Une organisation qui disparaît à cause d’un financement public...

Mise en ligne: 19 septembre 2016

...c’est le signal qu’on a fait le bon choix, propos de Denis Dubuisson recueillis par Tito Dupret

C’est une personne affable mais relativement inquiète qui nous reçoit au ministère de la coopération au développement, situé dans la Tour des finances à Bruxelles. Pour parler de la réforme des ONG belges et des résultats de leur screening, Denis Dubuisson, conseiller en la matière auprès du ministre, est en effet sur ses gardes.

Je crois comprendre qu’il craint que ses propos ne soient déformés. Mais, si nous avons décidé de l’interviewer, c’est parce qu’il est un acteur significatif et son point de vue doit intéresser les lecteurs. Nul besoin donc de caricaturer sa parole, que nous reproduisons ici telle quelle.

Voici les moments saillants d’une rencontre qui a eu lieu en deux séances pour un total de presque trois heures. En ceci, Denis Dubuisson s’est montré généreux et désireux que nous saisissions bien ses mots car effectivement nous ne nous sommes pas toujours compris.

Performance vs pertinence

« Le premier critère du screening, c’est d’avoir une expérience de coopération au développement pertinente de plus de cinq ans. La plupart des organisations qui ont soumis des dossiers d’accréditation étaient déjà bien connues par la DGD et donc l’aspect de pertinence de coopération au développement a fait l’objet d’un scrutinisme moins important car ce sont des organisations qui étaient déjà, dans leur majorité, lancées depuis très longtemps.

« La DGD se serait tirée une balle dans le pied si elle devait aujourd’hui refuser une organisation qu’elle finance depuis longtemps et qui ne serait pas pertinente au développement. On se focalise très fort sur le critère de performance, de maîtrise de l’organisation, parce que c’est celui qui a effectivement mobilisé le plus de ressources, tant humaines que financières... et focalisé le plus d’attention aussi. C’est celui qui a généré le plus d’efforts au sein des organisations mais ce n’est qu’un critère parmi neuf et qui est à égale valeur des huit autres ».

Pour quel modèle d’organisation ?

« Il n’ y a pas un modèle en tant que tel que nous encourageons, sinon de répondre aux objectifs du développement durable. On part du constat qu’une organisation isolée ne pourra jamais le faire : contribuer de façon efficace ou avoir un impact durable, participer à un changement profond dans la société et pas des petites gouttes dans un verre d’eau. C’est le constat des Nations unies que de dire qu’il faut des coalitions larges autour des objectifs du développement et qu’il faut des conditions qui dépassent les silos actuels de la coopération.

« Un effet pervers de notre coopération ces quinze dernières années, c’est que la coopération des ONG a fortement augmenté. On était dans une époque de vaches grasses, ce n’est plus le cas maintenant. Un effet pervers a été la spécialisation à outrance des organisations qui sont dans un système qui n’est pas directement concurrentiel, comme aux Pays-Bas ou encore plus au Royaume-Uni. Chez nous, la concurrence s’est faite sur les niches.

« Les organisations se sont spécialisées dans un corps de métier très précis et ont défendu leur budget par leur spécificité. On est dans une logique de construction de silos qui discutent assez peu entre eux, si ce n’est pour revendiquer l’augmentation du budget de la coopération ou pour faire des campagnes d’ordre politique. Ce que nous voulons maintenant, c’est qu’il y ait une bien meilleure intégration que par le passé entre tous les efforts menés ».

Un système très généreux

« Il y a une tendance lourde, qui démarre à Paris 2005, qui regarde comment être plus efficace. Pas seulement d’un point de vue technique, mais pour obtenir des changements à long terme à travers une diversité d’instruments.

« Au début il y a une résistance de la part des ONG. En 2008, j’étais de l’autre côté de la table, chez Acodev, et on était clairement dans la résistance. Je pense qu’aujourd’hui, il y a tout doucement une prise de conscience que les attentes d’un gouvernement ne sont pas nécessairement stupides ni dénuées de sens. Il faut voir que si on fait un benchmarking international de la façon dont la Belgique finance la coopération non gouvernementale, on est un système très généreux. Généreux en termes de taux de financement.

« Nous avons un système non-concurrentiel. Il y a une concurrence à l’entrée pour avoir son agrément, son accréditation, mais une fois qu’on est dans le système, on est quasiment garanti d’avoir un financement ; ce qui n’est pas le cas aux Pays-Bas et au Royaume-Uni où la concurrence se fait sur les projets. Ici, la concurrence ne se fait plus sur les projets, elle se fait à l’entrée ».

Big is not beautiful

« Entre ce qu’une ONG fait et la CTB fait... Au final les partenaires sont différents mais les approches sont assez semblables à un degré d’échelle différent. La CTB va investir vingt millions là où une ONG en mettrait 500 mille. Les approches sont assez semblables et cela provoque aussi un flou dans la mesure où certains se demandent pourquoi nous finançons encore ces ONG qui nous ennuient alors que la CTB peut très bien faire tout.

« Une organisation doit d’abord réfléchir à une source de financement autonome, et puis éventuellement faire fonctionner des leviers de financement public. Si la perte de financement public entraîne sa disparition, cela nous pose problème.

« Et big is not beautiful. On a des organisations qui ont grossi et en grossissant qui se sont vulnérabilisées par rapport à leurs propres mobilisations financières internes. Une organisation doit pouvoir fonctionner sans financement public et en tout cas, le financement public est un levier pour accélérer, faire plus tout ce qu’elle fait. Une organisation qui disparaît à cause d’un financement public, pour nous c’est un signal qu’on a fait le bon choix.

« Le but n’est pas de faire fusionner les petits ensembles, au contraire. Cela, par rapport au gouvernement précédent, c’est très clair. Nous n’avons pas de fixation sur la taille des organisations ni même sur le nombre d’organisations accréditées. Il y en a moins, à peu près 20% ou 25% en moins, mais ce ne sont pas forcément les petites ».

L’approche du screening

« C’est une approche quantitative. On aurait bien aimé faire une approche qualitative mais pour une raison juridique de sécurité de la décision, on a dû transformer l’approche qualitative en approche quantitative. Des oui-non binaires, de telle sorte qu’on puisse motiver clairement le pourquoi de la décision. Il y a un moment où on doit par la loi mesurer la performance d’un système de gestion.

« On sait bien qu’une série d’organisations qui n’ont pas reçu leur accréditation vont disparaître et ce n’est pas un choix facile. Mais en tant qu’Etat, on doit assurer la justesse de l’analyse même si cette justesse, le coût de cette justesse, dans le sens juridique du terme, c’est de perdre en nuance, en finesse, car en effet pour toute une série de questions, c’est pas forcément du noir ou du blanc mais du gris. C’est la limite de cet exercice.

« On reconnait les limites d’une approche statistique quantitative en exploitant l’information dont on dispose, les 105 résultats, et en disant : c’est par rapport à ces 105 résultats qu’on va fixer notre niveau de réussite.

« On a pu en tirer un certain nombre de tendances globales. Par exemple en gestion des risques, on voit qu’il y a une faiblesse globale et donc on dialogue avec Acodev et NGO-Federatie pour travailler là-dessus. On voit aussi parmi les organisations qui ont réussi où sont les éventuelles faiblesses, non pas absolues mais par rapport au reste du groupe ».

La confiance

« Jusqu’à présent on n’avait jamais vraiment objectivé la capacité de gestion des organisations et il y avait dans l’administration un a priori : ce sont des amateurs, on peut pas leur faire confiance, il faut les contrôler... Les résultats du screening sont assez bons pour la grande majorité des organisations. Les organisations qui échouent sont des organisations qui sont loin de la ligne.

« Il y en a quelques-unes qui sont à la marge, qui sont proches de la ligne, mais pour la plupart, c’est marqué. Et le fait de pouvoir objectiver que les ONG sont gérées de manière sérieuse, qu’on peut leur faire confiance, ça permet de changer la vision que l’administration a des ONG. Cela permet de justifier à un inspecteur des finances qu’on arrête de demander des pièces administratives x, y ou z et qu’on peut travailler dans une plus grande relation de confiance.

« On a maintenant une objectivation claire d’un certain nombre de paramètres et d’organisations qui est opposable à l’administration, que les organisations elles-mêmes vont pouvoir utiliser pour l’opposer à l’administration. Ce que jusqu’à présent on n’avait pas et sans cette objectivation on ne pouvait pas construire des relations différentes que celles basées sur le contrôle et la méfiance. Ce qu’on a mis en place, c’est des mécanismes qui transforment cette méfiance en confiance ».

Pourquoi financer les ONG ?

« Le contexte change à une vitesse incroyable, il y a d’un côté le contexte budgétaire, mais ça on le connaît, avec des conséquences dramatiques au Pays-Bas et au Royaume-Uni, sans parler de l’Espagne, du Portugal, l’Italie, la Grèce... Mais aussi la question d’un État qui veut assumer son rôle régalien, qui dit : mais pourquoi je vais aller financer des organisations qui ne font que critiquer ce que je fais ?

« Il y a une question qui vit depuis des années, et pas sous ce gouvernement-ci particulièrement : pourquoi est-ce qu’on finance une coopération non gouvernementale ? À ce jour, assez étonnamment, il n’y a pas de réponse. On finance une coopération non gouvernementale parce qu’il y a 50 ans, on a commencé à financer les ONG.

« La coopération bilatérale était très peu développée, et puis ça a continué. Mais aujourd’hui si on demande à dix personnes pourquoi est-ce que l’État belge finance la société civile dans ses actions de solidarité internationale ou de coopération, on va avoir des réponses différentes ».

Les casseroles de Deloitte

« Je ne connais pas la situation de Deloitte en Belgique. C’est clair qu’en termes de bureau-conseil, il peut être amené à des conseils d’optimisation fiscale, je ne pense pas qu’il le fasse en Belgique. L’argument de dire que Deloitte en tant qu’organisation faisant partie du système marchand n’est pas crédible pour faire un exercice d’appréciation du secteur non-marchand, c’est un argument qui est pour moi présomptueux.

« De la même façon qu’une organisation du secteur marchand dirait à SOS-Faim, qui êtes-vous pour me dire que mes pratiques commerciales sont des pratiques d’accaparement de terres ? Comme si il n’y avait aucun recul ni aucune compétence de regards de l’un sur l’autre.

« Les deux mondes ne sont pas séparés. Il y a en l’occurrence chez Deloitte des compétences fortes qui nous intéressent, d’analyse des organisations, qui n’existent pas au sein de l’administration. Non, l’État belge n’aurait pas pu internaliser cette question-là.

« Pour les fameuses casseroles, je vais vous donner la même réponse que le ministre au parlement. Quand le marché a été passé, toutes les conditions légales d’attribution de marché ont été vérifiées. Les casseroles en l’occurrence ne concernent pas Deloitte-Belgique. On travaille dans un Etat de droit, qui est parfois critiquable, mais si on avait refusé le marché à Deloitte sur cette base-là, nous n’étions pas dans notre droit.

« Il faut savoir que Deloitte a appliqué une méthode qui n’a pas été développée par Deloitte. L’exercice d’examen de la performance a été réalisé en deux temps, d’abord le développement de la méthodologie et dans un second temps son application. Deloitte n’a fait qu’appliquer une méthodologie qui a été développée par un tiers qui est BDO, c’est un autre cabinet, et qui s’est entouré pour cela d’experts du secteur non-marchand.

« Parmi eux il y avait d’anciens directeurs d’ONG. On a un résultat qui est propre, solide, robuste. On a eu une bonne collaboration avec Deloitte. L’argument de dire que le résultat que Deloitte a délivré n’est pas objectif parce que Deloitte participe à l’évasion fiscale, ça n’a rien à voir.

« Se focaliser sur l’identité d’une organisation pour décrédibiliser le processus, ça ne crédibilise en tout cas pas l’organisation qui le fait. On avait un cahier des charges, Deloitte a exécuté ce cahier des charges et le résultat est conforme à ce qu’on attendait ».

Quid de la diversité ?

« Pour développer ce type de relation qui n’est plus basée sur le contrôle mais qui est basée sur une confiance a priori, il fallait mettre des minima. La conséquence c’est qu’on perd en diversité mais on gagne normalement en qualité de relation.

« C’est dommage de perdre en diversité. Ceux qui n’ont pas passé, on ne dit rien sur l’opportunité de leur objet social. Dans la réglementation actuelle on a fait une place particulière au fait qu’une organisation qui aurait perdu son agrément peut toujours continuer à recevoir des subsides mais indirectement. Ce qui était plus compliqué à faire par le passé.

« Mais aujourd’hui, si une ONG accréditée souhaite reprendre une partie du programme d’une organisation qui n’est pas accréditée parce qu’elle trouve que c’est quelque chose qui est important, que ça contribue à sa propre mission, elle peut solliciter un subside au nom de cette organisation tierce.

« En tout cas, on encourage les organisations à montrer un peu de solidarité par rapport à celles dont l’objet social se rapproche, et d’après ce que j’entends, effectivement des ONG qui ont perdu leur accréditation ont pu intégrer d’autres programmes. Cela a des conséquences en termes de rebattage des cartes.

« Tout le monde subit les effets de l’austérité, des mesures de faible investissement dans les service publics. Ce n’est pas nouveau, entre 2011 et 2014, on était à la limite de ce qu’on pouvait faire et la situation ne s’est pas améliorée. Si on a un exercice ici de 2017 à 2021 identique à celui de 2014, on a une administration qui implose et qui ne remet aucun avis de financement au ministre, qui ne fait aucun financement aux ONG. Ce n’est vraiment pas ça qu’on veut ».

Taxer les ONG dans le Sud

« Quand la coopération est focalisée uniquement sur ses acteurs classiques -les agences des Nations unies, la coopération multilatérale, la coopération non gouvernementale– on soutient le système de l’aide. Même si on est attentif aux objectifs et aux résultats qui seront poursuivis par chacun de ces acteurs et à leur pertinence.

« En Belgique, on a un ministre qui est aussi attentif à la manière d’impliquer le secteur privé dans le développement international et pas dans l’aide ou la coopération au développement, mais dans le développement international. Il ne s’agit pas de dire comment je vais pouvoir financer telle ou telle entreprise privée pour faire de la coopération au développement, parce qu’on a déjà une flopée d’acteurs qui sont là pour le faire, mais comment est-ce qu’une entreprise peut assumer des responsabilités ou plus de responsabilités dans un schéma de développement international.

« Pour cela on a aussi le cadre de référence du développement durable qui nécessitera un investissement important. Dans ma vision, ces objectifs du développement ne pourront être atteints que s’il y a une mobilisation massive de tous les pans de la société. Que ce soit la société civile, les gouvernements, le secteur privé. La réponse aujourd’hui, dans la coopération au développement, c’est principalement le gouvernement et la société civile.

« Rééquilibrons cela avec le secteur privé parce que le développement avec le secteur privé permet la mobilisation de ressources domestiques et une fiscalité dans les pays du Sud. Qui permet alors au gouvernement d’avoir des impôts et avec ça de fournir des services ou de permettre à la population d’exercer ses droits.

« Pour le moment cette pompe de la fiscalité, la mobilisation des ressources nationales, ne fonctionne pas. Une des façons dont nous espérons changer le système, c’est de renoncer aux exonérations d’impôts pour la coopération belge. Classiquement, les pays partenaires donnent une exonération d’impôts et de droits de douane pour les opérations de coopération aux partenaires du Nord.

« Dans les conventions de partenariat qu’on conclut actuellement avec les pays ou qu’on revoit avec les pays, on leur propose d’y renoncer à certaines conditions de transparence des systèmes fiscaux. Quand l’aide fait 20 à 30% d’un pays et que ces 20 à 30% du PNB sont exclus des taxes, ça fait des ressources financières importantes qui passent ».