Un récit sur le génocide rwandais, par Boubacar Boris Diop
A l’aube, nous avons commencé à installer le premier cordon autour de l’église de Nuyamata. Les milliers d’Inyenzi qui se sont réfugiés dans cette Maison de Dieu pensaient que nous n’oserions jamais les attaquer. Ces cancrelats ne vont pas tarder à savoir qu’il ne faut jamais prêter de bonnes intentions à son ennemi. D’après nos informations, ils se sont même organisés pour la préparation des repas, la surveillance des enfants, l’abattage des arbres destinés au feu de bois et des choses de ce genre. Ils auraient pourtant dû se demander pourquoi les prêtres de Nyamata, cloîtrés depuis trois jours, jeûnent et prient sans arrêt. Les prêtres, eux, savaient.
L’heure de passer à l’action est venue.
Quelqu’un a d’ailleurs dû dire aux réfugiés qu’ils étaient pris au piège. Il y a eu un brusque mouvement de foule, puis un immense hurlement s’est élevé de l’intérieur de l’église. Ils criaient : « Ils sont là ! Les Interahamwe sont là ! » en donnant de violents coups de point au portail. Quelques pierres ont été jetées dans notre direction. Nous les avons esquivés en souriant. Certains ont essayé de sauter par-dessus la clôture. Ceux-là sont littéralement tombés à nos pieds. Ils ont été éliminés les premiers. Des éléments de la garde présidentielle sont arrivés. Dès qu’ils sont entrés dans la paroisse, les cris ont redoublé d’intensité. Ils ont balancé des grenades et tiré plusieurs rafales d’armes automatiques dans le tas. Ensuite, ils nous ont fait signe d’y aller. Les gens couraient dans toutes les directions. Ils étaient très nombreux : vingtcinq mille ou trente mille ? Je n’aurais jamais cru que l’église de Nyamata pouvait contenir autant de monde. Nous n’avons pas fait de détail. Une vieille nous a dit : « Mes enfants, laissez-moi prier une dernière fois ». Une petite vieille toute ratatinée. C’est fou, le nombre de personnes qui demandent depuis hier à prier avant de mourir. Notre chef a répondu à la vieille, d’un air faussement étonné : « Ah ! maman, ne le savais-tu donc pas ? Nous avons passé la nuit au ciel et là-bas nous nous sommes battus jusqu’à l’aube contre le Dieu des Tutsi ! Nous l’avons tué et maintenant c’est votre tour ». D’un seul coup de machette, il lui a envoyé la tête au diable.
Nous avons passé la nuit sur les lieux. On s’est bien amusé avec les femmes. Quand elles ne sont pas trop mal, on les liquide en dernier. On est des jeunes après tout et il faut bien vivre.
Le lendemain vers midi, tout était terminé.
Le préfet est arrivé avec une petite suite. Un type à lunettes. Il portait un complet beige très propre et s’était mis du parfum. Les mains dans les poches, il a regardé d’un air soupçonneux les corps éparpillés dans la paroisse. C’était clair qu’il cherchait quelque chose à nous reprocher. Tu vois seulement ses mains et tu sais qu’elles n’ont jamais tenu une machette. Ils arrivent de l’université et ils commandent à tout le monde, ces salauds. Pourquoi ? Ce n’est pas juste. Si le chef me dit : « Alors, vas-y », ce type est mort. « Est-ce qu’ils sont tous bien morts ? » a-t-il demandé en faisant la moue. Notre chef, très fâché, a répondu qu’il pouvait vérifier. Le préfet n’attendait que ça. Il a eu un petit sourire en coin et a fait : « D’accord, on va voir ça ». D’un geste, il a ordonné à deux de ses hommes de procéder à la vérification. Ceuxci nous ont fait signe de nous éloigner puis ont jeté des grenades lacrymogènes sur les cadavres entassés sous nos yeux. Les Inyenzi qui s‘étaient dissimulés sous les corps avaient déjà bien du mal à respirer. Avec les lacrymos, ils éternuaient très fort et on n’avait plus qu’à leur mettre la main dessus. Ils ouvraient de grands yeux ahuris en nous voyant. C’était très drôle. Pas bête quand même, le préfet. On a découvert quatre Inyenzi qui faisaient semblant d’être morts. Les petits malins. Le préfet a dit sèchement : « Quatre, c’est trop ». Notre chef a protesté : « Et après ? ». Il n’a pas froid aux yeux notre chef. Un vrai guerrier. Ce n’est pas quelqu’un qui se laisse marcher sur les pieds. Le préfet a dit : « Tu ne peux même pas comprendre que ces quatre-là vont raconter demain des mensonges dans les journaux ? Tu ne peux pas le comprendre, hein ? Je me demande comment on a pu faire confiance à un imbécile comme toi ». Alors là, ça a chauffé. « Les journaux, je m’en fous, a hurlé notre chef, et toi, si tu es un homme, viens faire comme nous ! ». Il s’est approché du préfet et a essuyé sa machette couverte de sang sur son beau complet beige. Ah ! Ah ! Le préfet a été scandalisé par tant d’audace. Il a voulu gifler le chef et celui-ci lui a saisi la main au vol, l’a tordue et l’a ramenée dans son dos. Puis il est resté comme ça pendant quelques minutes en traitant le préfet de tapette. L’autre faisait des grimaces et ses lunettes sont tombées par terre. Il fallait voir. On a rigolé pas mal, puis il a ramassé ses lunettes en disant à un de ses suivants : « Incident à Nyamata. Quatre survivants. Voies de fait contre l’autorité. Notez la date et l’heure, s’il vous plaît ». Puis il a dit sur un ton très froid, en s’inclinant légèrement : « Messieurs, au revoir et merci ». Il a regagné sa voiture noire d’un pas solennel. Un de ses hommes lui a ouvert la portière et il s’est assis à l’arrière en nous regardant une dernière fois d’un air mécontent.
Avant de partir, nous avons pris ce qui pouvait être intéressant : bijoux, montres, argent, lunettes de soleil, chaussures et des tas de petites bricoles. Une ceinture. Un briquet jetable. Des chaussettes pas trop usées. Cela peut toujours servir. Nous avons tout mis ensemble pour nous le partager à la fin de la journée. C’est une bonne idée que notre chef a eue là ; c’est bien pour un chef d’être juste, comme ça on le respecte et il Une ceinture. Un briquet jetable. Des chaussettes pas trop usées. Cela peut toujours servir n’y a pas de bagarres. Dans d’autres groupes d’Interahamwe, les gars se tapent déjà dessus : l’un veut tuer une fille et l’autre veut la garder pour ses soirées, ou inversement. C’est humain dira-t-on. Je veux bien, mais, quand on commence à faire des sentiments, on ne peut plus s’arrêter et c’est le travail qui en pâtit.
Une fois dehors, nous avons vu une meute de chiens rôder autour de Nyamata. Des bandes de gamins attendaient notre départ pour se précipiter dans l’église. Il y avait tant de cadavres qu’ils pouvaient toujours espérer glaner quelque chose, les petits. On m’a même dit qu’ils jouent au foot avec les crânes, mais je n’ai pas encore vu cela de mes propres yeux.
Bubacar Boris Diop est un écrivain sénégalais. Aloys Ndasingwa est un chapitre du roman Murambi, le livre des ossemente, de Bubacar Boris Diop, publié par les Editions Stock.