... risque de déstabiliser encore plus la région, par Robert Wiren
Depuis 25 ans le Somaliland, indépendant de fait, a construit un État légitimé par des élections. Tandis qu’en Somalie le gouvernement non élu ne contrôle qu’une petite portion du pays sous la menace constante des djihadistes d’Al-Shabab. Il ne parvient à se maintenir en place que grâce à la présence de plus de 20 mille militaires africains sous le patronage de l’Union africaine. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la Somalie qui est reconnue juridiquement alors que le Somaliland est considéré par la diplomatie internationale comme une région de la Somalie.
Selon un politologue français, « contrairement à l’Union européenne, qui a vite acté l’implosion de l’ex-Yougoslavie, l’Union africaine a refusé de constater l’échec du projet d’unification du Somaliland britannique et de la Somalia italienne. En conséquence de quoi, elle a sanctionné les Somaliens qui avaient fait la paix et privilégié ceux qui persistaient à faire la guerre ».
Cette sanction politique se traduit par le refus d’accorder au Somaliland ne serait-ce qu’un statut d’observateur au sein de l’Union africaine. Il est demandé à ce pays d’attendre que la Somalie ait enfin des institutions politiques représentatives capables de négocier une séparation. Or après le gouvernement somalien transitoire bricolé en 2000, puis le gouvernement fédéral, lui aussi transitoire, institué en 2004, le gouvernement fédéral actuel, créé en 2012, ne parvient toujours pas à s’imposer face aux réticences de certaines régions autonomes comme le Puntland et il subit régulièrement dans la capitale, Mogadiscio, les attaques meurtrières de djihadistes infiltrés. Ces derniers contrôlent une grande partie du centre de la Somalie.
On constate donc que malgré la présence de troupes africaines depuis 2007 et l’aide financière accordée par le groupe des pays donateurs, la normalisation en Somalie est encore loin d’être acquise. De même que l’horizon semble toujours aussi lointain à mesure que l’on avance, la reconnaissance juridique du Somaliland semble impossible à obtenir puisque on la soumet au bon vouloir des dirigeants du sud qui n’en veulent pas. Des rencontres entre les dirigeants des deux pays ont bien eu lieu depuis 2012, mais elles ont vite atteint leurs limites en raison des textes constitutionnels qui lient chaque président.
Puisque cette situation dure depuis un quart de siècle, on pourrait se dire qu’après tout ce pays a su mieux que son voisin pacifier son territoire, édifier son État et reconstruire son économie. Il est vrai que l’existence d’un gouvernement stable en mesure d’assurer la sécurité, a encouragé des agences des Nations unies, des ONG et l’Union européenne à aider le Somaliland.
Cependant, malgré les progrès accomplis, ce pays ne peut exploiter son potentiel faute d’investisseurs qui hésitent à cause d’un statut juridique incertain qui se prolonge. Il y aurait pourtant des secteurs à développer comme la pêche ou l’exploitation de ressources probables en gaz et en pétrole. Le Somaliland dispose aussi de gisements de charbon, de gypse, de calcaire et de quartz. N’étant pas reconnu, il ne peut signer d’accords de coopération, ni accéder à des financements de la part d’organismes comme la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement.
L’absence de reconnaissance et de développement entrave tout progrès alors que la pauvreté affecte la majorité de la population. La moitié des habitants en âge de travailler n’a pas d’emploi et le taux de chômage dépasse 70 % chez les jeunes. Privés d’avenir ces derniers tentent de quitter le pays ou deviennent des proies faciles pour les recruteurs islamistes.
Dans un article récent, un envoyé spécial du Monde Afrique évoque l’islam rigoriste qui gagne du terrain au Somaliland. Or il ne s’agit pas d’un phénomène récent. Simplement il devient plus visible. Depuis une vingtaine d’années l’islam traditionnel somali proche du soufisme est supplanté par le salafisme venu de la péninsule arabique. On peut le constater dans les villes où beaucoup de femmes délaissent le voilage léger et coloré traditionnel chez les Somaliennes pour l’abaya de couleur unie et plutôt foncée et le niqab qui cache le visage, tandis que des hommes adoptent le khamis, tunique d’origine saoudienne.
L’influence salafiste passe par l’argent d’ ONG islamiques originaires du Koweit et d’Arabie saoudite qui ont investi le terrain social et celui de l’éducation, secteurs où l’État est peu présent. Ainsi des familles préfèrent, lorsqu’elles le peuvent, mettre leurs enfants dans des écoles privées islamiques mieux équipées que les écoles publiques.
L’État affecte une part très importante de son budget à la sécurité et il a laissé l’économie à l’initiative privée. Fondamentalisme et affaires font le plus souvent bon ménage et sans doute les dons de la communauté d’affaires aux associations islamiques ont contribué à l’action sociale plutôt qu’à l’activisme politique. Pendant ce temps les éléments salafistes les plus radicaux ont trouvé un terrain d’action en Somalie tout en gardant des liens dans leur clan d’origine. Car le Somaliland n’a pas été totalement épargné par le terrorisme. Plusieurs attentats contre des étrangers ont été commis dans les années 2003-2004. Et en octobre 2008 des attentats coordonnés ont secoué Hargeisa, la capitale, faisant 25 morts.
Selon un universitaire de Hargeisa, même si le salafisme n’est pas organisé sur le plan politique comme dans d’autres pays, c’est une menace sérieuse. Pour le moment le Somaliland n’est pas un point chaud mais il le deviendra si le système démocratique ne semble pas fonctionner. Le centralisme de l’exécutif avec une tendance autoritaire, le report des élections présidentielle et législative et l ’absence de résultats en ce qui concerne la reconnaissance internationale peuvent être le prétexte pour les radicaux de promouvoir un système de gouvernement complètement différent.
Pour le directeur exécutif de l’Académie pour la paix et le développement, un groupe de réflexion de Hargeisa, l’islamisme n’est pas une menace immédiate mais peut devenir un danger sur le long terme. Son influence est importante dans les affaires et dans l’éducation, mais reste peu présente dans le domaine politique.
Par contre, le danger existentiel le plus proche pour le Somaliland, c’est la Somalie elle-même. Car ses dirigeants pensent que le Somaliland lui appartient. L’attitude de l’Union africaine et de la communauté internationale encourage les politiciens somaliens à promouvoir une Somalie réunifiée sans réfléchir aux erreurs du passé qui ont provoqué l’éclatement de la Somalie.
Selon l’universitaire suédois Bernhard Helander, le culture politique dans l’ex-Somalie italienne a généré un réflexe pour dépasser l’éclatement : la désignation d’un ennemi extérieur commun. A la faveur du retour d’une politique nationaliste, la volonté du Somaliland de rester indépendant peut devenir une déviation à punir. S’il se renforce le gouvernement de Mogadiscio pourrait être tenté de ramener par la force le nord sous son contrôle. Une telle politique serait sans doute populaire. Mais pour cela il faudrait que la situation s’améliore vraiment dans le sud. Pour l’instant le gouvernement somalien ne dispose pas des ressources, des troupes, de l’équipement et de l’assise politique nécessaires pour défier Hargeisa.
Pourtant malgré sa faiblesse, le gouvernement fédéral n’a cessé de vouloir affirmer ses droits sur le Somaliland. Parfois avec la complicité d’une agence des Nations unies lorsqu’il a prétendu obtenir le contrôle de l’espace aérien du Somaliland. Après plusieurs rencontres à Londres puis en Turquie, les pourparlers entre les deux entités ont capoté début 2015 quand Mogadiscio a inclus dans sa délégation des personnes originaires du Somaliland contrairement à ce qui avait été décidé précédemment.
En octobre 2015 une crise politique étrange s’est produite à Hargeisa quand 13 ministres et ministres adjoints ont démissionné. Ils étaient en désaccord avec le président Ahmed Mahamed Silanyo au sujet du candidat qu’il veut voir nommé à la tête du parti présidentiel Kulmiye. En effet le président ne veut plus être candidat pour un prochain mandat en 2017. Et celui qui préside le parti devrait être le candidat à la présidence. Or au sein du groupe de ministres démissionnaires, le ministre des affaires étrangères, Mohamed Behi Yonis, et le ministre de la présidence, Hersi Haji Ali Hassan, préparaient une prise en main du parti Kulmiye en vue de l’élection présidentielle. Mais ce qui semblait être un affrontement d’ambitions internes au parti a pris une dimension autrement politique en raison de l’appartenance de plusieurs de ces démissionnaires au mouvement Al-Islah, en particulier à la faction Dam al-Jadid, celle-là même qui a noyauté le gouvernement de Mogadiscio.
Une tentative de miner de l’intérieur le pouvoir du président somalilandais n’aurait rien d’étonnant car dans le même esprit le gouvernement somalien a aussi pris des contacts au cours de l’année 2015 avec certains membres du clan Dulbahante, minoritaire au Somaliland, qui veulent créer un État dit Khatumo dans l’est du pays.
Mogadiscio semble avoir tiré un trait sur des discussions avec Hargeisa et ne rate pas une occasion de provoquer les Somalilandais. Ainsi en janvier 2016 le président somalien a déclaré qu’il souhaite intégrer à la chambre haute trois représentants du Somaliland choisis par le gouvernement somalien. Il veut aussi inclure le Somaliland dans la république fédérale en lui octroyant le statut de région autonome. Ces initiatives unilatérales lancées par un président somalien qui veut se faire réélire en août 2016 à la fin de son mandat, lui assureront certainement des soutiens. Mais quand on constate que la Somalie n’est toujours pas en mesure d’organiser les élections parlementaires pourtant prévues cette année, on peut supposer que ces décisions n’auront guère de portée réelle.
Il n’empêche que la tension entretenue par Mogadiscio oblige le Somaliland à maintenir un budget de défense important qui limite les actions de l’État dans d’autres domaines. On voit que l’action internationale pour reconstruire la Somalie peut paradoxalement aboutir à recréer les conditions de nouveaux conflits avec le nord.