Le point de vue des partenaires du Sud n’a eu aucune importance pour le screening. Quelle contradiction avec les objectifs du millénaire qui expriment explicitement que l’aide au développement doit s’aligner sur les demandes des intéressés !, par Cecilia Díaz Weippert
J’ai toujours travaillé dans la coopération. Les premières années, c’était dans le Sud. Ensuite, et depuis 24 ans déjà, je le fais depuis la Belgique. C’est à partir de cette longue trajectoire que j’essaie de voir les effets de ces réformes successives de la coopération sur Frères des hommes (FdH), l’ONG pour laquelle je travaille. Mon regard est, bien évidemment, subjectif et teinté de ma « culture » de la coopération, mais, n’est-ce pas cette subjectivité culturelle qui fait la richesse du développement ?
Très brièvement, quand j’ai commencé mon travail chez Frères des hommes, cette ONG belge avait une multitude de partenaires dans le Sud qui, malgré le fait qu’ils venaient d’horizons très divers, avaient une vision et un objectif communs : la quête de démocratisation et de justice sociale et économique dans leurs sociétés et, à plus long terme, dans le monde entier. Cela paraît ambitieux et même prétentieux mais, dans la pratique, cette recherche restait assez réaliste tout en étant volontaire et déterminée.
Les sympathisants de FdH partageaient aussi ce choix et, de ce fait, soutenaient son action. Il y avait, bien-sûr, des critiques à cette manière de faire de la coopération. Au nom d’un certain professionnalisme, on critiquait le fait qu’on saupoudrait nos moyens sur des réalités très différentes ce qui n’amenait pas à un réel développement. On nous disait que sans spécialisation géographique ou thématique, notre intervention dans la réalité du Sud n’avait pas d’impact, car on manquait d’une qualification particulière à transmettre à ces populations. Et si on n’a pas de leçons à donner, alors quelle était la vraie contribution de FdH ?
Nous ne nous voyons pas comme des donneurs de leçons. Notre rôle est de chercher des organisations du Sud et du Nord ayant une vision partagée de la justice, du développent durable, de la démocratie et de la participation et, ensemble, travailler à la matérialisation de cet idéal.
Cette vision a été la première à être écartée de la route. Au nom d’un certain professionnalisme aussi, plusieurs soi-disant théories sont venues s’imposer sur notre pratique d’ONG. On dit bien « s’imposer » car elles sont presque toujours venues des pouvoirs subsidiants : la méthode PIPO (aujourd’hui personne ne parle d’elle, ouf), le cycle du projet et le cadre logique (eux, par contre, nous ont donné beaucoup de travail pendant toutes ces années), la GAR (celle-là nous a fait plus souffrir car on nous accable avec l’obsession de résultats mesurables et chronométrés dans le temps), la cartographie des incidences (méthode plus sympathique car –au moins— elle prend davantage en compte les acteurs) et la TOC (théorie du changement, dont on nous fait suivre des formations pour mettre en évidence que le changement est un processus global, influencé par une multitude d’éléments de la réalité !). Et il parait qu’à l’heure actuelle il faut maitriser l’IATI, International aide and transparency initiative ; des formations sont en vue.
Et nous, ONG, pour ne pas perdre une partie fondamentale du financement, on a accepté tout cela, en se disant que, bien que ce soit imposé et que cela arrange principalement les pouvoirs subsidiants, on est enchanté d’apprendre de nouvelles méthodes, d’acquérir de nouvelles connaissances, et de devenir ainsi plus performantes.
Ce changement de vision s’est accompagné de nouveautés administratives. Depuis que je suis en Belgique, j’ai toujours entendu parler de réformes. La coopération non gouvernementale n’est pas une exception. Je me souviens de la réforme appelée Moreels qui a marqué un tournant dans la relation ONG-pouvoirs publics. Deux idées me viennent à l’esprit : il fallait commencer à travailler par programme de cinq ans, et laisser plutôt de côté le travail par projets. Et il était fortement conseillé aux ONG de se mettre en consortium. Nous, bons élèves, ayant peur de rester hors-jeu, nous avons cherché trois autres ONG pour nous « consortier » et commencer une nouvelle vie à quatre. Ce fut l’échec. Malgré les promesses officielles, nous n’avons eu aucun avantage à nous mettre ensemble. Au contraire, on nous a coupé une partie des subsides, on nous a traités d’opportunistes et accusés de manque de cohérence. Un an après avoir créé le consortium, FdH s’est retiré de ce groupe, juste à temps pour conserver la bonne entente avec les trois autres ONG. Comme conséquence, FdH est toujours resté un an en décalage par rapport au rythme imposé par la coopération officielle, et nous avons perdu –proportionnellement— une partie de nos subsides.
Après plusieurs modifications à cette réforme –trop longues et ennuyeuses à décrire— la coopération belge a commencé ce qu’on a appelé les agréments ONG sur base de la performance organisationnelle. Nous avons pu passer le cap de ce premier audit réalisé en 2006, mais on nous prévenait déjà que le chemin futur des subsides serait de plus en plus difficile.
Des années pénibles se sont succédées pour nous et pour les partenaires, principalement pour des raisons administratives. Chaque année il fallait refaire des plans d’action qui pouvaient mettre en cause la continuité de l’action. Pour les partenaires du Sud, le changement dans la manière de travailler avec FdH a été radical. Ils continuaient à nous considérer comme des partenaires, mais ces liens de solidarité et de vision commune du développement devenaient de moins en moins évidents. Ce n’est pas pour rien que plusieurs organisations du Sud commençaient à appeler les ONG du Nord « agences de financement ».
Une nouvelle réforme a imposé aux ONG la diminution du nombre de pays partenaires. De plus, on ne pouvait pas présenter des actions au Sud si on n’atteignait pas le seuil minimum de 500 mille euros par pays dans un programme. Cela limitait aussi la quantité des pays à introduire dans le programme car les fonds propres que l’ONG doit apporter au cofinancement devaient suivre cette exigence. Le plus étonnant c’est que cela n’était pas demandé par les partenaires du Sud. Là-dessus, le point de vue de ces partenaires n’avait aucune importance, celui de l’ONG non plus. Quelle contradiction avec les objectifs du millénaire qui expriment explicitement que l’aide au développement doit s’aligner sur les demandes des intéressés !
Alors, paradoxe, c’est justement au nom de la simplification administrative —fort souhaitée par les ONG— que cette nouvelle réforme a commencé. Étions-nous si naïfs pour croire que la réforme allait simplifier les choses et nous permettre de nous consacrer à des questions plus fondamentalement liées au développement ?
La réforme incluait le fameux et redouté screening qui est devenu comme l’Inquisition pour les ONG. Plus d’un an consacré à préparer ce moment terrible, avec des espaces de formation et d’échanges, afin d’avoir une chance de ne pas passer à la trappe. Le personnel des ONG a passé des semaines et des mois à travailler là-dessus car cela allait, soit nous ouvrir les portes du ciel des subsides, soit nous jeter dans l’exclusion et nous écarter de la route. Et nous tous, on s’est prêté docilement à l’exercice. Il faut dire que cette épreuve pouvait aussi bénéficier à certaines ONG, nécessairement au détriment d’autres, car les ressources allouées deviennent progressivement rares.
Quelles sont les ONG qui pouvaient consacrer du personnel à préparer l’exercice ? Certaines ont même engagé des consultants car l’enjeu était trop important. Mais consacrer autant d’énergie n’était évidemment pas possible pour celles dont les ressources humaines sont limitées à la mise en œuvre de leur mission.
Les critères d’évaluation du screening pour être considéré comme une bonne ONG ne faisaient pas allusion à la construction de sociétés plus justes ni ne prenaient en compte l’expérience de travail vérifiée de l’ONG, ni de loin l’avis des partenaires. On se demande si l’avis des gestionnaires de la coopération a été pris en compte dans ce jugement.
On a utilisé des critères entrepreneuriaux pour nous juger et, dans notre cas, nous punir. On peut l’admettre, ce sont des paramètres à utiliser. Mais, sont-ce les seuls critères valables pour rayer une ONG de la liste des organisations subsidiables ? L’exercice n’a eu aucun but formatif, n’a abouti à aucune recommandation. Il n’y a pas de proposition possible pour surmonter cette difficulté ni de chemin à suivre pour changer la situation. Il va directement au cœur de ce qu’on cherche : inclure ou exclure. Surtout, exclure pour diminuer le nombre de demandeurs de subsides.
Et les conséquences... Déjà en 1996, le fait de nous pousser à travailler en consortium a eu comme effet la communautarisation de Frères des hommes. On a scindé l’ONG selon le régime linguistique pour pouvoir s’associer avec d’autres ONG qui étaient déjà communautarisées. On peut se dire que cela ne constitue pas forcément un effet négatif, mais ce n’était pas un choix interne à l’organisation mais bien un effet presque inévitable d’une réforme que nous n’avions pas demandée. Et cette scission a déforcé FdH.
Travailler par programme de cinq ou de trois ans peut avoir des effets positifs, bien sûr, car en théorie on peut mieux planifier et agir dans la sérénité pendant quelques années. Mais la notion de diversité d’action des partenaires –conforme aux réalités spécifiques de chacun—, ainsi que l’inclusion des opportunités conjoncturelles, ou le travail intégré entre le Nord et le Sud, entre autres, ont été pénalisées par ce système appelé programme. Le comble pour nous a été de devoir présenter un programme de 500 mille euros par pays, car cela nous a poussés, d’une part, à diminuer le nombre de pays partenaires et, de ce fait, à ne pas pouvoir poursuivre d’enrichissants échanges Sud/Sud et Nord/Sud. Et, d’autre part –ce qui fut beaucoup plus compliqué- nous a mis dans des difficultés financières car on a été obligé d’engager des fonds propres trop importants pour une association comme la nôtre.
Même si cette condition n’est aujourd’hui plus d’actualité, nous subissons encore les conséquences financières de cette imposition. Et, de toute façon, la réforme en cours bénéficie aux organisations qui ont un budget important (au-dessus de 2 millions par programme pour les ONG qui soutiennent des partenaires Sud et de 750 mille pour celles qui réalisent uniquement des activités d’éducation) pour avoir un accès direct aux subsides. Les raisons de cette contrainte correspondent aux intérêts des pouvoirs subsidiants et non à ceux des ONG.
En ce qui concerne les effets au Sud de toutes ces réformes, il faut dire que nos partenaires acceptent avec patience tous ces changements administratifs et les nouvelles théories à la mode, même s’ils ne les comprennent pas nécessairement. Mais, il est clair que notre action –comme celle d’autres ONG— ne peut plus être considérée comme une grande contribution à un changement important. Non, notre intervention, assujettie aux déterminations des pouvoirs subsidiants, ne contribue qu’à des changements encadrés et envisageables, pour utiliser des notions de la théorie du changement.
Avec cette dernière réforme, Frères des hommes s’est vue écartée de la route, ce qui entraîne de lourdes conséquences car on n’aura plus accès à des subsides fédéraux pendant au moins cinq ans. De plus, nous subissons la stigmatisation de ne pas être assez performants pour être reconnus comme ONG de coopération, ce qui aura également des conséquences sur d’autres pouvoirs subsidiants et donateurs.
Cinquante années de travail dans le développement
Et cela après cinquante années de travail dans le développement au Sud et en Belgique, et avoir obtenu le financement des programmes subsidiés, notamment par la DGD, pendant 17 ans, sans remarques négatives fondamentales ; au contraire, en ayant souvent des évaluations très positives. Sans scrupules, on jette à la poubelle notre approche et notre expérience. Il paraît que, après cet exercice d’écrémage, nous sommes 23 problèmes en moins pour la coopération.
La raison principale de cette exclusion ? En résumé, nous avons été considérés comme trop complexes par rappot aux moyens à disposition. Dans notre cas, cette complexité a été établie parce qu’on soutient différents secteurs d’activités : développement rural, formation, participation citoyenne, économie sociale. Il est clair que nous pensons à l’intégralité du développement ; que notre option n’est pas d’imposer une thématique ou un secteur de travail aux partenaires du Sud, mais bien d’adapter notre soutien aux réalités et aux potentialités spécifiques de ces partenaires tout en prenant en compte leurs faiblesses.
Ce qui est important pour nous, c’est le changement social, et pas spécialement l’acquisition des compétences ponctuelles. Dans ce sens, les secteurs de travail ne sont que des moyens pour construire ce changement, et non pas des fins en soi. Mais, visiblement, notre vision du développement n’est pas ajustée aux exigences du screening.
Alors, nous dit-on, pourquoi s’obstiner à travailler avec des subsides ? Comme si on nous disait : au fond, on vous fait un cadeau en vous libérant de ces pénibles subsides. Cet argument nous semble de consolation sans être vraiment sincère car, on sait bien que, d’une part, les subsides viennent des contribuables, c’est-à-dire, de nous tous. Alors, pourquoi une manière différente de voir et de pratiquer la coopération au développement n’aurait-elle pas sa place ni le droit d’accès à des subsides, surtout si les évaluations de ce travail ont été positives ?
D’autre part, nous savons tous pertinemment bien qu’en Belgique, et pour le secteur non-marchand, il est presqu’impossible de fonctionner sans subsides, surtout si on veut consacrer une énergie soutenue et des ressources humaines suffisantes pour réaliser un travail de longue haleine. De plus, nous soutenons le fait de ne pas être marchand et de destiner le maximum des fonds récoltés pour la mission de l’association. Les fédérations, les syndicats, les partis politiques, les associations, tous reçoivent un soutien institutionnel, n’est-pas ?
Le mécanisme de ces réformes est opposé à ce que FDH et plusieurs autres ONG, voir même la coopération officielle belge, déclarent faire avec les partenaires du Sud. Il est excluant, privilégie les organisations ayant plus de ressources, cherche l’uniformisation, ne prend pas en compte le point de vue des acteurs de la coopération et les partenaires, écarte du chemin les associations plus petites et divergentes et qui proposent des actions qui sortent des sentiers battus.
Ces réformes nous ont obligés, à toutes les ONG, à utiliser les mêmes méthodes de travail, ayant comme toile de fond les mêmes théories (en général, venues d’ailleurs), travailler sur les mêmes pays, adopter les mêmes structures organisationnelles internes et nous concurrencer entre nous pour pouvoir rester sur la route des élus.
« C’est dans l’air du temps, il faut se faire à cette réalité et ne pas rester dans un passé utopique. Allez, il faut se moderniser ! », nous dit-on. Peu importe si on suit sans résistance des décisions des pouvoirs publics, si on nous diminue les ressources et si on les redistribue dans un cercle de plus en plus restreint d’élus. Peu importe si on se voile la face en croyant qu’après ce screening on aura la paix…
« Quand ils sont venus les chercher, je n’ai rien dit. Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait personne pour protester », disait Brecht.