Nous avons réussi à préserver la spécificité de la coopération non gouvernementale

Mise en ligne: 19 septembre 2016

Reconnaissons l’aspect positif de la réforme à condition de ne pas rester dans un cadre belgo-belge, propos d’Arnaud Zacharie recueillis par Seydou Sarr

Arnaud Zacharie, vous êtes secrétaire général du Centre national de coopération au développement, CNCD. Depuis un peu plus de trois ans, la coopération au développement connaît une série de réformes. Sur quoi portent ces réformes et qu’est-ce qui va fondamentalement changer ?

Il y avait une première réforme sous la législature précédente, qui visait le renforcement de la cohérence dans les politiques en faveur du développement. Un mécanisme avait été mis en place pour éviter que les politiques internationales de la Belgique ne viennent contrecarrer les effets positifs de la coopération au développement. C’est ce qui arrivait quand, par exemple, les subsides agricoles à l’exportation entraînaient du dumping et détruisaient l’agriculture familiale des pays partenaires qu’on soutenait par ailleurs par la coopération belge au développement. C’est le type d’incohérence que cette réforme voulait combattre. Et puis il y a eu une réforme de BIO —société belge d’investissement pour les pays en développement qui a pour mission de favoriser la mise en place d’un secteur privé— étant donné que des fonds ont transité par des paradis fiscaux ainsi que certains financements sont allés à des projets sans lien avec le développement local. Avec le gouvernement actuel, en place depuis 2014, le gros chantier est la réforme de la Coopération technique belge, CTB, pour en faire une Agence belge de développement, ABD. Cette agence, si elle est créée, serait chargée de la mise en œuvre les programmes et projets de coopération gouvernementale.

Il y a aussi un autre point qui a le plus préoccupé les ONG. Il s’agit d’une réforme fondamentale de la coopération non gouvernementale. Une mesure avait été prise sous la législature précédente pour, d’une part, améliorer et renforcer les synergies et complémentarités entre les acteurs belges et, de l’autre, assurer la concentration des interventions dans un nombre limité de pays. L’arrêté royal d’application de cette mesure exigeait aussi la rédaction d’analyses contextuelles communes et la concentration dans cinquante pays. Avec la réforme lancée par l’actuel ministre de la coopération au développement, on passe de la rédaction d’analyses contextuelles communes à la définition de cadres stratégiques communs. En ce qui concerne les financements, 90% des moyens gouvernementaux seront affectés à trente pays prioritaires, pour lesquels ces fameux cadres stratégiques communs seront élaborés.

Les ONG ont-elles été associées à la mise en œuvre de la réforme ?

J’ai personnellement été impliqué dans la négociation d’un accord cadre avec les différents ministres qui se sont succédés ces dernières années. Un accord cadre a été finalement adopté en septembre 2015 et qui a servi de base à la rédaction de textes légaux —lois et arrêtés royaux—, en cours de finalisation. En tant qu’ONG nous reconnaissons l’aspect positif du renforcement des synergies et des complémentarités mais à condition de ne pas rester dans un cadre belgo-belge. Nous sommes d’accord pour reconnaître l’aspect positif du renforcement des synergies et des complémentarités, mais à condition de ne pas rester dans un cadre belgo-belge. Quand on est en RD Congo, au Niger, au Sénégal ou au Rwanda, il faut aussi analyser les situations avec un regard local. Pour les acteurs locaux dans ces pays, les Belges font partie de toute une série de partenaires. C’est une bonne chose que la Belgique souhaite une meilleure coordination de ses interventions, mais l’alignement sur les priorités des partenaires du Sud est un élément important à prendre en considération par les bailleurs et les acteurs du Nord. Le principal point sur lequel nous avons émis des réserves, c’est le rôle de la future Agence belge de développement. Le risque existe de voir sa responsabilité ne pas se limiter à la définition des priorités de la coopération gouvernementale, mais qu’elle s’immisce aussi dans l’élaboration des programmes des intervenants non gouvernementaux. La coopération non gouvernementale a sa propre vision du développement et une approche différente de celle la coopération gouvernementale. Les réalités du terrain et la manière de les affronter sont aussi différentes. Dans certains pays, prioritaires ou non, il n’est pas question pour nous d’arriver tous sous le même parapluie, acteurs gouvernementaux et acteurs de la société civile confondus. Il faut préserver la spécificité de la coopération non gouvernementale.

Vous parlez de spécificité. Qu’en est-il de l’autonomie de la coopération non gouvernementale ?

Lors des négociations de l’accord-cadre, les ONG ont défendu leur point de vue et réussi à faire comprendre que la question de l’autonomie des ONG n’était pas négociable. Et ce n’est pas simplement une question de principe, mais une nécessité. Pour la sécurité de nos intervenants, belges ou locaux, la réalité du terrain montre que l’autonomie par rapport au pouvoir politique est indispensable, y compris dans les principaux pays partenaires de la Belgique. Pour citer un cas concret, le Burundi, où des manifestations ont eu lieu en mai 2015 contre la violation flagrante de la constitution de la part du président. Dès sa réélection, en juillet de la même année, la répression a commencé, entraînant la suspension de l’aide de la Belgique au Burundi. Depuis lors, certains de nos partenaires sont l’objet de représailles et sont constamment réprimés. Certains ont dû fuir le pays, d’autres ont vu leurs activités interdites ou leurs comptes bancaires bloqués. Dans certains pays d’intervention de la coopération non gouvernementale, le danger est permanent pour beaucoup de nos partenaires locaux, qui sont des contre-pouvoirs démocratiques face à des gouvernements qui ne le sont justement pas.Cet exemple a permis au gouvernement de comprendre que notre démarche n’était pas corporatiste, mais que la réalité du terrain était à prendre en compte. Autrement, c’est nier la raison même de la coopération non gouvernementale, qui est complémentaire mais différente de la coopération gouvernementale. Notre mission n’a de sens que si les acteurs de la société civile sont indépendants des pouvoirs politiques, que ce soit en Belgique, en Afrique ou ailleurs.

Comment s’est fait le choix du CNCD comme représentant des ONG aux négociations ? Y a-t-il eu un consensus ?

J’ai été désigné comme représentant des organisations de la société civile francophone. Cela me semble logique, puisque c’est le rôle du CNCD de représenter ses organisations membres, partout où il le faut. La question n’est donc pas à discuter. Les discussions et objections concernent plutôt le contenu du mandat et la formulation de propositions, tout au long des négociations et jusqu’à la rédaction des projets de textes d’accord par l’administration. Je suis donc personnellement mandaté par mes instances pour, en ma qualité de secrétaire général, représenter les organisations membres du CNCD. Par ailleurs, en tant que coupole, le CNCD organise tous les six ans, des assises de la coopération au développement non gouvernementale. C’est à chaque fois, l’occasion d’une remise en question de notre statut, de notre rôle et de notre plus-value. Les interrogations portent également sur nos priorités d’action, mais aussi sur la nature de nos relations avec la coopération gouvernementale et avec nos partenaires. Ces assises ont débouché sur l’adoption d’une chartre politique à laquelle toute organisation doit adhérer pour devenir membre de la coupole. Cette chartre politique résume notre vision de la coopération au développement, une vision dans laquelle toutes nos organisations membres se reconnaissent. Le CNCD est une coupole multi-acteurs composée de fédérations sectorielles, elles-mêmes regroupant des ONG, des associations, des syndicats, des associations de migrants. C’est sur cette base que nous avons été mandatés pour négocier cette réforme. Dès lors qu’un accord est conclu avec le ministre, il revient à l’administration de décliner cet accord dans des textes de loi ou arrêtés royaux. Dans le cas des ONG, c’est la fédération du secteur qui négocie le contenu précis des textes légaux.

Qu’est-ce qui va changer dans le mode de cofinancement des programmes non gouvernementaux ? Toujours selon la clé de répartition 80/20 ?

Le système de cofinancement des programmes non gouvernementaux est maintenu, avec la même clé de répartition qui reste de l’ordre de 80/20. La nouveauté dans les nouvelles mesures en vigueur, c’est que pour être financés, les programmes non gouvernementaux doivent s’inscrire dans des cadres stratégiques communs, par pays prioritaire. En d’autres mots, dans chacun des 30 pays prioritaires, les interventions de la coopération non gouvernementale vont être déclinées dans un cadre stratégique commun, où chaque organisation doit démontrer que ses actions sont cohérentes avec ce cadre stratégique commun. L’autre nouveauté dans la réforme de la coopération non gouvernementale concerne l’Agence belge du développement, ABD, qui, si elle voit le jour, pourrait proposer en sous-traitance des programmes ou des projets à des acteurs dont l’expérience et la spécificité seraient conformes aux objectifs poursuivis par les programmes ou les projets de développement en question. Concrètement, cela voudrait dire qu’une ONG pourrait bénéficier d’un financement à 100%, pour la réalisation d’un projet de la coopération gouvernementale. Cette possibilité ne faisait pas partie de la négociation sur la réforme, mais c’est une opportunité pour des ONG dont l’expertise est reconnue pour la mise en œuvre de projets souhaités par le gouvernement. Ce qui, point important à souligner, ne remet pas en cause l’autonomie et l’indépendance des acteurs et des programmes de la coopération non gouvernementale.

L’accord inclut des restrictions budgétaires cumulées importantes, jusqu’en 2019, fin de la législature actuelle. Comment vont faire les acteurs non gouvernementaux pour atténuer l’impact de cette mesure ?

La quantité suffisante d’aide est la condition sine qua non pour son efficacité. On peut certes faire mieux avec moins de moyens, mais jusqu’à une certaine limite. Limite qu’on est sur le point d’atteindre en Belgique, puisque sous cette législature, les coupes budgétaires cumulées prévues vont atteindre plus d’un milliard d’euros, ce qui est évidemment colossal. C’est pourquoi lors des concertations avec le ministère, les ONG ont insisté pour que les restrictions budgétaires soient limitées à 8,5%, ce qui est toujours beaucoup, mais bien en-deçà des 20% annoncés précédemment. De nombreux gouvernements européens ont mis en place des programmes d’austérité contraignants, mais certains, pas beaucoup malheureusement, ont fait en sorte de préserver le mieux possible le secteur de l’aide au développement. Ce qui n’est pas le cas de la Belgique, au contraire. Ici, l’aide au développement est la principale variable d’ajustement budgétaire. Depuis de nombreuses années, c’est le ministère qui est le plus mis à contribution quand il s’agit des restrictions budgétaires. Les moyens vont baisser alors que les besoins sont de plus en plus importants et urgents. Pour compenser les pertes budgétaires, la société civile fait appel à la solidarité du public belge, par des actions comme l’opération 11.11.11. L’adhésion du public aux valeurs de solidarité internationale et pour la sécurité mondiale est nécessaire pour appuyer les actions des ONG qui interviennent par des canaux différents des gouvernements.

Un parlementaire de la majorité lance l’idée d’une loi visant à supprimer l’aide à des pays refusant un accord sur le retour de leurs migrants en situation irrégulière en Belgique. Quel est votre avis sur cette proposition ?

Cette proposition, comme d’autres sur le droit d’asile, n’est rien d’autre qu’un amalgame, volontaire ou pas, pour faire croire que les auteurs des attentats de Paris, Bruxelles et tout récemment à Charleroi, sont des étrangers qu’il faut renvoyer chez eux. Alors que la plupart des mis en cause sont certes issus de l’immigration, mais sont bel et bien des Français et des Belges, nés et ayant grandi en Europe. Les tenants de ces discours populistes oublient que le but de l’aide au développement est d’atteindre les objectifs du développement durable, un défi gigantesque. Le risque est énorme de rendre l’aide inefficace si on la détourne de ses objectifs réels.Par ailleurs, on met en cause des pays comme l’Algérie, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan ou la Tunisie, mais on oublie que tous ces pays ne font pas partie des 14 pays prioritaires de la coopération belge. Faire croire aux citoyens belges qu’on imposerait aux gouvernements de pays du Sud de collaborer, en les menaçant de leur couper une aide qu’ils ne reçoivent pas en réalité, c’est évidemment tirer à côté de la cible. Cette proposition n’a pas de sens et toute mesure prise à cet effet, ne serait ni cohérente, ni efficace. Il faut au contraire, songer à mobiliser les moyens dans le cadre des objectifs du développement durable, afin de réduire les inégalités mondiales et éradiquer l’extrême pauvreté. Le monde n’en sera que plus stable et les gens pourront vivre dans la prospérité de manière décente, là où ils sont nés.