La démocratie au Somaliland n’est pas la tasse de thé des dirigeants africains qui aiment modifier les constitutions à leur profit et gouverner sans limite. Dialogue entre Robert Wiren et Tito Dupret sur la place du Somaliland en Afrique
Tito Dupret : À la lecture de votre article, Robert Wiren, il semble que le Somaliland soit traité en ennemi par la Somalie.
Robert Wiren : Les politiciens de Mogadiscio, qui prétendent agir au nom de la Somalie, sont encore intoxiqués par l’idée de la Grande Somalie qui a fait faillite avec le chute de Siyad Barré en 1991. A défaut du rassemblement de tous les Somalis dans un État centralisé, ils utilisent le refus de l’indépendance du Somaliland comme symbole de leur patriotisme alors que leurs actions s’inscrivent dans l’héritage de la dictature, à savoir anarchie, hostilité entre clans et violence.
L’aveuglement occidental, qui leur accorde la pleine reconnaissance et les finance, les encourage à traiter le Somaliland d’entité qui a fait sécession au lieu d’analyser les faits qui ont conduit à la fin d’une union mal conçue. En ce sens la Somalie, qui peut s’exprimer au sein de l’Union africaine, de la Ligue arabe, des Nations unies, est actuellement un ennemi politique qui pourrait en venir à des actions de déstabilisation dangereuses.
TD : Quel serait alors le pire ennemi potentiel au Somaliland, la Somalie ou l’extrémisme religieux ? Ou bien s’agit-il des mêmes personnes ?
RW : Le radicalisme islamique ne semble pas avoir de projet politique à court terme au Somaliland. Il agit comme un courant religieux au sein de la société. En raison d’une diaspora ouverte aux idées de démocratie représentative qui a des relais dans le pays, le débat n’est pas figé. C’est l’échec économique du régime actuel qui pourrait ouvrir des portes au salafisme politique. De son côté le gouvernement de Mogadiscio, pourtant aux mains des Frères musulmans, est lui-même aux prises avec les extrémistes d’Al-Shabab qui estiment que ce gouvernement est sous l’influence des Occidentaux.
TD : Le Somaliland parvient-il à créer des alliances pour augmenter son poids politique et militaire régional devant ces menaces ?
RW : Dans le cadre régional, ce qui peut protéger le Somaliland, c’est le partenariat qui existe avec l’Ethiopie, principal puissance de la Corne de l’Afrique. Les deux pays ont des intérêts convergents. Un pays stable, avec son port de Berbera voisin de la région éthiopienne de l’Ogaden, est important pour une Éthiopie enclavée. En fait, sans l’affirmer officiellement, cette dernière préfère deux États somaliens plutôt qu’un seul et ne verrait pas d’un bon œil une mainmise de Mogadiscio sur le nord.
TD : Le siège de l’Union africaine est à Addis Abeba. La question somalilandaise est à sa porte et la stabilité dans la région est indispensable pour son bon fonctionnement et sa propre crédibilité internationale. Or l’Érythrée est un échec, la Somalie et le Soudan du Sud aussi. Rien n’annonce d’amélioration. Ajoutons à cela la guerre énième au Yémen. On a l’impression qu’à la moindre étincelle, c’est l’embrasement assuré. Ses craintes d’une nouvelle indépendance au Somaliland ne sont-elles pas justifiées par tous ces échecs tout autour ?
RW : Il est vrai que dans la Corne de l’Afrique plusieurs pays sont fragilisés mais pas pour les mêmes raisons. Leurs problèmes respectifs sont de nature différente. L’Érythrée subit un régime particulièrement répressif et une partie de sa population s’enfuit pour échapper au « naufrage totalitaire », titre d’un ouvrage récent. Le Soudan du Sud déjà affaibli par les nombreuses années de guerre avec le nord est maintenant victime de ses propres dirigeants qui instrumentalisent les tensions ethniques. Enfin l’État somalien s’est désagrégé en 1991 car il avait été conçu sur un modèle centralisateur non adapté à une société somalie divisée en familles de clans.
En outre, deux formes de colonisation très différentes, britannique et italienne, ont influencé les comportements politiques respectifs dans le nord et dans le sud. Il ne paraît donc pas pertinent de faire un lien entre ces situations diverses et l’attitude de l’Union africaine envers le Somaliland.
Le refus de l’indépendance de ce pays par l’Union africaine a été longtemps justifié par le théorie de « l’ouverture de la boîte de Pandore », autrement dit cette indépendance représenterait une incitation au séparatisme dans d’autres pays africains. Moyennant quoi l’Union africaine a admis les processus d’indépendances de l’Érythrée en 1993, puis du Soudan du sud en 2011. Dans les deux cas ces indépendances ont eu lieu sans que le problème des nouvelles frontières soit résolu. Et il s’en est suivi une guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée et des affrontements armés entre le sud et le nord du Soudan pour le contrôle de zones frontalières pétrolifères.
Le cas du Somaliland n’a évidemment rien à voir avec ces conflits. D’ailleurs les frontières de ce pays sont celles de l’ancien protectorat britannique fixées par des traités à la fin du XIXe siècle. En 2005 une mission d’évaluation de l’Union africaine a réfuté le mythe de la boîte de Pandore et affirmé : « Le fait que l’union entre le Somaliland et la Somalie n’a jamais été ratifiée et aussi qu’elle n’a pas fonctionné correctement une fois en vigueur de 1960 à 1990, font que la recherche de reconnaissance du Somaliland est historiquement unique et justifiée en elle-même dans l’histoire politique africaine ».
Ce constat n’a pas été suivi d’effet car en reconnaissant juridiquement un gouvernement non élu à Mogadiscio, l’Union africaine et la communauté internationale se sont liés les mains. Et en envoyant des troupes en Somalie l’Union africaine est devenu l’alliée d’une faction somalienne. Alors qu’elle devrait avoir un rôle de médiateur.
TD : Comment l’Union africaine pourrait-elle se délier de son soutien à la Somalie et revenir à plus de neutralité ? Comment le Somaliland pourrait-il pousser l’Union africaine en ce sens ? Avez-vous eu une conversation dans cet esprit avec l’une des nombreuses personnalités interrogées pour votre livre ?
RW – Comme dans beaucoup d’institutions, la pesanteur bureaucratique au sein de l’Union africaine est un facteur d’immobilisme. Le rapport favorable au Somaliland rédigé en 2005 a été enfoui dans un classeur. Par ailleurs les pays membres qui pourraient être ouverts au débat, ne veulent pas être accusés de favoriser la division d’une Somalie qui pourtant n’est plus unie depuis plus de 25 ans.
L’engagement de l’Union africaine en Somalie a suivi les interventions des Nations unies, des États-Unis, de l’Éthiopie et de façon moins directe de l’Érythrée. C’est la seule opération de maintien de la paix sous la conduite de l’Union africaine mais elle est financée par des bailleurs étrangers. Les missions au Mali, en Centrafrique ou en République démocratique du Congo sont, elles, prises en charge par les Nations unies.
Le Somaliland ne pose pas de problème et donc ne retient pas l’attention de la majorité des pays africains membres alors que les situations de crise sont nombreuses sur le continent. Les plus récentes ont éclaté au Soudan du Sud puis au Burundi où le chef de l’État arrivé en fin de mandat s’accroche au pouvoir et massacre ses opposants.
Le Somaliland n’a aucune influence au sein d’une organisation dont il n’est pas membre. Et peut-être que son exemple de démocratie hybride édifiée par un mouvement parti de la société n’est pas la tasse de thé de certains dirigeants africains qui aiment modifier les constitutions à leur profit et gouverner sans limite et sans opposants.
L’Union africaine a posé le principe qu’un pouvoir issu d’un coup d’État ne serait pas reconnu et conformément à ce principe elle a suspendu l’adhésion de l’Égypte après le renversement du président Morsi par l’armée en 2013. Mais un an plus tard l’Union africaine a reconnu l’élection du maréchal Al-Sissi, élection qui s’est déroulée sous la férule de l’armée, alors que la répression des islamistes ou des démocrates continuait de plus belle. Il est assez symbolique que l’Union africaine réclame un référendum d’autodétermination au Sahara occidental occupé par le Maroc mais ne tienne aucun compte des scrutins réguliers qui ont eu lieu au Somaliland.
Les pays occidentaux, s’ils en avaient la volonté, pourraient avoir une influence sur l’Union africaine pour qu’elle prenne le cas du Somaliland en compte. En effet, l’immense majorité (92,5%) des programmes de l’Union africaine (programme frontières, conception de la grande muraille verte pour le Sahel, bourses d’étude…) est financée par des partenaires non africains. Mais ils ont trop peur de l’accusation de néocolonialisme.
Enfin au sein de l’Union africaine, les pays arabes emmenés par l’Égypte ne sont pas favorables au Somaliland. Or il se trouve que les cinq plus gros contributeurs au budget de l’organisation sont l’Égypte, l’Algérie, la Libye, le Nigéria et l’Afrique du Sud. Ces pays versent 64,5 % du budget. Parmi ces pays, seule l’Afrique du Sud a manifesté de l’intérêt pour le cas du Somaliland tandis que le Nigéria, aux prises avec des tensions dans le nord musulman, craint des tendances séparatistes.
Parmi les déclarations qui figurent dans mon livre, il est intéressant de retenir les arguments des dirigeants éthiopiens puisque leur pays est celui qui a le plus intérêt à voir le Somaliland rester stable. Comme l’Éthiopie est le siège de l’Union africaine, elle ne peut pas aller contre la politique de celle-ci. Et l’ancien premier ministre éthiopien, Mélès Zénawi, justifie cette position ainsi : « Dans le passé, l’Éthiopie a été perçue comme hostile à l’unité somalienne. Nous ne voulons pas prendre des initiatives qui justifieraient encore ce jugement ».
Argument qui montre que la réticence éthiopienne ne vient pas d’une position de principe. Seyoum Mesfin qui a été longtemps ministre éthiopien des affaires étrangères, est plus explicite encore quand il affirme que la Somalie ne peut être reconstituée à l’ancienne. Mais il suggère de confier la recherche d’une solution à ceux qui justement veulent reconstituer la Somalie d’avant : « Mais concernant le problème du Somaliland et du reste de la Somalie, c’est vraiment aux Somaliens de résoudre cette crise ».