Métaphores de l’inégalité

Mise en ligne: 21 novembre 2008

Nous pensons à partir de métaphores. Quelles sont les métaphores de l’inégalité ? Qu’en penser ? Qu’en faire ?, par Gérard Pirotton

« Inégalité ». Lorsque nous entendons ce terme, quelle est l’image qui se forme dans notre esprit ? En quoi cette image construit-elle notre perception des inégalités, ainsi que notre capacité à agir à leur encontre ? Quelles peuvent être les implications pédagogiques de telles réflexions ? Tel sera le parcours de cet article, qui va tout d’abord s’interroger sur la notion de métaphore dans une acception particulière, qui en fait non pas une simple figure de style, mais davantage un instrument de pensée.

Les métaphores sont des instruments de pensée et d’action

On ne peut reléguer les métaphores au rang de simples curiosités philologiques : car ce sont des instruments fondamentaux de pensée. Elles font non seulement partie intégrante du langage courant, mais elles révèlent nos conceptions du monde, elles sont propres à une culture et elles constituent enfin des instruments de raisonnement.

Prenons d’entrée de jeu un exemple et examinons les phrases suivantes : « J’ai déjeuné dans la cuisine », « Je me suis plongé dans la lecture de ce numéro d’Antipodes », « Votre demande m’a mis dans l’embarras »... L’usage de la préposition « dans » invite à concevoir la cuisine, votre périodique favori et l’embarras comme des « volumes » qui me contiennent.

Un auteur a longuement réfléchi à ces questions, il s’agit de George Lakoff [1]. Son approche va consister en l’étude de ces différentes expressions, non pas chacune pour elle-même, mais en ce qu’elles révèlent ensemble l’existence d’une métaphore fondamentale (en l’occurrence, celle du volume), une métaphore ayant servi de base, tant à la construction de ces expressions qu’à leur compréhension. Telle quelle, cette métaphore fondamentale n’existe pas dans le langage commun. Elle est inférée par le chercheur à partir de multiples expressions.

Il s’agit de bien percevoir que l’on ne se situe pas ici, pour prendre une métaphore spatiale, « à la surface » du langage, mais que l’on explore davantage, « en profondeur », les mécanismes cognitifs et culturels sous-jacents qui fondent notre compréhension du monde. La métaphore ainsi conçue est un instrument majeur de pensée. Elle est partagée par les membres d’une culture, elle leur permet de se comprendre, de partager une vision du monde, de se coordonner entre eux et de construire tant leur compréhension du monde que leur action sur lui. « L’essence d’une métaphore est qu’elle permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre » [2].

Prenons à nouveau un exemple. On pourrait parler d’une théorie ou d’une argumentation en disant qu’elle est bien « charpentée », qu’elle a des « bases solides » ou encore qu’elle présente des « points faibles ». Par conséquent, on pourra s’en prendre aux « fondations » de cette théorie, à sa « conception » et on pourra même aller jusqu’à la « démolir ». Considérées dans leur ensemble, ces expressions sont la manifestation visible d’une seule et même métaphore que l’on pourrait formuler ainsi : « une-théorie-est-une-construction ».

Sur base de cet exemple, généralisons le propos. Les métaphores ne sont pas simplement des curiosités de langage : mais il s’agit bien de structures de base dont il faut inférer l’existence, tant pour prononcer ces phrases que pour les comprendre. Ensemble, elles constituent les savoirs communs partagés qui caractérisent une culture. Au plan cognitif, cette approche envisage la compréhension comme une projection de ce que nous savons d’un domaine vers un autre domaine. Plus précisément, la métaphore est une « structure schématique et imagée », issue d’un domaine (dans notre exemple, la construction d’une maison) et qui est projetée sur un autre domaine (en l’occurrence, notre perception d’une théorie). Cette structure organise notre compréhension et guide notre action dans un autre domaine.

Les lignes qui précèdent, forcément synthétiques, ne peuvent apporter les nuances et les développements nécessaires, pas plus que traiter des implications théoriques et philosophiques de telles considérations [3].

Métaphore et formation

Quels peuvent bien être les rapports entre ces considérations et des situations de formation ? Quels rapports aussi avec le thème des inégalités ?
Première évidence : si les métaphores ainsi entendues ne sont pas uniquement des jeux de langage, mais qu’elles constituent les instruments de base du raisonnement, les formateurs et les formatrices ne peuvent rester à l’écart de cette question. Si la projection quasi cartographique que réalise la métaphore permet de penser un domaine dans les termes d’un autre, elle permet aussi de penser l’inconnu à partir du connu. Or, c’est précisément le cas de la situation de formation ! Si nous pensons à partir de métaphores, apprendre de nouvelles façons de penser revient donc à intégrer de nouvelles métaphores ou à utiliser certaines au détriment d’autres. Mais lesquelles ?

D’une manière très générale, on peut commencer à répondre à cette question en soulignant le fait qu’en dernière instance, toutes les métaphores peuvent se ramener à celles de l’espace, sur base de l’expérience préverbale que notre corps nous en donne. Il en résulte que plus une métaphore donnera à voir ses bases spatiales, plus elle sera « efficace » en termes de connaissance et de communication.

Métaphores des inégalités

Abordons tout cela de manière plus concrète (enfin, pensera-t-on !) Quelles sont les métaphores de l’inégalité ? Qu’en penser ? Qu’en faire ? Examinons tout cela.
Pour répondre à cette première question, les formateurs et les formatrices pourraient très bien, par exemple, chercher à établir l’inventaire des métaphores à partir desquelles notre culture aborde les inégalités. Ainsi, le terme d’« inégalité » pourrait suggérer des images comme des hauteurs différentes, un déséquilibre des plateaux d’une balance, de grandes distances (écarts), des irrégularités dans une surface, des volumes différents, de l’imperfection... Mener ce travail préalable de détection et de mise en inventaire peut représenter un travail considérable et s’apparenter à de la recherche en anthropologie culturelle et linguistique [4].

Autre manière de faire : on peut également élaborer cet inventaire des métaphores avec les participants et les participantes, tout au moins bien sûr celles qui sont disponibles dans le groupe. Dans ce cas, une richesse supplémentaire peut naître de la composition interculturelle du groupe. Ainsi, on pourrait demander de dessiner ce qu’évoque pour tous le terme « inégalité » [5]. On veillera d’ailleurs ici à ne pas négliger le fait qu’il ne s’agit pas seulement des représentations individuelles des participants mais que ces dessins manifestent les représentations de leurs bains culturels respectifs.

On pourrait encore, par exemple, sur base de coupures de presse, faire travailler les personnes à élucider les images des inégalités à partir desquelles ces articles semblent avoir été écrits. On procède de cette manière à un premier inventaire des métaphores des inégalités. Mais il s’agit ensuite de prendre une posture évaluative.

Les bonnes métaphores

Étape suivante : toutes les métaphores se valent-elles ? A partir de quels critères peut-on les trier, selon qu’elles soient plus ou moins adéquates ? Ici encore, les formateurs et les formatrices pourront établir leurs propres critères, selon les objectifs qu’ils se donnent. Ainsi, on pourrait privilégier le critère de la complexité [6] et, dès lors, rejeter les métaphores -trop- manichéennes dans la mesure où elles conduiraient à simplifier à l’excès la compréhension des choses.

Mais on pourrait tout aussi bien procéder à un examen critique des métaphores inventoriées avec les participants et les participantes mêmes. Dans ce cas, les critères d’évaluation de la qualité des métaphores seront issus du travail réalisé avec le groupe. On soulignera la richesse potentielle d’un tel travail. Pour chaque personne, identifier ainsi ses propres habitudes de pensée et les placer sous la critique -bienveillante- des autres, percevoir aussi, dans la confrontation avec les habitudes de pensée des autres, combien notre culture et notre milieu contraignent notre façon de concevoir le monde, alors que nous nous voulons sans doute au poste de contrôle de notre façon personnelle de penser, tout cela peut s’avérer très formatif. En effet, les métaphores mises à notre disposition par notre culture sont pour la plupart inconscientes en tant que telles. Dès lors, faire affleurer tout cela à la conscience peut s’avérer très conscientisant. L’on touche ici à un autre souci de la recherche pédagogique contemporaine : celui de la métacognition [7].

Autre forme concrète, le travail suggéré plus haut à partir de coupures de presse pourrait donner lieu à un travail qui classe les journaux et périodiques selon qu’ils soient progressistes ou non. Sur cette base, on pourrait lors examiner la mesure dans lesquelles les métaphores des inégalités que les uns et les autres utilisent sont semblables ou différentes. Chacun et chacune pourra aussi reconnaître ou non, dans ces métaphores, celles qui sont ou non spontanément des siennes.

Que faire ?

Comprendre, c’est bien, agir, c’est mieux ! Sur cette base, un critère de classement de l’intérêt des métaphores serait sans doute leur capacité à suggérer des pistes d’action, individuelles et collectives, à mobiliser une action à leur encontre.

Sur ce point, reconnaissons de possibles différences entre les participants et les participantes. Si certains peuvent se trouver mobilisés par l’indignation que suscite une situation d’inégalité et les métaphores pour les penser, d’autres peuvent au contraire être gagnés par un sentiment de résignation face à l’impossibilité, à leurs yeux, de changer le cours des choses. A l’inverse, d’autres se mobiliseront contre des situations d’inégalités dans la mesure où la perception qu’ils peuvent en avoir, au vu des termes dans lesquels elles sont perçues, met en évidence des actions possibles et des chances raisonnables d’atteinte des objectifs.
Reste alors une autre piste. Si l’inventaire des métaphores des inégalités et l’évaluation critique qui en est faite ne fournissent guère de métaphores mobilisatrices, il ne reste plus qu’à... en inventer !

[1Lakoff et Johnson, (1985) « Les métaphores dans la vie quotidienne », Minuit, Paris. (1980, pour l’édition originale américaine).

[2Lakoff et Johnson, op. cit. page 15.

[3Le lecteur ou la lectrice qui voudrait en savoir davantage pourra se référer à :
Gérard Pirotton (1994), « Métaphore et communication pédagogique. Vers un usage délibéré de la métaphore à des fins pédagogiques », in « Recherches en communication », N. 2, UCL-Département de communication, Louvain-la-Neuve, pp. 73-88.
Jean-Pierre Meunier, (2003), « Approches systémiques de la communication » », systémisme, mimétisme, cognition, De Boeck, Culture et communication, Bruxelles, (pages 164-237)
Gérard Pirotton (2000) « Le cueilleur de métaphores » Analyser des situations de formation grâce aux métaphores selon George Lakoff, in : « Recherches en communication ». UCL-Département de communication, Louvain-la-Neuve. N.13, 2000. Pages 121-152.

[4Lakoff et ses collaborateurs ont établi des bases de données, en anglo-américain, accessibles ici. A ma connaissance, il n’existe rien de tel en français.

[5Dans le domaine de l’apprentissage des sciences, André Giordan et Gérard de Vecchi mettent nettement l’accent sur le caractère imagé des représentations initiales des étudiants, des représentations avec lesquelles le formateur doit interférer dans la poursuite de ses objectifs de formation. La procédure qu’ils proposent est très nettement imagée puisqu’ils proposent de faire affleurer les représentations des étudiants par la consigne d’un dessin, d’un schéma à réaliser, par exemple pour expliquer ensuite... la perméabilité sélective de la paroi de l’intestin ! Giordana, de Vecchi, (1990) « Les origines du Savoir des conceptions des apprenants aux concepts scientifiques », Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.

[6Il faut ici entendre la complexité comme une qualité, qui s’oppose aux réductions terriblement simplificatrices. Voir les ouvrages d’Edgar Morin : « La méthode », six tomes, publiés au Seuil depuis 1977.

[7Voir : Noel, (1991), « La métacognition », De Boeck Université, Pédagogie en développement. Bruxelles.