« Au cœur des ténèbres », « A travers le continent
mystérieux », « Mes compagnons noirs et leurs étranges
histoires »... Rien que par ces titres évocateurs on devine les fantasmes que provoquait l’Afrique chez les
Européens, il y a un siècle : mystères, safaris et richesses !, par Samy Hosni
Si l’Afrique centrale fut explorée pour la première fois par les Portugais au 15ème siècle, il aura fallu atteindre quatre cents ans pour que les Européens se jettent goulûment sur le gâteau africain pour en dévorer les parts. Les Belges doivent beaucoup à Henry Morton Stanley qui, à lui seul, annexera un territoire septante-sept fois plus grand que la métropole. Journaliste, correspondant du New York Herald, Stanley publia une série de best-sellers, souvenirs de ces exploits tels ces deux premiers ouvrages : Comment j’ai retrouvé Livingstone (1872) et A travers le continent mystérieux (1878). La lecture de ceux-ci est essentielle pour comprendre la perception victorienne de l’Afrique. Le premier ouvrage est considéré comme l’ancêtre de tous les écrits de voyageurs en Afrique. Disons le sans détour : les récits de Stanley sont extrêmement narcissiques, construits de manière théâtrale pour ne pas dire mélodramatique. Il met en avant les exploits de Stanley qui résisteront peu, quelques années plus tard, à la critique historique. Dans ses récits, on remarque que Stanley est un homme de son époque : puritain (il ne supporte pas la nudité des Noirs), il agit de manière exécrable avec les autochtones qu’il considère au mieux comme une main d’œuvre gratuite.
« Les Noirs sont une immense source de problèmes ; ils manquent trop de gratitude pour me plaire », écrit Stanley durant son premier voyage. Il n’hésite pas à enrôler de force des villageois dans son service de porteurs et utilise régulièrement la force pour arriver à ses fins : « Lorsque la boue et l’humidité minaient l’énergie physique de ceux enclins à la paresse, un coup de fouet sur l’échine leur redonnait du nerf, parfois même en surplus » Stanley part explorer le Congo comme on part à la chasse : accompagné d’une véritable petite armée, il n’hésitait pas à razzier ou brûler des villages. Les expéditions punitives étaient fréquentes et « l’explorateur » se permettait parfois de faire « un carton » sur la population locale pour la tyranniser : « La plage était couverte d’excités et de moqueurs... Nous sentîmes que plusieurs pirogues nous suivaient. A bord de certaines, nous vîmes des lances brandies vers nous. J’ouvris le feu avec la carabine à répétition Winchester. Six coups et quatre morts suffirent à faire cesser ces moqueries ».
Dans ces deux premiers livres Stanley suit plusieurs règles qu’il appliquera à ses ouvrages à venir : étirer le texte sur deux volumes, employer tous les moyens possibles pour illustrer son récit : extraits du journal de route (qui diffère pourtant du vrai), carte pliée contenant l’itinéraire de l’expédition, une centaine de dessins (batailles, villages, forme des pagaies). Stanley avait compris qu’un foisonnement de détails pouvait captiver son lectorat, les températures, le sol, la longitude et la latitude du pays. On ne s’y trompe pas : Stanley est là pour une mission d’appropriation et de prospection des richesses pour le futur « propriétaire » du pays : Léopold II, roi des Belges. La mission civilisatrice ou anti-esclavagiste, dont il se prétend investi, n’est qu’un leurre hypocrite.
Konrad Korzeniowski alias Joseph Conrad avait navigué sur le Congo durant sa jeunesse et décida, huit ans plus tard, d’écrire un court roman sur cette expérience. Répondant à Au travers le continent mystérieux, de Stanley, le célèbre Au cœur des ténèbres (1894) se veut un roman initiatique. L’histoire est simple : un négociant, Marlow, remonte le fleuve Congo à la recherche d’un brillant marchand d’ivoire, Kurtz. Celui-ci est immensément riche mais, Marlow l’apprend en chemin, s’est enlisé dans une sauvagerie sans nom. Au cœur des ténèbres est une parabole applicable à tous les lieux : l’action du film Apocalypse now, de Francis Ford Coppola qui s’en inspire, est transposée de l’Afrique au Vietnam. Mais si le livre, en tant que fiction littéraire, abonde en symboles, c’est la description précise et détaillée qui nous intéresse ici : le Congo de Léopold II en 1890. Loin d’un récit d’aventurier narcissique à la Stanley, Conrad dénonce sans le nommer le brutal système d’exploitation du Congo. « La conquête de la terre, qui signifie principalement à prendre à des hommes d’une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n’est pas une jolie chose quand on y regarde de près », s’exclame Marlow, la doublure de Conrad... Pourtant, à l’instar de Stanley, Conrad possède cet esprit victorien « tendancieux » : pour lui, « la liberté ne peut se trouver que sous le drapeau britannique, partout dans le monde »... Pour le romancier nigérian Chinua Achebe, le message du livre est une mise en garde à l’encontre des Occidentaux sur les dangers africains : « Kurtz s’est stupidement exposé à l’attirance sauvage et irrésistible de la jungle, et voilà ! Les ténèbres l’ont démasqué ».
Il est intéressant à noter que Conrad se serait inspiré d’un personnage historique pour créer son Kurtz : Léon Rom. Commissaire du district de Matadi, celui-ci collectionnait les têtes africaines dont certaines auraient servi de décoration autour d’un parterre de fleurs devant sa maison ! Ce sinistre personnage est également l’auteur de plusieurs tableaux, dont certains sont encore au musée de Tervuren, ainsi que d’un petit ouvrage publié à compte d’auteur : Le nègre du Congo (1899). Cet ouvrage transpire de conceptions les plus racistes, typiques de cette époque. De courts chapitres couvrent « le nègre en général », la femme noire, la nourriture mais surtout de la passion de Rom pour la chasse. Pour celui-ci, « la race noire est issue de l’abrutissement, ses sentiments sont grossiers, ses passions brusques, ses instincts bestiaux et, avec cela, elle est orgueilleuse et vaniteuse. La principale occupation du Noir est de s’étendre sur une natte, aux chauds rayons du soleil, tel un crocodile sur le sable ». Cet ouvrage crapuleux ne peut que nous faire comprendre le changement de mentalités qui s’est opéré depuis un siècle et qui continue toujours aujourd’hui : du racisme paternaliste à l’égalitarisme.
Ce tournant est perceptible chez l’un des plus grands écrivains de ce siècle : André Gide. Son Voyage au Congo (1927) est une sorte d’aventure d’âme décrite avec sincérité. Ce livre commence pourtant comme bien d’autres : beaucoup de descriptions masquant la dénonciation du système coloniale. La quête du pittoresque fait place au sentiment d’humanité : « Je ne pouvais prévoir que ces questions sociales angoissantes, que je ne faisais qu’entrevoir, de nos rapports avec les indigènes, m’occuperaient bientôt jusqu’à devenir le principal intérêt de mon voyage, et que je trouverais dans leur étude ma raison d’être dans ce pays ». Et plus loin : « Désormais une immense plainte m’habite : je sais des choses et je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. A présent, je sais : je dois parler ». Le roman d’aventure se transforme en plaidoyer contre le système colonial. A son retour d’Afrique, une grande part de l’activité de Gide sera consacrée à dénoncer les exactions des grandes compagnies et des colonies en général. Ces témoignages nourriront le bulletin de la Ligue contre l’oppression coloniale et l’impérialisme et serviront à la Chambre pour alimenter les débats les plus houleux sur les colonies. Le récit de Gide est implacable contre l’exploitation économique des richesses, la répression cruelle, l’incurie des administrateurs, les exactions des « civilisés ».
Le livre fait scandale et son auteur est pris à partie dans le journal Le Temps : Au lieu d’encourager les jeunes français à la colonisation en leur montrant la bonne affaire, André Gide s’égarerait en calomnies contre le régime. Si toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, cela dépend surtout des oreilles qui les écoutent... Comme beaucoup de périodiques, La Revue catholique des idées et des faits, passe sous silence les critiqueæs proférées par André Gide et s’attarde sur les descriptions de la nature luxuriante du Congo. Ce qui irrite cette revue belge (2 septembre 1927) c’est plutôt « la propension morbide pour les formes extrêmes et honteuses d’une civilisation décadente » à savoir le goût pour Gide pour l’art et les coutumes africaines. Si celui-ci se bornait à la description « il n’y aurait pas que la morale qui y gagnerait, mais aussi la littérature » ! Par contre, le journal Libres propos prend position pour Gide, le 20 août 1927 : « Peu importe ce détour par l’exotisme et la plastique nègre ; sans préjudice du lendemain, on peut placer ce récit parmi les livres de bonne foi et les témoignages qui font honneur à l’espèce » L’Humanité place même ce livre dans le cadre d’un combat plus large. On lit en effet le 30 avril 1928 : « La race noire, opprimée, comme le vit Gide au Congo et au Tchad, parquée et cernée de mépris dans la ville nègre de Harlem ».
La suite du Voyage au Congo, Le Retour au Tchad, sera aussi virulente à l’encontre du système colonial. A la fin du pamphlet, un appendice livre des documents et témoignages provenant de certains fonctionnaires français : il ressort définitivement et lumineusement que les populations noires de l’Afrique équatoriale française sont soumises aux plus honteuses exactions : « Les Blancs ne sont pas allés là-bas apporter la civilisation, l’ordre, l’hygiène mais ils assurent leur pouvoir par la corruption, les mauvais traitement et le refus volontaire d’enrayer les terribles épidémies qui déciment les villages nègres », poursuit L’Humanité. Gide lance un pavé dans la mare de l’exploitation des Africains sans prendre de faux-fuyant : « Plus dure peut-être que la rage du soleil et des pluies est l’oppression des Blancs, porteurs de corruption et de mort... » •.