par Ngo Semzara Kabuta
Mois d’avril cet horrible mois
L’on croyait le monstre défunt
Après la traite après Auschwitz
L’on rêvait l’on disait tout haut
Diable est mort il n’existe pas
Le six avril quatre-vingt-quatorze
Un avion s’était écrasé
Seul rescapé un monstre
Un monstre surgi des Grands-lacs
Il tranchait les jambes et les têtes
Il coupait tout ce qui dépassait
Il sectionnait les troncs élagués
Il prenait de longs bâtons pointus
Il enfilait la chair humaine
Il brandissait victorieux ses trophées
Il les jetait dans la rivière
Les mères percent les yeux de leur fils
Les pères brisent les os de leurs filles
Les uns sont brûlés les autres enterrés vifs
Dans chaque flacon dans chaque récipient du poison
Pour empoisonner la sœur le neveu la tante
Partout la fumée suffocante et le feu ardent
Sous chaque pas des mines nerveuses
Dans chaque maison des objets tranchants
Destinés à hacher la mère la vieille grand-mère
Dans chaque chambre des machettes brillantes
Destinées à décapiter les voisins devenus ennemis
Des machettes flambant neuves offertes par Pékin
Des grenades offertes par Paris Bruxelles Prétoria
Et des bâtons cloutés et des marteaux et des couteaux
Pour démolir broyer l’autre Celui-qui-est-différent
Quelque Hutu téméraire osait se rebeller
Contre la haine soudaine la déraison meurtrière
Sitôt il était déchiqueté et dévoré froidement
Quelque autre était simplement soupçonné de connivence
Il était livré aux bêtes et insectes carnivores
Des Hutu sans nombre assassinés qui refusaient d’obéir
Le Monstre sans âme du haut de ses Mille Collines
Hurle à travers les ondes électromagnétiques
Scande des injures contre les damnés sans armes
Il exhorte les milices et chante leur bravoure
Vaillant guerrier Fils-de-l’intrépide Fils-du-sanguinaire
L’heure est venue de te venger race pure race noble
Des tueurs aux yeux rouges au verbe brûlant
Debout sur des enfants des femmes fraîchement tués
Récitent des autopanégyriques enflammés
Je suis le Lion-irascible-aux-canines-acérées
Moi Fils-du-Sanglant-race-des-Seigneurs
Lorsque j’apparais avec mon javelot le Coléreux
Celiu-qui-ne-rate-jamais-sa-cible Fils-du-Vainqueur
L’ennemi apeuré atterré libère sa vessie ses intestins
Je coupe son sexe ses seins je le liquide avec sang-froid
A Gikongoro j’ai abattu courageusement vingt mille Tutsi
A Kigali j’ai étranglé six cent seize nourrissons
Moi héros-incontesté-aux-viscères-pétrifiées
Des raids à tout heure des obus à chaque minute
Des projectiles volent en tous sens sans arrêt
Comme l’on rêve de dormir une nuit complète
Sans l’angoisse sans la hantise de la mort
Est-ce donc l’apocalypse annoncée
Ceux d’Asie des Amériques d’Australie regardent
Immobiles comme le furent les voisins du Führer
La terre immonde concertée acharnée avec fureur
D’accord que l’on viole torture et extermine
Un million peut-être deux millions d’hommes
Précipités dans des fosses sombres communes
Pour escorter Habyarimana au ciel ou en enfer
Faut-il pleurer l’épouse ou le père ou le frère
Dans chaque véhicule qui passe des morts des mourants
Toute un pays peuplé de sombres corbillards
Des voitures noires roulent à travers les morts
Des camions aux pneus massifs avancent cahotant
Sur les routes jonchées de morts putrescents
Des caravanes interminables
Comme du temps de la traite
En route vers des camps nécropoles
Bientôt un million d’orphelins décharnés
Dans les plaines et les vallées voisines
Deux millions de fuyards émaciés
Fuyant l’air nauséabond irrespirable
Fuyant l’eau ensanglantée imbuvable
Au-dessus des fosses béantes débordées
Dix millions de charognards venus de l’enfer
Se repaître de l’homo sapiens démantelé
Célébrer l’échec de la civilisation
Se rire de sens nié
La parole est si faible
Pour décrire le monstre surgi du fond de l’homme
Ce monstre gammé qui sur l’Europe et le monde
Régna cinq années entières qui parurent des siècles
Usant de techniques plus ingénieuses encore
Perpétrant des massacres plus atroces encore
Avec une détermination plus radicale plus obscure
Il s’agissait de gommer des races entières
D’anéantir quarante-cinq millions d’hommes
Le voilà qui erre impuni en Irlande en Bosnie
L’Orient d’un bout à l’autre est son empire
Il n’y a pas un coin du monde où il n’ait régné
Il est de tous les cieux de tous les temps
Ce monstre ricanant semant partout la terreur
Ce même monstre éventreur échappé de l’Occident
Qui terrorisa les peuples d’Afrique
Pendant trois siècles entiers
Trois siècles d’horreur qui parurent une éternité
Pulvérisant des millénaires de culture
Spoliant massacrant incendiant
Transformant l’homme en bête de somme
Réduisant l’homme à une monnaie qui sonne
Mesurera-t-on jamais combien de misères infligées
A des générations chassées effacées de l’histoire
Au nom de religions des anti-religions
Des extrémismes des dogmatismes de l’intolérance
Au nom de l’argent et autres nouveaux dieux
Comment un jour rendre justice
Dédommager ce vaste continent méprisé
Ce continent pillé vidé de ses entrailles
Cette terre saignée à chaque seconde encore
Par une horde de monstres ou leurs ambassadeurs
Résister à tant d’assauts et de tortures quel miracle
Endurer tant de souffrances quelle énigme
Peut-être qu’existe une énergie
Qui fera basculer l’arrogance et l’imposture
Qui aura raison de la haine et de la violence
Peut-être que le rescapé trop meurtri
Un jour se révoltera et partira en guerre
Contre la peur de la mort
Et saura échanger son sang contre la liberté
Une guerre utile et juste enfin
Contre le Monstre qui habite son cœur.