimentons des phénomènes qui se donnent dans la société réelle. Toutefois, dans les documents retrouvés ce sont surtout les premiers courants mentionnés qu’on retrouve.
Toute action éducative doit être précédée d’une réflexion et d’une analyse sur l’homme et sur le milieu de vie concret où il s’insère. Le participant doit apprendre à « lire » le contexte, à lire le monde, à le comprendre. ITECO déclare être un lieu d’interrogation sur le fonctionnement de notre société et sur ce qui la fait changer.
Le sujet et sa subjectivité -revendiqués par Freire à un moment où l’individu était plutôt délaissé au profit des approches macro-sociales - ont été intégrés dans un schéma que nous appelons de la « boussole », qui nous guide dans l’organisation de nos formations. Une des dimensions de ce schéma est le « moi », le sujet, avec ses désirs, ses craintes, ses motivations, ses atouts... Il n’y a pas d’apprentissage sans implication de la personne. Cette démarche est, parfois, encore originale pour certaines institutions de développement qui, dans l’analyse, considèrent exclusivement les déterminants sociaux.
L’apprentissage se fait à travers le dialogue auquel participent des acteurs qui découvrent le monde ensemble et qui par un processus de construction collective créent une connaissance et donnent une signification et un sens aux situations. Le dialogue implique un rapport horizontal entre formés et formateurs ; il passe par la reconnaissance que « personne ne sait tout et que nul n’ignore tout ». ITECO revendique l’élaboration d’un savoir avec les participants plutôt que la transmission des connaissances. « Educateurs » et « éduqués » apprennent dans le dialogue. Les individus et les collectifs apprennent les uns des autres.
La confrontation de différents points de vue sur un thème est essentielle pour que « l’éduqué » prenne des décisions sur ce qui lui semble bon ou mauvais pour lui. La « problématisation », à ITECO, est concrétisée dans la présentation des positions différentes sur une situation, suivie d’une analyse et d’une discussion en vue de « la mettre au travail », comme on dirait aujourd’hui. Nous sommes pour un apprentissage dans la confrontation des points de vue, l’activation des conflits socio-cognitifs et l’argumentation, telles que conçues par la psychosociologie. Cela demande une écoute attentive et le respect de l’interlocuteur.
L’injustice sociale ne disparaît pas en modifiant simplement la conscience des hommes et en laissant intacte la réalité sociale. La dialectique entre la pratique et la théorie est nécessaire. C’est à partir de l’expérience que s’élabore le savoir et de ce savoir vont découler des nouvelles façons d’agir : le savoir et l’action sont liés. Les « apprenants » doivent se situer face à l’apprentissage. La question est : « en quoi ce que j’apprends me concerne et transforme ma pratique ? » Avec le temps, nous avons introduit dans les formations un espace pour faire connaître des actions existantes ailleurs, auxquelles les participants peuvent adhérer ou non, et nous proposons une aide à la conception et à l’accompagnement des actions.
Toute pédagogie est idéologique et a une incidence politique. Comprendre les règles qui organisent les relations sociales dévoile le fonctionnement de celles-ci, ainsi que les relations du pouvoir qui sont à la base de cette organisation. Une particularité importante de l’action d’ITECO réside dans l’interrogation sur les mécanismes du pouvoir et la façon dont ceux-ci sont relayés ou, au contraire, mis en question par les individus, les groupes sociaux, les organisations. Il s’agit d’observer ce qu’il y a derrière ce qui est dit : le contexte social, les rapports de pouvoir, les forces économiques, les rôles socialement attribués à chacun...
Qui décide sur quoi, et comment se prennent les décisions dans une situation concrète est une question fondamentale dans l’analyse des expériences proposées dans les différentes formations.
L’analyse institutionnelle prônait aussi la nécessité de susciter l’éveil du désir d’apprendre, et l’idée d’apprendre dans le rire. C’est le dernier principe, et on ne l’a pas manqué.
En marchant, nous avons pris connaissance d’un écrit de José Bengoa, sociologue chilien, où il actualise la conception de l’éducation populaire. Dans l’article « L’éducation pour les mouvements sociaux », il parcourt l’histoire de ce courant pédagogique et il pointe les incompréhensions et les dérives conséquentes qui le guettent.
Ces possibles dérives germaient aussi dans nos pratiques : des idéalisations de groupes en formation, qui nous conduisaient à un certain rejet des apports théoriques et à l’utilisation excessive de techniques d’animation, le savoir restant parfois au second plan ; des visions technocratiques, auxquelles nous poussaient le milieu ambiant et les organisations financières ; la tentation bien-pensante du culturalisme...
Cet auteur se référait également à des thèmes qui étaient présents dans nos interrogations : la discussion sur les besoins des gens, la nécessité d’une analyse sociologique constante pour réaliser notre travail pédagogique, le rapport entre la théorie et l’action. Insérant son analyse dans les transformations de la société des années nonante, Bengoa parlait d’une éducation non seulement destinée à un public populaire, mais visant la société, en vue de son organisation en mouvements sociaux. Ceux-ci étant les leviers des transformations durables. En même temps, il redoutait une vision globalisante qui oubliait le sujet, son histoire, son identité. Un sujet occupant une place dans la société, traversée par des enjeux de pouvoir.
Bengoa, en affirmant que les êtres humains ont tous des besoins semblables de modernité, d’identité, de participation et de pouvoir politique, nous a aidé à voir plus clair et à recentrer nos objectifs. Il proposait en même temps un référant, une grille, utile pour observer nos options et nos pratiques. Il faut prendre en compte la globalité des besoins des êtres humains si le but de l’action pédagogique est permettre aux participants de devenir des acteurs de transformation sociale.
Aujourd’hui, un autre arrêt ne serait-il pas nécessaire pour voir quelle est notre jeunesse à quarante ans ? Actuellement, nous avons consolidé nos formations traditionnelles, nous avons abordé le thème des discriminations identitaires à travers la communication interculturelle et même, des discriminations de genre. Nous sommes passés à un niveau supérieur dans l’éducation au développement : d’une part, nous faisons des évaluations ; d’autre part, l’action du DEEEP -Echanges européens en éducation au développement- nous projette à l’échelle élargie de l’Europe. Signes de maturité.
Cependant il y a des écueils à tout âge. Les tendances technocratiques se sont renforcées, nourries par la bureaucratisation des organisations financières. Au nom de la rationalité, cette tendance, si liée à l’idéologie de la modernité, nous embrouille quelquefois par ses instructions, parfois, un rien ... irrationnelles. Nous passons plus du temps qu’avant à adapter nos conceptions aux formulaires et à expliquer pourquoi « on fait comme ça » et pourquoi « on pense comme ça ». Cela s’appelle, des fois, « le professionnalisme ».... Ce n’est pas un travail inutile, c’est vrai ; certains partenaires écoutent, comprennent et on avance ensemble. Mais, il faut avouer que c’est un peu exagéré. Nous pensons aussi que les tendances culturalistes, qui expriment le désir inconscient de la société de maintenir l’autre à sa place tout en faisant son éloge, sont très actuelles.
L’ « ici ou ailleurs » signifie l’existence d’un continuum entre ces deux lieux. Nous luttons, depuis le début, contre la fâcheuse habitude, encore récurrente dans les milieux du développement, de voir surtout l’ailleurs, sans regarder ce qui se passe ici et maintenant. Par exemple, on travaille avec les gens du Sud, aussi longtemps qu’ils y sont : une fois qu’ils débarquent au Nord, ils deviennent soit invisibles, soit assimilés à des Européens.
En outre, une sorte d’acceptation des inégalités sociales prend place dans l’imaginaire de tout le monde de façon sournoise. L’injuste distribution des ressources et des richesses devient juste. Actuellement, il est démodé de dire que la pédagogie est traversée par une idéologie, et que le public de nos publics occupe une position de dominé. Pudiquement, on dira plutôt qu’il est « touché par la fracture sociale ». Il y a des mots bannis ! Pour nous, une de nos difficultés est de penser à notre public et en même temps au public de notre public. Ce public ultime est, fréquemment, dans des situations de pauvreté et bien dépourvu de pouvoir.
Nos quarante ans demandent, peut-être, une nouvelle réflexion pédagogique, pour nous poser la fâcheuse question qui accompagne l’acte éducatif : celle de savoir pourquoi on le pose.
Nous avons un héritage, qui nous a été laissé par les pédagogues mentionnés ci-dessus, mais aussi par toutes les personnes qui ont participé, en tant que travailleurs, co-animateurs, membres de l’assemblée générale ou groupes d’accompagnement, à ce défi qu’est ITECO. L’histoire n’a pas commencé avec nous. Le retour sur le passé, sans tomber dans la nostalgie, peut nous aider à comprendre le présent à travers notre propre évolution.
ITECO est né à partir de la volonté de personnes qui osaient aller à contre-courant, sûrement plus que nous. Elles nous ont laissé un socle de pensée et d’idées qui nous ont permis de construire et de marcher sans jamais être dans l’obscurité totale. Ce legs est là pour être réactivé, approfondi, continué ou combattu.
Dire « la pédagogie d’ITECO » est un peu vaniteux. Nous voudrions simplement continuer à marcher en posant nos questions, à montrer la dialectique entre le simple et le complexe, à impulser les besoins sociaux de citoyenneté qu’ont les personnes sans pouvoir, à être des passeurs de sens, des courroies de transmission entre ce qui se fait et se pense dans certains endroits du monde vers d’autres endroits du monde. À faire voyager avec nous des outils et des réflexions. Quelle responsabilité !