Entre l’idéologie et le management

Mise en ligne: 21 septembre 2011

Un paradoxe associatif : des professionnels dirigés par des bénévoles. Propos de Jacques Valentin recueillis par Vanessa Stappers

Quel est votre parcours associatif ?

J’ai une formation de sociologue, un diplôme complémentaire en communication et un long parcours dans l’associatif. J’ai travaillé dans un groupe de recherche, le Groupe de sociologie wallonne, puis dans des associations pour aider des travailleurs sociaux à travailler en réseau. J’ai ensuite travaillé dans une association para-universitaire pour effectuer des missions de formation et d’accompagnement du changement des organisations essentiellement dans le secteur associatif et non marchand (monde hospitalier, ONG) notamment sur des questions de réoganisation de l’association, de supervision d’équipe, de gestion de conflit.

J’ai par après travaillé chez ITECO où j’ai également été amené à donner des formations et à aider d’autres associations à dépasser leurs difficultés, notamment organisationnelles.

Je travaille maintenant à l’Institut Eco-conseil (un centre de formation centré sur les métiers de l’environnement) et, dans ce cadre là, je donne des formations sur des thématiques telles que la communication, la gestion de projet, les méthodes participatives et accompagne individuellement les étudiants dans leur projet et leur stage. A côté de cela je forme et j’accompagne également des éco-conseillers ou des associations environnementales qui sont déjà en fonction.

Enfin, depuis trois ans, je donne cours dans l’enseignement supérieur non-universitaire dans le cadre d’un nouveau master en ingénierie et action sociale qui s’adresse spécifiquement aux cadres du non-marchand. J’y supervise des travaux d’étudiants et donne un cours de Pilotage stratégique des organisations.

Je ne me définis pas comme un chercheur mais plutôt comme un accompagnateur de changement, praticien dans le domaine de la recherche-action en psychosociologie des organisations (de l’interpersonnel au groupe).

Pourquoi, d’après vous, les gens s’associent-ils ?

Je pense que les personnes s’associent souvent par rapport à des valeurs et à la réalisation d’un projet, dans le but de répondre à des besoins. Il est assez fréquent d’ailleurs qu’une association en fasse naître d’autres (au même titre que des projets existants font parfois naître de nouveaux projets), car au sein même d’une association, les motivations personnelles et les projets spécifiques de chacun amènent parfois des divergences de point de vue sur les missions et objectifs à poursuivre ou sur la manière de les poursuivre et aboutissent, selon les cas, à des réorientations en interne, à la scission de l’association et à la création de nouvelles associations.

Quels seraient les principales tensions et enjeux du monde associatif aujourd’hui ?

Un phénomène qui caractérise le secteur associatif depuis plusieurs années, et qui fait émerger de nouvelles tensions et de nouveaux enjeux, est sa professionnalisation (en est la preuve par exemple, la création d’un master en ingénierie et action sociale).

Cette professionnalisation du monde associatif oscille aujourd’hui entre intrusion managériale (perçue par certains comme un envahissement du business et du secteur privé dans le monde associatif) et rationalisation gestionnaire (pour donner du poids à nos actions, il est intéressant de s’organiser efficacement et de rationnaliser certains aspects de la gestion de l’association).

Cette professionnalisation fait émerger une première tension entre les travailleurs et les dirigeants d’associations. Cette tension vient notamment du fait que les travailleurs dans l’associatif se sont fort professionnalisés dans leurs méthodes de travail alors que les dirigeants de ces associations ne se sont pas pour autant professionnalisés dans leurs compétences de management associatif.

La plupart des associations sont en effet dirigées par des bénévoles plus ou moins actifs au sein du conseil d’administration (CA) et de l’assemblée générale (AG). Certains d’entre eux ont une expertise à faire valoir dans le domaine d’action de l’association mais restent toutefois parfois bien éloignés du quotidien de l’association. Les personnes de terrain de l’association ont, à ce titre, parfois beaucoup plus de pouvoir qu’elles ne le pensent.

Comment, dans ce cadre là, organiser la répartition du pouvoir décisionnel ? Quel est donc -ou devrait être- le réel pouvoir des instances décisionnelles que sont le CA et l’AG par rapport aux travailleurs ? Dans quelle mesure ces derniers devraient-ils faire partie de ces instances décisionnelles (AG, CA) et dans quelle mesure celles-ci devraient-elles être impliquées dans le travail quotidien de l’association ? Quel centre de gravité décisionnel priviligier ? Comment organiser la répartition du pouvoir formel et informel ? Il semble exister autant de cas de figure que d’associations. La diversité en termes de gestion, répartition et organisation du pouvoir est en effet très grande et d’un modèle à l’autre, les travailleurs ont plus ou moins de représentation au sein des instances formelles de décisions.

Dans la culture associative des années soixante, par exemple, la logique de cogestion ou d’autogestion encourageait les travailleurs salariés de l’association à devenir membres du CA ; dans ce cas de figure là, il est indispensable de formuler des règles de fonctionnement précises pour veiller à ce que la logique de gestion communautaire ne cède la place à une logique de défense d’intérêts personnels.

Il existe donc différentes formules d’organisation du pouvoir et de gestion de l’association qui découlent souvent des valeurs sur lesquelles reposent l’association et de sa capacité à les mettre en œuvre en interne et en externe.

De cette évolution nait également une deuxième tension entre professionnalisation et militance. On observe, en effet, chez certains travailleurs, une résistance par rapport à la professionnalisation du monde associatif, notamment lorsque celle-ci impose des outils de gestion qui proviennent d’une machinerie véhiculant un modèle et des valeurs contre lesquelles ils luttent.

Si la professionnalisation associative a amené des changements et des évolutions parfois peu adaptés aux spécificités du secteur (rigidité technique, etc), elle reste toutefois intéressante par rapport à la transparence, la bonne gouvernance et la bonne utilisation des fonds publics qu’elle permet.

Comment synthétiseriez-vous les enjeux liés au management associatif aujourd’hui ?

Je pense qu’il est aujourd’hui fondamental de compléter l’approche organisationnelle par une approche institutionnelle et d’envisager la question associative non pas seulement sous l’angle de la rationnalité et de l’efficacité mais aussi sous l’angle de la légitimité. Une des spécificités de l’associatif est sa force de proposition et de légitimité. Les associations sont légitimes par le rôle qu’elles ont à jouer sur le plan social et au sein de la société civile en représentant (ou pas) une partie de la population.

L’enjeu du management associatif est donc à la fois celui de garder prise avec des valeurs, de mieux savoir les formuler et les défendre en minimisant ses incontournables incohérences, de « se développer en se respectant » (en interne comme en externe) et enfin, de savoir dire stop et de se reconvertir quand c’est nécessaire.

Professionnalisation et management, donc. Et encore ?

Une autre caractéristique du monde associatif est ce que Mintzberg appelle la standardisation du travail par l’idéologie. Mintzberg, professeur de management des organisations, a beaucoup étudié les questions d’organisation du travail et du management. S’intéressant à la question de la division du travail (nécessaire lorsque l’entreprise ou l’association grandit en taille) et à la coordination qu’elle implique, Mintzberg a ainsi été amené à classifier différents modes de d’organisation et de standardisation du travail.

Celui qui, à mon sens, caractérise une bonne part du monde associatif est celui de la standardisation par l’idéologie, c’est-à-dire, un mode d’organisation du travail (par exemple, les procédures de recrutement mais aussi plus globalement les exigences formulées vis-à-vis des travailleurs) s’opérant sur base des valeurs et de l’idéologie portées par l’association. Au plus les associations sont militantes, au plus on retrouve ce mécanisme de standardisation par l’idéologie.

Dans certaines associations, le recrutement de nouveaux travailleurs (salariés ou bénévoles) et de nouveaux membres du CA ou de l’AG s’organise ainsi davantage sur base d’une adhésion aux valeurs de l’association que sur base des diplômes qu’ils possèdent ou des compétences dont ils disposent. En somme, la légitimité des personnes impliquées dans une association s’accorde aujourd’hui non pas seulement sur base d’exigences liées à leur professionnalisme (standardisation par les qualifications) mais aussi sur base des valeurs qu’ils défendent.

Une autre tension récurrente et caractéristique des associations est « l’impossible cohérence totale » entre les valeurs et idéaux portés par l’association et les comportements qui s’y déploient en interne et en externe.

Comment gérer cette impossible cohérence totale entre l’objet social de l’association et les pratiques quotidiennes qui s’y développent ? Entre les finalités et objectifs poursuivis par l’association et les moyens mis en œuvre par celle-ci pour y arriver ? Il faut pouvoir parler de cette incohérence, la discuter et la minimiser (notamment en clarifiant le projet pédagogique de l’association).

Certaines associations, par exemple, prônent la valeur du respect mais ne sont pas forcément respecteuse des travailleurs ou bénévoles dans leur façon de fonctionner ou dans leur mode d’organisation. Ces objectifs de cohérence sont en effet parfois difficiles à atteindre à cause des nombreuses contraintes qui pèsent sur le monde associatif.

Ces contraintes, en grande partie financières (récurrentes au sein des associations) et idéologiques (le travailleur se met parfois la pression tout seul, par devoir de militance et d’engagement ; on ne s’investit pas pour son plaisir mais pour l’importance de la cause –la standardisation par l’idéologie-), conduisent les travailleurs du secteur associatif à subir du stress, de la fatigue et des burnouts parfois similaires à ceux du secteur privé.

Il est donc fondamental que les dirigeants d’associations prennent cet aspect là en compte dans leur gestion du personnel ; et puisqu’une des finalités poursuivies par les associations est d’être la plus cohérente possible, il faut dès lors pouvoir se donner les moyens d’atteindre cette finalité.

Une autre caractéristique du monde associatif est également la difficulté pour un grand nombre d’associations d’actualisation et de clarifier leur projet pédagogique. Beaucoup d’associations revendiquent leur spécificité (légitimant leur existence puisque leur attribuant un rôle spécifique) sans pour autant pouvoir l’expliquer ou la préciser.

Bien souvent d’ailleurs, les travailleurs eux-mêmes revendiquent les spécificités du projet pédagogique de l’association sans l’expliciter clairement. Or il est fondamental que les nouveaux travailleurs, membres, bénévoles, partenaires, pouvoirs subsidiants et autres, puissent bien comprendre et s’approprier ce projet, et fondamental également pour l’association de pouvoir clarifier son projet pédagogique pour pouvoir le faire évoluer avec son temps.

Le rapport entre nouveaux et anciens travailleurs ou bénévoles semble, quant à lui, être le résultat d’une évolution plus générale du rapport des employés à leur travail, et, il me semble, plus spécifiquement d’un nouveau rapport au travail que développent les jeunes générations.

Les jeunes sont en effet plus exigeants par rapport à leur travail et ont une vision différente de ce qu’est –ou doit être- l’emploi et la carrière professionnelle. Le rapport au travail a fort évolué ces dernières années et l’engagement des jeunes dans leur travail est bien différent d’avant ; on y retrouve moins de stabilité et leur mobilisation est plus circonstanciée.

Nous pouvons d’ailleurs, sans doute, parler de l’émergence d’un nouveau modèle culturel modifiant les formes d’engagement des jeunes aujourd’hui dans différents aspects de leur vie privée, professionnelle, affective. Pour approfondir cette question, je vous invite à lire quelques publications d’Abraham Franssen sur la question.

Enfin, une des grandes caractéristiques des associations est aussi la difficulté de son financement. Les associations se retrouvent souvent confrontées à devoir faire appel aux mêmes sources de financements et bailleurs de fonds (en situation concurrentielle donc) alors qu’elles poursuivent les mêmes finalités. Face à cette problématique, certains privilégient la recherche d’autres sources de financements, notamment au sein du secteur privé et posent la question de la cohérence à nouveau : comment faire survivre l’association tout en respectant ses valeurs ?

Les associations semblent en effet de plus en plus confrontées à ce que Mintzberg appelle la « crise de croissance » des organisations, c’est-à-dire à des situations dans lesquelles les buts de système (but de croissance ou de survie de l’association) dépassent les buts idéologiques de l’organisation.

Cette crise de croissance que beaucoup d’associations connaissent remet en question l’identité même de ces associations ainsi que leur légitimité. D’où l’importance de se donner les moyens de redéfinir et de reformuler les missions de l’association et d’éviter le piège de l’auto-légitimation pour maintenir l’existence de l’association à tout prix. Il faut pouvoir envisager la reconversion quant elle est nécessaire et cultiver l’instinct de concertation plutôt que l’instinct de conservation.

Dans ce panorama, peut-on parler d’une culture associative ?

On peut sans doute parler de culture associative en fonction des sous-secteurs thématiques déterminés par les « tiroirs » de financement institutionnels. Cette sectorisation de l’associatif influence d’ailleurs assez fort le rapport (d’alliance ou de concurrence) entre les associations travaillant sur une même thématique et empèchent parfois d’intéressantes collaborations entre associations travaillant des thématiques différentes.

Conseils bibliographiques
- Contours et statistiques du non-marchand en Belgique, de Michel Marée et Sybille Mertens, Les Editions de l’Université de Liège, 2002.
- Guy Bajoit et Abraham Franssen, Les jeunes dans la compétition culturelle, Presses Universitaires de
France, Paris, 1995.