Les trois facettes de l’engagement militant, par Patricia Vendramin
Les défis contemporains de la militance concernent l’évolution des contextes et des acteurs et la diversification des formes d’engagement ; ils sont aussi liés aux causes défendues, aux fondements des combats portés par les militants sur la scène de la critique sociale.
Nous proposons de réfléchir à ces défis à partir de trois pôles indissociables et constitutifs de l’engagement militant : la cause portée par le militant, l’individu engagé et l’organisation qui accueille les militants. S’engager dans le militantisme est, en effet, le résultat de la rencontre entre les dispositions d’une personne, son intérêt pour une cause et les propriétés de situations ou les efforts déployés par les organisations militantes pour recruter et garder de nouveaux membres. Au niveau individuel, l’engagement dans le militantisme est favorisé par l’attractivité d’une cause, qui évolue au fil du temps, mais aussi par divers « bénéfices » liés à l’adhésion et par les actions des organisations qui vont contribuer à la construction et au maintien des engagements. Au-delà des travaux sur les nouvelles formes de militantisme et les nouveaux militants, les travaux de la sociologie des engagements ont développé une perspective interactionniste qui s’intéresse au « façonnage organisationnel » du militantisme [1].
L’essence de l’engagement est d’abord indissociable de l’attachement à une cause, à un enjeu, à un défi ou un combat par rapport auquel un individu s’engage dans une démarche désintéressée, un bénévolat, un don de soi. S’engager c’est sortir de l’apathie pour agir en fonction de motifs idéologiques supérieurs. Le fondement idéologique de l’engagement, les valeurs qui le guident, comme la cause qui est portée ne constituent cependant pas des immuables dans le temps et dans l’espace. Les valeurs auxquelles se réfèrent les individus pour expliquer leur engagement appartiennent à des contextes historiques, politiques et sociaux qui façonnent un « air du temps ». Ce dernier fluctue et avec lui les causes qui motivent les engagements. Les médias, les intellectuels, les acteurs politiques contribuent à valoriser ou disqualifier certains engagements, à promouvoir des causes et à en délégitimer d’autres.
Aujourd’hui, les causes sont également démultipliées et elles entrent en concurrence
entre elles. Elles prennent aussi diverses formes, à la fois des mouvements de solidarité ou à dimension altruiste, environnementalistes, des mobilisations ou encore des mouvements alter. La « bourse » des valeurs sociales évolue et l’offre militante se transforme. Certaines causes semblent moins dignes (les particularismes, les combats sectoriels…) tandis que d’autres paraissent plus acceptables. Aujourd’hui, au hitparade des valeurs sociales, l’humanitaire, les droits de l’homme, l’écologie sont mieux classés que la solidarité ou l’égalité Il y a aussi des causes qui parlent plus que d’autres et des causes plus « omnibus » (comme l’humanitaire) qui peuvent accueillir des engagements diversifiés [2].
L’individu engagé est donc le porteur d’une cause ; il se distingue par une volonté d’agir en fonction de mobiles idéologiques spécifiques. Il se distingue aussi par un ensemble de caractéristiques sociales. Il y a certains traits biographiques qui constituent un terrain favorable à la militance, comme le fait d’avoir grandit dans un environnement militant (parents, amis, proches, eux-mêmes militants).
En plus de caractéristiques communes, d’autres médiations sont cependant nécessaires pour amener un individu à s’engager dans un projet commun. Andrews [3] identifie trois influences majeures : des stimuli intellectuels (ouvrages, films, éducation informelle…), le rôle d’organisations très visibles (organisations de jeunesse, syndicats…) et des individus identifiables. Les engagements spontanés, sans influence de proches ou médiations telles que celles décrites ci-dessus, sont plutôt rares. Par exemple, dans le monde syndical, les collègues syndiqués jouent un rôle important de « passeur » dans le processus d’adhésion.
Au-delà des propriétés sociales des individus, d’autres incitations conduisent à l’engagement militant, ce que l’on appelle les gratifications ou les bénéfices dérivés de la militance. Chaque militant procède, en partie inconsciemment, à une évaluation personnelle d’un ensemble de coûts et de gratifications qui découlent de sa situation d’engagement.
Gaxie [4] analyse les coûts et gratifications de la militance. Ainsi, pour les militants qui occupent des positions hiérarchiques, les gratifications liées à la militance peuvent être, entre autres, le sentiment de puissance, le prestige de la fonction, mais aussi l’estime, l’affection, voire l’admiration des autres militants. Pour les militants de base, c’est d’abord le sentiment d’agir au lieu de subir, d’être en capacité de transformer la réalité, d’avoir une prise sur le monde. Les gratifications concernent aussi la satisfaction morale (agir pour une cause juste), le sentiment de supériorité éthique (sortir de l’apathie face à la dénégation de valeurs universelles), le développement de savoirs et de savoir-faire (par exemple, parler en public, traiter des informations, élaborer un raisonnement), l’affirmation de soi, l’accès à des réseaux sociaux, voire des espaces d’intégration, de loisirs, de convivialité, de fraternité.
Militer c’est accéder à une reconnaissance sociale. Par exemple, le délégué élu, qui rencontre régulièrement le patron et qui a accès à des informations stratégiques n’est plus regardé de la même manière par ses collègues. Militer c’est aussi élargir son capital social, faire des rencontres improbables hors de la militance, dans des milieux et à des niveaux qui étaient étrangers. Militer c’est aussi apprendre, se former, entendre, découvrir et développer ainsi son capital culturel. Enfin, militer c’est accéder à des biens symboliques comme le droit de participer à certaines réunions, d’être membre de groupes spécifiques, de se trouver dans des lieux clés, de côtoyer des personnes importantes sur la scène publique, etc. ; c’est une forme de valorisation et d’affirmation de soi.
Toutefois, militer représente aussi des coûts, autres que des coûts financiers, comme du temps personnel, de l’énergie, de la disponibilité, le renoncement à certaines choses (souvent la carrière professionnelle pour le délégué syndical), des risques aussi (par exemple, le licenciement, la relégation professionnelle, les tensions dans la vie privée). Les gratifications sont aussi concurrencées par d’autres obligations ou sources de satisfactions, comme la vie amoureuse, familiale, scolaire, professionnelle, ou encore d’autres engagements militants. Les coûts et les rétributions de l’action collective varient selon les étapes de la « carrière » militante et ils sont réévalués par l’individu.
Gaxie [5] met également en évidence un effet de déni des rétributions du militantisme, une forme de mensonge à soi-même pour rester en conformité avec une vision socialement acceptable de la militance qui est celle du don de soi et de l’acte gratuit. Militer est vécu comme un acte désintéressé et ce point de vue semble incompatible avec l’idée d’en retirer des bénéfices individuels, fussentils symboliques. La justification de l’engagement c’est l’attachement à la cause et non pas des gratifications individuelles escomptées. Ceux qui s’engagent valorisent l’intérêt collectif, la solidarité, le bénévolat ; ils sont motivés par une raison objective qui est la défense d’une cause jugée légitime. Il y a une censure sociale des gratifications liées à l’engagement militant. Reconnaître que l’on retire certains bénéfices (objectifs et/ou symboliques) de son engagement semble socialement incompatible avec des valeurs collectives dominées par le désintérêt et l’altruisme.
La motivation et les caractéristiques individuelles sont des pistes incomplètes pour comprendre l’engagement militant ou le désengagement. Les organisations qui accueillent les militants régulent aussi leur participation ; elles les sélectionnent, les fidélisent, les façonnent. Il y a des conditions organisationnelles et sociales qui produisent de l’engagement. Dans un ouvrage collectif, Nicourd [6], développe cette perspective interactionniste.
L’organisation n’est pas que le réceptacle des engagements individuels. Les organisations mettent en place des stratégies d’identification, de recrutement, de division des tâches, des pratiques de fabrication des « bons » militants. Les situations d’engagement se concrétisent dans un ensemble de pratiques, de règles, d’interactions, par une norme de « l’entre soi ». Beaucoup d’implicites organisent également la sociabilité, ce qui rend l’intégration de nouveaux parfois difficile. La socialisation institutionnelle (l’apprentissage de l’organisation) produit une culture commune que le nouvel arrivant ne possède pas. L’expérience des délégués syndicaux débutants (jeunes ou moins jeunes) montre bien comment il peut être difficile d’entrer dans un univers militant particulier, même si l’on partage les mêmes valeurs. La socialisation institutionnelle est essentielle pour le militant. Lorsqu’elle fait défaut ou qu’elle est insuffisante, le militant peut rester fidèle à une cause et des valeurs tout en se désengageant de l’organisation qu’il avait rejointe.
Patricia Vendramin vient de publier, avec John Cultiaux, Militer au quotidien, Presses universitaires de Louvain, 2011.
Le présent article résulte d’une recherche-action menée en 2009-2010 avec des militants syndicaux de terrain de la CSC, à la demande de la FEC (Formation Éducation Culture). Il a été publié par l’Association pour une Fondation Travail-Université, en novembre 2010.
[1] Sawiscki F. & J. Siméant, « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51 (1), 2009, pp. 97-125
[2] Willemez L., « Perseverare Diabolicum : l’engagement militant à l’épreuve du vieillissement social » Lien social et Politiques, n° 51, 2004, pp. 71-82.
[3] Sawiscki F. & J. Siméant, « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51 (1), 2009, pp. 97-125
[4] Gaxie D, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Science Review 11 (1) , 2005, pp. 157-188.
[5] Gaxie D, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Science Review 11 (1) , 2005, pp. 157-188.
[6] Nicourd S. (ed.), Le travail militant, Rennes, PUR, 2009.