On consomme le khat un peu partout dans la région du Corne de l’Afrique et même en Europe. Une tradition comme une autre ou une vraie entrave au développement ?, par Tito Dupret
Catha, gat, khat, miraa, qat, tchat sont autant de noms pour parler dans la Corne d’Afrique d’un arbrisseau venu d’Ethiopie et qui produit de petites feuilles que l’on mâche longuement, des heures durant, depuis des siècles. Le principe est de mastiquer sans avaler pour en tirer toute la sève. Il est donc courant, quotidien et inévitable de jour comme de nuit, de croiser du Kenya jusqu’au Yémen, des personnes ayant une joue gonflée comme celle d’un hamster. Au risque de stéréotyper, l’importance culturelle, économique, sanitaire et sociale de cette feuille peut être comparée à la bière, au café, au tabac ou au vin dans d’autres parties du monde.
Le khat, Cacha edulis en botanique et latin, est consommé pour ses propriétés euphorisantes et stimulantes. Les effets de la feuille qu’il faut choisir aussi jeune et fraîche que possible sont doux et montent lentement dans le corps. Sur le plan individuel, jusqu’à un certain point on se sent alerte, heureux et on devient volubile. Mais si on continue la mastication trop longtemps et trop souvent, l’insomnie s’installe, la tension artérielle augmente, le coeur souffre, l’impuissance guette, un cancer buccal menace. D’un point de vue psychologique, la substance et la fatigue s’allient pour créer de l’anxiété, une susceptibilité accrue, des sentiments d’agression, de la paranoïa et des psychoses, surtout si elles préexistent chez le consommateur.
La place du khat est majeur dans la vie quotidienne dans la région. Il y a toujours un après-midi « chewing tchat » entre amis à Addis Abeba, en Ethipie, ou une discussion d’affaires décisive autour du « al-gât » à Sanaa, au Yémen. C’est à Harar, non loin du Somaliland, que le meilleur khat du monde pousse, dit-on sur place sans rire. Pour m’en convaincre, une famille négociante à Awudaye tout proche —« Mecque du khat » on insiste—, m’a fait goûter une branche dont les rameaux et ramilles étaient si jeunes qu’elle n’avait pas encore durci pour devenir du bois. Les feuilles en train de s’ouvrir formaient encore un calice gorgé de rosée. Sans rien y connaître, j’ai alors découvert un goût fondant sur la langue et infusant palais et papilles avec un délice comparable aux meilleurs vins.
La plante pousse à une altitude comprise entre 1700 et 2600 mètres d’altitude, selon des sols et climats particuliers. Sa consommation est surtout limitée aux régions de production car le principe actif contenu dans chaque feuille impose la plus grande fraîcheur ; sinon, il disparaît. Ce que j’ai goûté venait d’une branche tout juste arrachée à son arbuste encore enraciné dans son champ de culture. Néanmoins, il est possible de se procurer du khat à Bruxelles, Londres ou Amsterdam, qui ont reçu la plante par milliers de tonnes à partir des années nonante. C’est très récemment, en 2012 aux Pays-Bas, puis 2014 en Angleterre, que son importation a été interdite, coupant ainsi un lien entre les diasporas de la Corne d’Afrique et leur pays d’origine.
La Hollande a pris cette décision car le nombre de Somaliens dans le pays a augmenté et le gouvernement a estimé que la consommation de khat était un problème chez un pourcentage d’entre eux : « Ils sont léthargiques et refusent de coopérer avec le gouvernement ou de prendre leurs propres responsabilités y compris familiales » expliquait Gerd Leers, ministre de l’immigration à l’époque, à la BBC. De plus, le khat étant déjà interdit en Amérique du Nord et dans les pays européens, la Grande-Bretagne a été la dernière à réagir car la plante restait à ses yeux une substance sans grande conséquence sanitaire. Et puis, le commerce de la feuille avec le Kenya, membre du Commonwealth, était assez important pour que ce dernier fasse pression contre toute interdiction. Plus de 2500 tonnes par an arrivaient à Londres selon le Comité des affaires intérieures au Royaume-Uni.
Celui-ci prévenait par ailleurs qu’une interdiction créerait un marché noir, comme aux Etats-Unis et en Europe, notamment en Norvège et aux Pays-Bas. Il avait raison. Aujourd’hui, le khat s’est adapté : il arrive sous forme de paquets de feuilles séchées et concassées, serrées dans des sachets portant par exemple la mention « thé somalien ». Autre « progrès » en terme de transports et de coûts depuis son interdiction : les branches de khat autrefois exportées en de volumineux ballots, sont réduites en poudre. Cela se mange en une sorte de « yaourt », me dit un consommateur occasionnel qui regrette cette nouvelle façon car elle n’apporte pas du tout la même convivialité qu’une séance de khat entre amis.
D’ailleurs cette forme en poudre ressemble bien davantage à du trafic de drogue qu’à l’export d’une substance qui se veut sympathique et comparable au café, cultivé sur les mêmes terres aux même altitudes. Nulle doute que le manque à gagner du khat permet de développer, partout où c’est possible et avec l’encouragement des autorités locales, la culture de cet autre euphorisant dont le succès n’a cessé de grandir au niveau mondial. Le café mange ainsi la part du khat, touchant une minuscule communauté en comparaison. Les uns se plaignent que l’on perd en diversité et en emplois alors que Karen Bradley, en charge du dossier au moment de son interdiction en Angleterre, expliquait que la décision a été prise sur base de la communauté somalienne elle-même, tout particulièrement les mères et les épouses arguant que le khat est un obstacle à leur intégration : il détourne leurs maris du travail et leurs fils de l’école.
A contrario de la diaspora, facteur évident de développement, le khat est-il un obstacle au développement culturel, économique, sanitaire et social du Somaliland ? À bien y regarder, c’est certainement le cas au Yémen voisin. Par contre ce n’est pas le cas en Ethiopie voisine. Pour ma part, j’imagine que le khat, à l’instar du café et de l’alcool, mérite d’exister. Avec modération, c’est entendu.