Le conte
africain vise l’éducation
des plus jeunes et la
cohésion sociale.
Wetshodima Yole
Yalonga,
conteur et maître des
conteurs, raconte cet
enseignement oral en
Afrique… et en Europe,
par Samy Hosni
Grand, le visage large et sérieux,
Wetshodima Yole
Yalonga est arrivé en Belgique
dans les années nonante. Inscrit à
l’Institut du Travail de l’Université
libre de Bruxelles, il
constate vite que beaucoup
d’étudiants alors zaïrois, faute d’argent,
abandonnent les études.
« Certains de mes compatriotes,
désoeuvrés car le gouvernement
zaïrois ne leur payait pas
leurs bourses d’études, se sont
même retrouvés sur le chemin
de la délinquance. C’est pourquoi
nous avons tenté de les
aider en créant l’association
Cultures et traditions africaines
qui, à l’instar du Foyer africain,
permet d’octroyer une manne
financière à ces étudiants pour
leur permettre de continuer
leurs études. Une loi de 1939
permet le commerce ambulant
de périodiques et journaux.
Tout le monde peut vendre sa
brochure sans payer de taxe. Ce
texte est d’ailleurs reproduit
dans chaque numéro vendu et
rappelle aux autorités le caractère
légal de cette pratique.
L’étudiant touche les trois quarts
de la vente, c’est parfois
son seul moyen de subsistance
». Particularité : les brochures
sont des recueils de textes
bien connus par tous les
Africains : des contes.
Remontant à la nuit des temps,
des contes typiques du bassin
congolais sont publiés et vendus
en Belgique : « On a voulu
écrire des récits que l’on connaissait
bien et surtout sans
payer des droits d’auteur ». En
effet, le conte n’appartient pas
à quelqu’un mais il est du domaine
public, il appartient à des
générations qui se sont succédé
pour le raconter. La question
des droits d’auteur est problématique
car une réadaptation d’un
conte, par exemple au théâtre, sera protégée. Il serait
toutefois dommage que cet art
populaire, modifié parfois durant
des centaines d’années selon
le goût du public, puisse
devenir la propriété d’un seul
écrivain. « Nous écrivons ces
traditions orales peut-être pour
la première fois et de manière
anonyme pour ne pas nous les
approprier. La plupart du
temps, on se réunit et l’on se
raconte nos souvenir de contes.
Mais il m’est également arrivé
lors d’un voyage au Congo de
chercher de nouveaux contes
pour l’association », explique
notre conteur.
Le conte est un genre populaire
universel. Contrairement aux
mythes, il ne tente pas d’expliquer
la création du monde ou
les problèmes fondamentaux de
l’existence. Le conte apparaît
plus superficiel et partiel, un
peu comme un mythe dégradé :
il n’aborde que certains aspects
des choses de la vie, il ne concerne
que des êtres isolés et
n’engage pas forcément toute
l’humanité. Pour ce qui est de
la narration, le conte est une
affabulation : il y a souvent déguisement,
symbolisation.
Cette dénotation seconde nous
fait comprendre qu’à travers le
monde fictif des contes, c’est la
société qui est visée.
La littérature africaine est liée
à la vie de tous les jours, aux
activités sociales et communautaires
des hommes. Souvent
accompagné de musique, le
conteur allie des talents de narrateur, d’acteur voire de chanteur
ou de danseur pour captiver
son public. Mais attention,
loin d’être superficiel, le conte
possède un caractère utilitaire.
Wetshodima Yole Yalonga :
« Dans les milieux traditionnels,
il est raconté la nuit, au
clair de lune ou autour du feu,
car la journée est consacrée au
travail. Le conte est rarement
une distraction futile, mais permet,
dans un milieu où l’écriture
n’existe pas, de transmettre
des connaissances aux plus
jeunes voire à tout le monde car
il inculque aux hommes une
sagesse pratique, des préceptes
de vie morale ». Les thèmes qui
reviennent le plus sont ceux de
l’obéissance, du dévouement,
du refus de l’individualisme, de
l’amour (filial ou maternel, rarement
sexuel), de l’amitié ou
de l’initiation. Un sujet redondant
est celui de l’intelligence :
les contes soulignent particulièrement
l’esprit d’à-propos. Celui
qui possède cette intelligence
est l’objet d’admiration
même lorsque cette qualité s’attache
plutôt à la ruse ou à la
malice. Au lieu de blâmer l’enfant,
on l’admire pour son génie.
La fin du conte et l’attitude
de l’auditoire africain choquent
d’ailleurs plus d’un observateur
européen qui ne trouve aucune
moralité à ces contes. Or celle-ci
existe mais de manière plus
ambiguë que dans nos fables.
Le génie malicieux, qui permet
à l’enfant de l’emporter sur les
grands, symbolise la victoire
des faibles sur les puissants, du
bien sur le mal.
Le conte ne s’arrête pas au fait
d’être une école sans tableau,
mais permet de garantir l’unité
du groupe et la permanence des
institutions tant sociales que
religieuses. Il est un facteur de
cohésion sociale : il règle les
rapports sociaux et établit les
hiérarchies sociales. C’est ainsi
que de nombreux contes et proverbes
enseignent le respect
sacré de l’aîné ou de la hiérarchie
: « Les oreilles peuvent
grandir, elles ne peuvent pas
dépasser la tête » dit un proverbe
Kongo…
Le conte possède également
un rôle de conservation important
: c’est par lui que se perpétuent
les coutumes, croyances
et histoires du groupe. Dans les
contrées où l’écriture n’est pas
ou peu utilisée, cette littérature
maintient vivants les rapports
cumulés des générations et contribue
à leur développement.
Quoique cette conservation des
coutumes s’établisse dans tous
les cas, le conte n’est pas figé.
La parole ne peut survivre aux
institutions humaines, sociales
ou économiques dont elle
émane et dans lesquelles elle
joue un rôle actif : peu stable,
le récit évoluera selon le conteur
et la situation du moment.
« Nous avons du mal à nous
souvenir de tous les détails d’un
conte, même lorsqu’il est très
populaire, raconte Wetshodima
Yole Yalonga. C’est pourquoi,
lors de la rédaction, nous nous
réunissons pour enrichir la narration
de nos connaissances ».
Une réinterprétation de contes
est ainsi faite en fonction de la
situation et du goût du public :
le conte peut intégrer les divers
soucis quotidiens de la vie dans
une grande ville, la ségrégation
ou les tracasseries administratives. Le colonisateur tenta
même d’influer dans le récit de
certains contes, telles ces publications
des Pères Blancs, nettoyées
de tout proverbe pouvant
choquer les « bonnes mœurs » !
Seules certaines prières rituelles,
apprises par cœur lors de
l’initiation, peuvent traverser
les siècles sans beaucoup de
changements si ce n’est dans le
langage : certaines incantations
voire quelques contes seront
conservés dans une langue
beaucoup plus pure que celle de
tous les jours.
Essentiellement orale, le conte
africain est aujourd’hui supplanté
par d’autres formes de
communication dont bien sûr
l’écriture. L’Afrique rurale a été
ébranlée et marginalisée par la
colonisation, le néo-colonialisme
et maintenant par la mondialisation.
L’écriture et la scolarisation
introduites par les
Européens ont sonné le glas de
l’omnipotence du conte. Un
nouveau type de création, le livre,
presque toujours en langue
étrangère, a accentué les bouleversements
des sociétés africaines
: « Nous retranscrivons
les contes en français et bientôt
en néerlandais. Mais cela
pose des problèmes de traduction
car nous ne maîtrisons pas
ces langues parfaitement. De
plus nous nous privons d’émotions
propres à notre langue
maternelle africaine », précise
Wetshodima Yole Yalonga. Le
conte se déforme : le problème
de l’oralité se répercute sur
l’écrit…
Pourtant, le conte est loin
d’avoir dit son dernier mot. S’il
est actuellement étudié, disséqué
par des chercheurs, le conte
ne fait pas encore figure de relique
archéologique. Il
revit… en Belgique par exemple,
grâce à la vente de ces petits
recueils : « Ce sont surtout
de vieux nostalgiques du
Congo (Belges ou Congolais)
qui achètent pour le fond. Mais
je pense que la plupart nous financent
pour la cause et ne
prennent pas la peine de les lire.
Qu’importe, le fait de mettre
par écrit des contes permet d’en
assurer une trace indélébile :
« Certains conteurs sont irremplaçables,
écrire leurs histoires
c’est déjà les faire revivre ».
C’est surtout dans les milieux
non urbanisés que le conte est
toujours fort présent : il continue
à tenir sa fonction d’éducation
et de ciment social.
Mieux : il semble reprendre le
rôle de l’école lorsque celle-ci
fait défaut : dans un pays en
guerre comme le Congo, où les
instituteurs ne sont plus payés
et les écoles détruites, le conte
revit et assure une continuité
relative dans l’éducation des
enfants. Preuve que ce genre
littéraire ancestral a encore de
beaux jours devant lui.