Le Gresea n’est plus une ONG

Mise en ligne: 19 septembre 2016

Si on ne se bat pas aujourd’hui, dans quatre ans, c’est le tour de l’éducation permanente, propos de Bruno Bauraind recueillis par Tito Dupret

La nomination de Bruno Bauraind comme secrétaire général du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative – Gresea – coïncide avec la nouvelle que le centre de recherche n’est officiellement plus une ONG. Lui, qui y était le « Monsieur DGD » depuis deux ans, a très mal vécu ce refus d’accréditer l’organisation. Ceci malgré quatre dossiers déposés avec succès pendant cette période à la Direction générale de la coopération au développement et l’aide humanitaire (DGD).

Mais une fois passé le choc et avalé l’échec du screening ayant exigé « plus de deux mois de travail bout-à-bout », il a tout de même ressenti un certain soulagement. Finalement, ce graal ne donne qu’un accès au financement et il faut encore construire chaque projet pour convaincre la DGD d’y participer ; avec toute la lourdeur administrative coutumière. C’est autant de temps et d’énergie économisés pour rebondir.

Sept pour-cent du portefeuille de l’organisation est touché, elle n’est donc pas en danger mais cela signifie « peut-être une perte d’emploi ». Cependant, selon Bruno Bauraind, le screening subi par les ONG en Belgique dépasse largement le simple objectif d’accréditer des organisations en vue de leur permettre d’accéder au budget public.

« Je suis arrivé en 2007, lors de l’éclatement de la crise financière et depuis il n’y a eu aucun changement sinon qu’on a socialisé les pertes en les faisant payer par le contribuable, avec des intensités différentes d’un pays à l’autre. En Grèce, la perte du PIB est de l’ordre de 25% en cinq ans. L’économie est en lambeaux. Des services sociaux n’existent plus. En Belgique, c’est une politique d’austérité. Maintenant je pense qu’on est vraiment dedans, c’est-à-dire des réductions budgétaires, mais avec un projet politique derrière de marchandisation croissante de parts de la société ».

D’après le politologue qui étudie les multinationales et les restructurations transnationales, les ONG belges subissent exactement ce qu’il observe sur le terrain. En fait, le screening n’est qu’une étape intermédiaire.

« Pour moi c’est un processus de restructuration qui n’est pas terminé. Je pense que d’autres vont partir bientôt. L’idée de l’administration – et qui transcende les clivages politiques – c’est de dire que l’austérité budgétaire vient de l’Europe et que l’enveloppe va diminuer. Comment est-ce qu’on va restructurer ? 105 ONG sont accréditées jusque début 2017. Comment est-ce qu’on va se débarrasser de certains dossiers ?

« Parce qu’on restructure l’administration, il y a moins de fonctionnaires, il faut donc moins de dossiers à évaluer. Comment on va faire ça ? On va mesurer la capacité administrative et de gestion, pas les projets. Comme ça on liquide. Pour faire cela, qu’est-ce-qu’on leur ?demande ? Enormément de reporting. À partir du moment où vous alourdissez – 7500 pages de reporting écrites par les ONG en 2015 –, quelles sont les ONG qui s’en sortent le mieux ? Celles qui ont les moyens administratifs : les grosses ONG.

« Je pense que cette réforme, c’est un modèle d’ONG qui est en train d’apparaître : une grosse structure capable de justifier la dépense d’argent public. L’Europe fonctionne comme ça depuis longtemps. C’est juste le même modèle, des grosses structures pour pouvoir justifier continuellement la dépense d’argent public et surtout qui sont extrêmement dépendantes. Et c’est là que pour moi c’est pernicieux et que c’est politique : devenir extrêmement dépendant de l’administration et du gouvernement.

« C’est tout le sens de la réforme selon moi : si on évalue les ONG autant pour leurs projets, le contenu de leur travail, que sur leur capacité de gestion administrative, celles qui ont une capacité faible mais de bons projets, ça va rééquilibrer. Mais si on veut une véritable restructuration, et c’est ça l’objectif, il faut qu’on les coince là où elles sont le plus faibles en majorité : leur compétence en gestion administrative.

« On va donc aller plus loin, on va mettre en place des indicateurs de gestion comptable et financière rationnels, la solvabilité par exemple, qui sont des indicateurs qu’on utilise dans les restructurations transnationales et vous les adaptez à des secteurs de petites associations. Vous obtenez une restructuration clé-sur-porte légitimée par des indicateurs soi-disant objectifs ».

À ce sujet, Bruno Bauraind avance quatre exemples de l’opportunisme avec lequel la grille d’évaluation a été construite :

« L’ultime projet du Gresea déposé et validé par la DGD est la création d’un observatoire des multinationales. Dans ce dossier, des progrès méthodologiques ont été soulignés par le ministère, affirmant que le Gresea « est un acteur qui renforce beaucoup le travail des autres ONG. Pourtant dans le screening, on a 0/4 au renforcement des partenaires. C’est ce que j’ai souligné au ministre qui n’a pas répondu. Les progrès réalisés ne comptaient plus.

« Nous avons des partenaires au Nord et nous sommes un centre de recherche où la notion de partenariat est différente : on écrit des articles avec d’autres, on mène des recherches avec d’autres, mais on ne va pas construire un hôpital avec d’autres ONG. Et donc la notion de contractualisation est aussi différente parce qu’on n’a pas d’argent en jeu. Donc si vous faites un screening en quantifiant la gestion des partenariats, on a 0/4.

« Il y a d’une part la gestion de base des projets et d’autre part un indicateur transversal de complexité qui est important. Plus vous êtes complexe, plus vous devez avoir un niveau important dans les autres indicateurs. Plus vous avez de subsides d’organes différents, plus vous êtes complexes. Or nous dépendons seulement à 7% de la DGD parce qu’on a réussi, sur leur conseil depuis plusieurs années, à diversifier nos sources de financement. Et bien ça nous a tué parce qu’on s’est retrouvé très complexe sur ce plan alors qu’en fait c’est juste une bonne pratique de gestion.

« On n’arrive pas à répondre aux critères, c’est des indicateurs du marché, c’est le langage que les entreprises parlent. Solvabilité correcte, contractualisation permanente des partenariats, un certain niveau de fonds propres... On voit clairement que la Belgique travaillera avec une cinquantaine d’ONG qui seront des sous-traitant du secteur privé dans des projets de développement où l’entreprise aura beaucoup à dire et où l’Etat amène le petit coup de pouce au secteur privé.

« Ce qu’on veut c’est un modèle d’ONG technique, moins de sensibilisation du public et moins de contre-pouvoir. L’enjeu pour moi est que les ONG en Belgique sont très gouvernementales parce qu’elles dépendent du gouvernement. Ce que les subsides gouvernementaux permettaient avant, c’est de garder une certaine indépendance par rapport à d’autres acteurs. C’était une protection : on ne dépend pas du marché.

« La réforme, dans son cycle long, le ministre n’arrête pas de parler dans son discours d’effet-levier : on va vous donner de moins en moins d’argent, construisez des projets qui plaisent au secteur privé, qui va amener des projets public-privé de coopération au développement et ainsi construire avec moins d’argent public et plus d’argent privé. Evidemment, c’est une catastrophe parce qu’il faut que les ONG répondent aux critères du marché ».

Marché qui rechigne par ailleurs à jouer son rôle fiscal puisque les finances publiques diminuent :

« L’évasion fiscale est un des principaux problèmes à l’endettement des pays du Sud. Depuis vingt ans on est à peu près tous d’accord sur le sujet. Et qui est-ce qui évalue ? Une des quatre principales boites, Deloitte, qui pratique ce qu’on appelle l’optimisation fiscale et qui vend cela aux entreprises. C’est cette boite-là qui a inventé un processus d’évaluation des ONG car il y a une manne d’évaluations à faire.

« On a la DGD qui ne remplace pas ses inspecteurs qui partent à la retraite parce que les enveloppes sont en diminution, mais qui va verser 650 à 700 mille euros, selon les estimations, d’argent public à Deloitte et à BDO, qui est un cabinet du même style, pour construire une grille d’analyse et nous évaluer. Ils sont venus ici, l’Etat ne le fait pas lui-même. C’est un choix néo-libéral : l’Etat n’a plus vocation à gérer et à contrôler, il a vocation à distribuer au secteur privé.

Or, « le Gresea fait un travail de critique des multinationales et on nous a obligé à déposer dix ans de comptabilité chez eux. Toutes les ONG belges ont fait ça. Mais apparemment dans le secteur ça n’émeut pas grand monde. Voilà c’est comme ça. C’est une privatisation de la coopération au développement. C’est ça le processus qui se joue... Marchandisation de la coopération pour être juste, puisque c’est à partir des indicateurs de marché qu’on le fait ».

Marché qui rechigne par ailleurs à valider ce qui ne peut être mesuré et quantifié :

« La réforme se fait aussi contre la diversité dans les ONG. Ils veulent un modèle tout fait, évaluable facilement, et donc cela se fait à l’encontre des nouvelles idées. Le problème est mécanique. On restructure l’administration qui a besoin de moins de dossiers, donc elle va restructurer par l’entremise d’un cabinet le monde des ONG. L’autre dimension c’est le projet politique qui va avec. On veut un type d’ONG, pas un autre : quantifiable, évaluable, technique. Aider à construire un hôpital, il y a un budget, des matériaux, des médecins, c’est chiffrable. Former à la démocratie c’est plus difficile, comment est-ce qu’on quantifie ça ? ».

Alors accablé par ces accablants constats, comment compte rebondir le Gresea ?

« En tant que chercheurs en économie, nous cherchons les traces de vie, les résistances, comme un biologiste ou un médecin. On va pas se battre un temps fou parmi les ONG qui ont accepté la réforme pour une raison ou pour une autre. On va continuer à travailler sur les questions Nord-Sud. Avec des partenariats, on est en train de créer un nouveau réseau, un observatoire européen des multinationales... Parce qu’on va vers ce qui vit ».

Pendant ce temps, les ONG qui ont réussi le screening doivent rentrer un projet pour septembre 2016.

« Elles ne vont pas commencer à s’engager dans une critique du modèle alors qu’elles n’ont pas encore reçu de financement. Elles n’ont pas le temps. Elles ont juste le droit de demander et pour ça elles ont trois mois de travail qui les attend. Nous on a le droit de critiquer parce qu’on n’est plus là-dedans, c’est facile aussi.

« Une chose nous fait peur, c’est le combat qu’on va mener maintenant. Il y a une réforme de l’enseignement en Belgique et c’est McKinsey, le cabinet, qui participe à la mise en place de cette réforme avec les mêmes indicateurs. On parle d’une réforme de l’éducation permanente avec un gros subside, comment cela va se faire ? L’enjeu maintenant, il est là.

« Les ONG c’est fait et ça va continuer, ça va s’alourdir. Est-ce qu’on peut trouver à un moment donné des alliés en Europe pour se battre contre cette dictature des indicateurs du Public management ? Est-ce qu’on peut à un moment donné les dénoncer et trouver une règle politique pour dire qu’il faut qu’on arrête, qu’on va détruire l’associatif ?

Le pouvoir politique a le moyen de décider si c’est une mission publique ou si on va privatiser. En fonction de ça une autre concertation sociale peut avoir lieu. À partir du moment où il y a une loi qui oblige ce système, ces gens vivent dans une tour d’ivoire au Luxembourg, c’est impossible de... Si on ne se bat pas aujourd’hui, dans quatre ans, l’éducation permanente c’est KPMG qui vient avec une grille et qui nous demande si on répond à des critères ».