Les ONG sont jugées à l’aulne d’une usine de production de boites de conserves, par Vincent Stevaux
Il y a une quinzaine d’années, alors que je travaillais dans le secteur privé, je ne trouvais pas de sens dans ce que je faisais, or j’en avais besoin. J’ai donc effectué une remise en question de mon activité professionnelle et, après plusieurs mois de réflexion, de rencontres, de formations, je me suis réorienté vers le monde de la coopération au développement et de l’humanitaire. Je suis alors parti dans le tiers monde afin de travailler au renforcement d’acteurs locaux et j’ai retrouvé du sens, de l’utilité, de la passion, le sentiment d’œuvrer concrètement pour un monde meilleur et d’apporter ma pierre à ce noble édifice qu’était le développement et la solidarité internationale.
De retour en Belgique après plus d’une décennie passée au Sud, je me suis plongé corps et âme dans la coopération belge au développement, l’éducation au développement, la formation et l’accompagnement d’organisations. Cinq années plus tard, je ne peux cacher que la désillusion pointe le bout de son nez.
Les ONG visent le changement social et se fondent sur nombre de valeurs, mais reproduisent entre elles le modèle compétitif dominant. Elles parlent d’égalité mais le font dans des structures essentiellement patriarcales et verticales. Elles œuvrent pour une justice sociale qu’elles n’appliquent pas entre elles. Le modèle de la compétition règne en maître, loin des idéaux et des valeurs prônées.
Nous sommes souvent prêts à nous couper un pied, de peur qu’on ne nous coupe une jambe, et bien sûr nous devons toujours « anticiper » ce qui est « inéluctable ». Nous avons intégré le TINA (there is no alternative) jusque dans nos propres réflexions stratégiques. Quel succès posthume pour une dame de fer qui représente tout ce que nous abhorrons ! Les ONG, comme peuvent leur reprocher les mouvements sociaux, font de plus en plus partie du système, du problème, et non d’une quelconque alternative. Au mieux, elles freinent la marche du système dominant.
Avouons-le, face à la réforme de la coopération belge, nous avons collectivement manqué de courage. Quel silence honteux face au chantage ministériel : « Acceptez ma réforme et on ne vous coupera pas trop les fonds » ! Quelle démission collective face à l’application du couperet d’un screening qui a éliminé les moins « performantes » d’entre nous !
Nous n’avons pas su faire preuve de cette belle solidarité que nous défendons pourtant par ailleurs : on veut bien critiquer la réforme mais pas si ça remet en cause notre propre agrément ; on pleure les ONG éliminées mais en calculant déjà combien a été épargné pour les survivantes ; on calcule comme des apothicaires la dose de poison que nous sommes prêts à ingurgiter pour survivre.
Nous avons manqué de cohésion et d’intégrité en acceptant de nous faire juger par Deloitte que nous combattons par ailleurs pour son rôle dans le vol généralisé que représente l’évasion fiscale. Puis, nous avons bien sûr fait tout ce que nous pouvions pour nous convaincre nous-mêmes qu’il n’y avait pas d’autre option. Que finalement toutes ces choses qu’on nous impose ont aussi leur bon côté. Que la gestion de la qualité à la EFQM, c’est quand même utile au final et qu’on a pu en tirer quelques enseignements, comme si nous avions eu besoin d’EFQM pour améliorer nos pratiques et qu’avant, rien n’était fait par les ONG en termes d’amélioration de la qualité.
Nous avons été lâches, comprenant que ces outils imposés n’étaient pas neutres, qu’ils dénaturaient un peu plus ce que nous faisons à chaque fois qu’on les met en pratique. Nous aurions dû être dans la rue à dénoncer la politique d’un gouvernement qui bafoue chaque jour les valeurs que nous défendons, et non dans nos bureaux à leur faciliter le travail par une activité sans cesse plus bureaucratique, plus vidée de sens, plus proche du secteur marchand dont nous ne faisons que copier les pratiques que nous critiquons par ailleurs.
Le screening, en particulier, nous a jugé à l’aulne d’une usine de production de boites de conserves. Je ne me sens pas respecté pour ma spécificité : le changement social. Non qu’une usine de boites de conserves ne puisse pas être quelque chose d’intéressant mais juger un poisson à sa capacité à grimper à un arbre est aussi stupide qu’inutile. Le screening, ce n’est rien d’autre que ça. Le sommet d’une certaine « professionnalisation » qui a perdu en chemin l’enthousiasme de l’engagement. En tant que travailleur d’une organisation qui cherche à produire du changement social, je me sens incompris, insulté, amoindri par un processus qui ne respecte rien de ce que je fais, réalisé par des gens, certes de bonne volonté, mais qui ne comprennent pas grand-chose à la réalité dans laquelle je travaille.
Quoi que vous fassiez, ce qui compte n’est pas tant la qualité du travail que la qualité de la gestion. Gestion financière, gestion administrative, gestion des partenariats, gestion des processus, gestion des risques, gestion de la gestion… gestion par-ci, gestion par-là. Une farce qu’on nous fait jouer. Derrière la professionnalisation, se cache une envie de changer nos modes de fonctionnement, nos modes de pensée, notre âme et notre ADN. Une volonté de formater les ONG comme des unités de production, pour mieux pouvoir les comparer, pour mieux pouvoir choisir les « meilleures », les plus « aptes » à faire ce qui est aux antipodes de leur objet social, celles qui demain pourront gagner des marchés, des appels d’offre et des appels à projet, grand rêve de tout bureaucrate qui se respecte pour qui privatisation rime avec performance. On va nous bassiner pour nous dire à quel point c’est fondamental d’avoir un « process map » des processus de mon core business, ou qu’il est fondamental de savoir après combien de mois les documents archivés en classeurs doivent descendre dans des boites à la cave.
Les différentes réformes de la coopération belge que nous avons vécues ces dernières années et leurs cortèges de processus et d’outils (réforme Magnette-Labille, ACC, CSC, réforme De Croo, screening) nous ont entraînés sur le chemin obscur de la force. Le grand lupanar des experts techniciens bureaucrates ! Ces processus ont fait de moi un gratte papier assis entre deux chaises, arqué sur des positions idéologiques mais jouant en même temps le jeu qu’on lui impose. Après une première réforme, encore tiède et non mise en œuvre, d’un ministre socialiste, la seconde d’un confrère libéral —toutes deux allant main dans la main, fondamentalement dans la même direction— mais dans une application encore plus accélérée, plus violente, moins réfléchie, moins concertée (de concert : « jouer ensemble »). C’est le règne de la médiocratie, des techniciens sans âme, c’est l’antipode de ce pour quoi je me suis engagé au sein des ONG.
Voilà, si je poursuis ce pour quoi je me suis engagé, je ne peux que dénoncer la réforme subie par la coopération au développement. Je ne peux que dénoncer le screening. Je ne peux que dénoncer Deloitte comme illégitime d’avoir exécuté ce détricotage sur des fonds destinés à la coopération au développement. Je ne peux que dénoncer le règne de la bureaucratie, qu’elle soit de gauche ou de droite.
Heureusement, une fois le processus passé, il reste le travail de terrain, celui pour lequel nous nous sommes engagés. Et là, la magie continue d’opérer. On retrouve du lien, du sens, de l’humain. Alors, une fois encore, on range au fond du tiroir la lettre de démission soigneusement motivée, on reprend courage et on remet le métier sur l’ouvrage.