La cause du Somaliland est en quarantaine

Mise en ligne: 16 mars 2016

Somalie et Somaliland sont encore aux yeux du monde une seule et même entité. Et pourtant..., par Tito Dupret

Les yeux pétillants d’informations qui se bousculent entre neurones et synapses, Robert Wiren se lance dans une tirade qui aimerait bien résumer son livre Somaliland, pays en quarantaine [1]. Mais il n’y parvient pas : il le raconte tout entier. La somme des connaissances qu’il maîtrise à propos de la région le font passer d’un sujet à l’autre sans discontinuer, ouvrant des parenthèses qui imposent des crochets, qu’il n’oublie jamais de refermer pour finalement revenir à son propos de départ… qu’il entreprend de développer encore. Alors reprenons.

La Corne d’Afrique forme l’extrême nord-est du continent et compte Djibouti, l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie. Mais aussi, et non pas également, le Somaliland. Longeant la côte de la Mer Rouge depuis Djibouti vers l’Est, le Somaliland forme la branche gauche d’un boomerang lancé vers l’Asie et dont la Somalie fait la branche droite, longeant l’Océan Indien. Ainsi, la géographie, telle que laissée par les britanniques au Somaliland et les italiens en Somalie, laisse clairement voir deux entités distinctes.

J’ai écrit « non pas également » parce que Somalie et Somaliland sont encore aux yeux du monde une seule et même Somalie. De sorte que le Somaliland et sa capitale Hargeisa dépendent de Mogadiscio, lointaine capitale d’un gouvernement reconnu et secouru par la communauté internationale. Celle-ci, c’est d’abord l’Union africaine. Aucune autre institution ne bougerait avant elle. Ni la Banque mondiale, ni le Fonds monétaire international, ni l’Union éuropéenne par exemple. Cela créerait au minimum un sentiment d’ingérence sur le continent.

Or l’Union africaine n’agit qu’au service des pays qui la constituent. Ce sont donc d’abord ces pays, les pays africains, qui devraient reconnaître le Somaliland. À ce chapitre, il y en a d’ailleurs déjà deux d’écrits. L’Érythrée, indépendante de l’Ethiopie depuis 1993 par voie de guerres et le Soudan du Sud depuis 2011, suite à un référendum d’autodétermination. Soit deux cas de figure qui, selon toute logique, devraient faciliter le processus de séparation entre Somaliland et Somalie.

Mais non. Comme toujours un argument a deux faces. Pour certains gouvernements africains, il y aurait sécession de la part du Somaliland. Et aussi l’ouverture d’une boîte de Pandore en Afrique. Si l’un s’y met, combien vont-ils se sentir pousser les ailes de l’indépendance sur tout le continent ? Pourtant, on vient de le voir, il y a deux précédents tout proches dans le temps et dans l’espace. La boîte n’est-elle pas déjà ouverte ? De plus, le Somaliland se montre exemplaire car il fonctionne de façon démocratique et a déjà connu l’alternance du pouvoir. Mais non.

Alors faisons le tour du « propriétaire » en longeant les frontières du Somaliland pour tenter de comprendre les résistances. La capitale la plus proche d’Hargeisa est Djibouti à l’ouest. Si proche que les échanges y sont les plus nombreux et l’élite, somalienne de part et d’autre, possède des affaires souvent des deux côtés et un passeport djiboutien pour se déplacer. À l’ombre de cette relation siamoise cependant, le port de Berbera qui veut concurrencer le marché djiboutien vers la mer. Une opportunité pour le géant régional éthiopien au sud qui en a perdu l’accès depuis que le port d’Assab se situe en Érythrée. Plus que des échanges, des relations se sont établies entre l’Éthiopie et le Somaliland. Un trajet aérien quotidien avec Ethiopian Airlines, une représentation somalilandaise à Addis Abeba, des projets commerciaux de grande envergure sont autant d’indications tangibles d’une reconnaissance mutuelle.

Pourtant il n’y a rien de formel comme entre deux nations. Si l’Éthiopie reconnaissait son voisin, elle serait immédiatement taxée d’encourager la sécession entre Somaliland et Somalie pour servir ses propres intérêts. Par qui ? Par l’Egypte, par exemple, qui garde un oeil aussi attentif que méfiant sur elle car le Nil y prend sa source, et il est l’unique veine pour alimenter le pharaonique pays en eau. L’Egypte ne voit pas la Somalie comme un boomerang mais comme une grosse pince ou une tenaille. Et elle est prête à faire pression sur les autres Etats africains pour maintenir le statu quo dans la Corne.

Statu quo maintenu aussi à l’est avec le Puntland, province somalienne voisine qui peu à peu prend aussi ses libertés vis-à-vis de Mogadiscio en créant ses propres institutions, plutôt dans une logique fédérale. Dans ce cas-ci, la frontière entre les deux provinces est contestée par les deux camps. Enfin, pile au nord de Berbera, le grand port à venir du Somaliland, il y a le port d’Aden au Yémen, point d’entrée tout proche vers la péninsule arabe qui a certainement son point de vue aussi sur l’éventuelle indépendance du Somaliland.

Cette situation internationale, qui a tout d’un noeud très serré par l’air salin des courants marins du Bab-el-Mandeb, littéralement la « porte des lamentations » en arabe, a mis la cause du Somaliland en « quarantaine » tel que Robert Wiren l’exprime dans le titre de son livre. Non que le pays soit atteint d’une maladie, à moins que la démocratie ne soit considérée comme telle dans cette région du globe où elle est absente, mais parce qu’elle est condamnée à un isolement dans une attente indéfinie. Attente d’une reconnaissance qui détermine ses attentes de développement.

Pour patienter et tenter de pousser le destin, tous les efforts sont entrepris afin de répondre aux normes qui font un pays. L’auteur du livre rappelle à cet effet que les conditions en sont pratiquement remplies : « un Etat doit avoir une population permanente, un territoire défini, un gouvernement et la capacité à entrer en relation avec d’autres Etats ». Tout y est sinon cette dernière capacité, gênée par… l’absence de reconnaissance explicite et juridique. Le serpent se mange la queue, l’oeuf naît de la poule née de l’oeuf, le cercle semble vicié.

Le livre de Robert Wiren est à la fois court, dense en informations et didactique. Il se lit dans l’ordre et le désordre, les entrées y sont claires et nombreuses. Le kaléidoscope est coloré par les propos de nombreux intervenants rencontrés par l’auteur jusqu’à la tête du pays. Un sentiment général de plaisir ressort de cet ouvrage parce qu’il apporte finalement de bonnes nouvelles dans une région très turbulente. Un pays essaie en effet de se développer par autodétermination et voie démocratique et Robert Wiren choisit en filigranes de plaider pour cette reconnaissance.

Mais un autre sentiment apparaît aussi entre les lignes jusqu’à être explicite dans les ultimes lignes du livre grâce à Edna Adan Ismail, ancienne ministre des Affaires étrangères du Somaliland : « Finalement, notre peuple estime qu’il serait préférable de rester sans reconnaissance et de se développer comme le Somaliland, plutôt qu’obtenir une reconnaissance et devenir un endroit dangereux comme la Somalie ».

En d’autres termes, et ici ce sont mes propos, la reconnaissance de l’Union africaine mènerait sous forme d’aide au développement, des conflits de pouvoir et de territoire, la corruption générale et des multinationales ; on le sait totalement libres et désincarnées de toutes questions locales et particulièrement intéressées par des Etats dépendants, aussi fragiles que conciliants.

Depuis vingt-trois ans d’indépendance, le Somaliland améliore sa situation principalement grâce au soutien de sa diaspora, vivant en Occident et consciente des bienfaits de la démocratie qu’elle y a importé tant bien que mal. En fermant le livre de Robert Wiren, on a l’impression que cette solution est la seule viable. La diaspora semble assurer une respiration continue et vertueuse entre le monde et le Somaliland, entre intérêts commerciaux globaux et liens familiaux locaux.

Dans cette perspective, on en viendrait à demander à Robert Wiren pourquoi il faut à tout prix reconnaître le Somaliland. Cette question pourrait être posée par l’absurde. Que se passerait-il si le Somaliland n’accédait pas à la reconnaissance internationale ? C’est la question qu’Antipodes a posée à Robert Wiren et il y répond dans ces pages.

[1Editions Karthala, 2014 – Prix Albert Bernard