Ahmadou Kourouma a écrit le roman des Pinochet des tropiques, ceux qui confondent compte en banque personnel et caisses de l’Etat, politique et chasse à l’homme, par Antonio de la Fuente
En attendant le vote des bêtes sauvages, du romancier ivorien Ahmadou Kourouma, raconte l’époque où les pays africains étaient plus connus par le nom de leur dictateur que par leur propre nom. Quelle est cette époque ? Le passé immédiat de l’Afrique néocoloniale qui se traîne jusqu’à présent. Et ces noms sont ceux des généraux Sékou Touré, Sany Abacha, Gnassingbé Eyadema, du président Houphouët-Boigny, du maréchal Mobutu, du roi Hassan II, de l’empereur Bokassa. Ex-sergents des armées coloniales, la plupart d’entre eux, qui entrent en politique comme on va à la chasse, acquièrent le pouvoir suprême par l’assassinat et l’émasculation et entendent bien le garder par ces mêmes moyens et honorer leur compréhension du lien social qui peut être résumée de la sorte : il ne peut exister deux hippopotames mâles dans le même bief.
C’est bien l’Afrique des mille dictatures, des dirigeants corrompus, des partis uniques liberticides et mensongers. Certains d’entre eux ne se privaient pas de se dire socialistes, mais la plupart se contentent de se dire libéraux. Dans les faits, ils se ressemblent comme deux gouttes de sang car ils s’imitent. Qu’est-ce qui peut bien les distinguer ? Kourouma dépeint ainsi la nuance : pour les uns « gérer l’indépendance signifiait remplacer, à tous les niveaux, tout Blanc ( technicien ou pas ) par n’importe quel Nègre » ; pour les autres, « cela consistait à confier les responsabilités aux Blancs, tenir le Nègre en laisse pour donner des coups de temps en temps aux compatriotes qui levaient la tête ». Pris en étau entre eux se trouvent les Métis, dont Khorouma fait cette approximation désabusée : « La vie est toujours douloureuse pour ceux qui aiment ceux qui les excluent et méprisent ceux qui les acceptent ».
Dans ces malheureux pays tout, sauf les salles de torture, est dans l’état de délabrement de la case d’une lépreuse. « Les comportements des dictateurs africains sont tels que les gens ne les croient pas ; ils pensent que c’est de la fiction. Nombre de faits et d’événements que je rapporte sont vrais. Mais ils sont tellement impensables que les lecteurs les prennent pour des inventions romanesques. C’est terrible ! », s’exclame Kourouma.
C’est le président ivoirien Houphouët-Boigny, qui dans le roman s’appelle Tiékoroni, qui initie Eyadema, dont le nom romancé est Koyaga —Bokassa quant à lui s’appelle Bossouma, ce qui veut dire puanteur de pet — aux opérations du maintien au pouvoir absolu. Les règles sont aussi simples que carrées : il faut confondre mensonge et vérité, compte en banque personnel et caisses de l’Etat, politique et chasse à l’homme. Les puissances occidentales s’inquiètent-elles un peu de la mauvaise image qui émane de cette manière de faire ? Kourouma raconte cette anecdote qui illustre bien la désinvolture des dictateurs tropicaux et la tartuferie des supposés garants de la démocratie mondiale : « Un jour, Houphouët-Boigny arrive aux Etats-Unis, où on lui fait remarquer qu’il n’a pas d’opposants. Il attrape alors un membre de sa suite présidentielle qu’il présente d’emblée comme le chef de file de ses opposants ».
Le récit se déroule en six veillées pendant lesquelles un griot —un chanteur compositeur, dirait-on dans nos contrées— fait les louanges du dictateur Koyaga tandis que son interlocuteur dénonce ses crimes. « Le soir, dans les villages malinkés, raconte Kourouma, les griots des chasseurs viennent raconter le donsomana, la vie des chasseurs, leur lutte magique contre les animaux et les fauves, supposés posséder de la magie. Les histoires de vie étant importantes chez les Malinkés, j’ai adapté la technique du donsomana à mon roman ».
Le roman raconte des combats magiques entre chasseur et fauve avec force onomatopées — Gbaka ! Boum !, avis aux amateurs de bande dessinée—.Une fois l’explication magique présentée, Kourouma fait un effort à l’intention de son lectorat cartésien, en proposant aussi « une explication enfantine de Blanc qui a besoin de rationalité pour comprendre ». Le griot qui raconte —le sora— va jusqu’à affirmer que l’Afrique serait mensonge s’il n’y avait que du rationnel.
Ahmadou Kourouma quant à lui dit ne pas croire à la magie. Et cela pour une raison très simple : « Si l’Afrique avait quelque chose à cacher, si elle avait des pouvoirs mystérieux, notre histoire n’aurait pas été si tragique. Si les millions de personnes que l’on a fait partir en Amérique avaient pu se transformer en oiseaux et s’échapper, tous se seraient envolés et auraient fui ». En attendant, l’usage qu’on fait des codes rituels des chasseurs est là qui jette un sort terrible sur les hommes : « Lorsque le chasseur tue un fauve, explique Kourouma, il lui arrache les parties génitales pour les lui enfoncer dans la gueule. Par analogie, quand Koyaga-Eyadema tue ou assassine des hommes, il les émascule et leur enfouit le sexe dans la bouche. Parce que cela permet de neutraliser la force vengeresse des fauves ou des hommes tués. En leur mettant la queue ou le sexe dans la bouche, cette force est enfermée et elle tourne en rond. Une force vengeresse sort de la bête tuée qui doit poursuivre son tueur, laquelle force doit tourner en rond, en circuit fermé ».
Il y a lieu de rapprocher ce remarquable roman d’un ouvrage récent de Mario Vargas Llosa, non encore paru en français, La fiesta de chivo ( La fête du bouc ), qui raconte les derniers jours du dictateur dominicain Rafael Leónidas Trujillo, Pinochet caraïbe des années cinquante. Lui aussi seul hippopotame mâle dans son bief, jouissant du droit de cuissage sur la primogéniture de ses proches collaborateurs, entretenant des liens d’amour-haine avec la puissance impériale qui l’a mis en selle et qui voudrait, trop tard, trop peu, limer ses pires excès. Comme Koyaga avec son Maclédio, lui aussi épaulé par un sorcier-tortionnaire, le Colonel Abbes García, féru d’ésotérisme rose-croix, aussi abject qu’efficace dans l’anéantissement de toute forme d’opposition politique.
En les lisant l’un à la suite de l’autre, en essayant d’établir des rapprochements et des dissemblances, on en arrive à saisir le contour commun du sous-développement africain et latino-américain. Car la dictature, qu’elle soit togolaise, dominicaine ou birmane, est bien à la base du sous-développement de ces pays. Mieux, dictature et sous-développement sont les deux roues d’un chariot embourbé. Amhadou Kourouma et Mario Vargas Llosa font oeuvre de salubrité publique en ventilant cette pestilence et — paradoxe de la littérature— en donnant du plaisir à ceux qui dans ces pages iront parfaire leur connaissance du monde. Combien de journées de protestation faut-il réussir pour défenestrer ces Pinochet tropicaux, combien de juges Garzón et Guzmán pour leur faire perdre leur immunité usurpée ?