De Namur à Phnom-Penh et Bamako : deux voyages en systématisation

Mise en ligne: 13 avril 2023

2 exemples de systématisation faites par des organisations belges de la société civile, par Cécile Imberechts

Si la systématisation d’expérience est une pratique très répandue en Amérique latine, principalement dans le champ de l’éducation populaire où elle fait désormais partie de la culture organisationnelle, elle reste fort méconnue dans nos régions. Les logiques des asbl, et surtout des ONG, y sont fortement dominées par l’évaluation centrée sur les résultats, parfois au détriment de la compréhension des dynamiques complexes de changement ou de la récupération d’apprentissages pertinents pour la transformation sociale. Cependant, des processus de systématisation, parfois de grande ampleur, sont menés par des organisations belges. En voici deux exemples.

L’expérience d’Oxfam Belgique/België

Dans le cadre de l’évaluation intermédiaire du programme 2017-2021 cofinancé par le gouvernement belge, l’équipe d’évaluation de l’ONG Oxfam mis en place un processus d’évaluation totalement participatif, formatif et ascendant centré sur les apprentissages des partenaires et bénéficiaires locaux : une systématisation des expériences de six pays partenaires - trois en Afrique, au Mali, au Burkina, et en RD Congo - et trois en Asie du Sud-Est - au Cambodge, au Laos et au Vietnam - sur un thème commun à chacune des régions.

Le but premier du processus était de générer des apprentissages pertinents pour les partenaires et bénéficiaires, et dans une seconde mesure, de permettre l’orientation des programmes ainsi que l’actualisation des théories de changement de chaque pays. Il s’agissait aussi de :

  • • Soutenir et mettre en place des dynamiques de partage d’expériences entre les équipes pays et les partenaires du programme, aux niveaux nationaux et internationaux,
  • Renforcer les capacités et le pouvoir d’incidence des partenaires grâce au partage des apprentissages entre pairs,
  • Faire émerger les aspects transversaux (thématiques, politiques…) des projets soutenus par Oxfam Belgique entre les différents pays du programme.

Pourquoi choisir la systématisation d’expériences ?

À contrario des processus d’évaluation classiques, qui formulent premièrement des questions évaluatives, pour « descendre » ensuite sur le terrain pour en explorer les réponses, les processus de systématisation proposent de partir du terrain pour « remonter » ensuite vers des thématiques ou questions de plus en plus générales et transversales. Cette approche permet le partage de connaissances à partir des pratiques et fait émerger les relations entre projet et processus : elle se penche sur les dynamiques, les relations de pouvoir, les changements, les erreurs, les décisions et les étapes réelles de l’expérience vécue pour en retirer des apprentissages.

L’approche était également en forte adéquation avec les valeurs de l’organisation car elle favorise :

  • • L’empowerment des partenaires et bénéficiaires par l’appropriation du sens de leurs expériences et l’émergence de savoirs critiques pertinents pour le changement,
  • L’appropriation et l’usage des résultats de l’évaluation par la co-élaboration du processus avec les partenaires et bénéficiaires qui sont au cœur du dispositif,
  • Une approche intégrée et participative fondée sur les expériences vécues et dont la méthodologie se développe à partir de leurs propres visions et perceptions,
  • Le renforcement des capacités de toutes les parties prenantes.

En pratique, ce processus ambitieux, qui a duré 18 mois, a été facilité par les équipes Oxfam locales dans le but de renforcer le savoir et le pouvoir des partenaires et bénéficiaires des projets. Il s’est déroulé en plusieurs phases : formation des équipe pays à la systématisation d’expériences, identification des expériences à systématiser dans les six pays, réalisation d’ateliers nationaux de systématisation avec les partenaires et les bénéficiaires, réalisation d’ateliers de partage des apprentissages avec d’autres acteur·trice·s, création de produits de systématisation et approfondissement de l’analyse des relations de pouvoir - genre et leadership - aux niveaux national et international.

Le focus : axes et thèmes transversaux

Les équipes pays et les partenaires ont ainsi tout d’abord identifié ensemble une expérience fructueuse qui leur semblait intéressante, l’objet de systématisation, pour en déterminer ensuite les aspects les plus saillants et pertinents : l’axe de systématisation.
Dans un second temps, un axe transversal été formulé dans chacune des régions. En Afrique, il s’agissait de mieux comprendre la construction de l’autonomie et du leadership féminin, ses leviers et effets sur les changements individuels et collectifs. Pour nourrir cette réflexion, chaque pays a formulé avec ses partenaires des axes spécifiques à l’expérience qu’ils avaient choisi de systématiser.

  • Pour le Burkina Faso, qui a choisi de systématiser l’expérience des Associations d’Épargne et de Crédit (AVEC) avec l’Association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en Savane (APESS), il s’agissait d’identifier les facteurs qui ont permis aux femmes rurales de s’organiser en organes communautaires de mobilisation de ressources financières et comment cela a impacté leur vie.
  • Le Mali a choisi l’expérience développement de la chaine de valeur Soja avec la Société Coopérative de femme SCOOPS-K, avec pour but de faire émerger les facteurs d’autonomisation et de valorisation du rôle et de la place des femmes dans les exploitations familiales.
  • La RD Congo a sélectionné l’expérience du Service d’Accompagnement et de Renforcement des Capacités d’Autopromotion de la Femme au Sud-Kivu (SARCAF), pour déterminer les facteurs, conditions et moyens qui améliorent le pouvoir économique des femmes et le leadership féminin.
    Cette systématisation de grande ampleur a permis de dégager des apprentissages et recommandations à différents niveaux :
  • Pour les femmes et collectifs de femmes : amélioration de l’organisation des collectifs, apports des associations d’épargne et de crédit, facteurs contextuels, renforcement de l’auto-estime et du leadership, relations familiales et communautaires, pistes pour l’amélioration de la production et de la commercialisation de leurs produits.
  • Pour les partenaires : apports et défis de l’approche genre, renforcement des capacités et impact des formations, pistes pour l’amélioration des facteurs de production et de commercialisation des produits.
  • Pour Oxfam : éclairage de diverses dimensions du programme, clés d’analyse, nouvelles perspectives pour l’évaluation, défis et recommandations pour le futur.
  • Pour l’approche genre : facteurs d’autonomisation, de transformation des relations de pouvoir, importance des prises de décision, leviers relationnels et émotionnels pour l’empowerment des femmes.

En Asie Du Sud Est, l’axe transversal formulé par les trois pays portait sur l’Empowerment des groupes de travailleurs et travailleuses marginalisés, de l’organisation au plaidoyer pour la protection sociale.

  • Au Cambodge, qui a choisi de systématiser le processus d’organisation et de représentation des travailleurs marginalisés dans le cadre de la politique nationale de protection sociale au cours de 2017-19, l’axe était d’identifier les mesures prises par les partenaires pour organiser les travailleurs marginalisés et les facteurs et conditions qui ont permis leur processus d’organisation.
  • Pour le Laos, qui a choisi de systématiser l’expérience des groupes de travailleurs de la province de Bokeo, devenus des défenseurs plus forts de la protection sociale au cours de 2018-2019, l’axe portait sur les facteurs et les éléments qui ont contribué à leur autonomisation.
  • Pour le Vietnam, qui a choisi de systématiser le processus qui a permis aux travailleurs au sein du réseau de partenaires MNET d’être plus organisés et habilités à défendre la protection sociale au cours de la période 2017-2020, il s’agissait d’identifier les facteurs qui facilitent ou entravent le processus d’autonomisation des travailleurs migrants, tant pour les partenaires que pour les bénéficiaires.

Comme pour l’Afrique, les apprentissages tirés de cette systématisation en Asie ont été formulés à plusieurs niveaux :

  • Pour les groupes de travailleurs : aspects clés du renforcement du leadership et de l’organisation des groupes, meilleure compréhension des défis locaux et nationaux en matière de protection sociale, possibilité d’apprendre des luttes et des succès d’autres groupes.
  • Pour les partenaires : aspects clés du renforcement des capacités et du leadership, impact des formations, définition des cycles et des étapes de l’organisation des travailleurs, facteurs internes et externes qui facilitent ou entravent l’organisation et la représentation des travailleurs, nouvelles perspectives pour des actions futures.
  • Pour Oxfam : mise en évidence des processus de changement du programme, aussi dans leurs aspects subjectifs, émotionnels ou culturels, clés d’analyse, nouvelles perspectives d’évaluation, défis et recommandations pour l’avenir.

Au-delà des apprentissages, ce que cela a produit…

Le but d’une systématisation est d’une part de générer des apprentissages pour les celles et ceux qui la mènent, mais aussi, dans sa portée politique, de contribuer à renforcer d’autres organisations par une consolidation horizontale des relations de pouvoir. La méthode propose ainsi de réaliser des produits - de communication, de sensibilisation, de plaidoyer, de renforcement des capacités - destinés à d’autres acteurs et actrices qui vivent des expériences similaires ou portent les mêmes combats.

Le Cambodge et le Vietnam ont ainsi rédigé des guides techniques à l’usage des partenaires sur la construction du leadership dans les groupes de travailleurs, le Burkina a réalisé une vidéo de sensibilisation sur l’empowerment féminin à travers les groupes d’épargne et de crédit, le Laos a créé un spot vidéo et une pièce de théâtre destinés aux travailleurs marginalisés afin de les encourager à s’organiser . Des événements de partage des apprentissages et produits ont été menés avec d’autres organisations et institutions, tant au niveau national qu’international.

Au niveau de sa perception par les multiples personnes qui y ont pris part, à leurs divers niveaux d’implication, le processus a généré, et ce n’est pas une dimension anodine, de la fierté, de la gratitude, de l’enthousiasme, une confiance accrue et l’envie de reproduire ce genre d’expériences avec d’autres. In fine, ce qui en est ressorti, c’est la pertinence la systématisation, quel que soit le contexte ou le lieu, pour les acteurs sociaux d’ici et d’ailleurs. Un peu comme une petite graine venue d’Amérique latine qui, dans d’autres contrées, a essaimé en de bien jolis jardins.

L’expérience du Centre d’Action Interculturelle de Namur

Le Centre d’Action Interculturelle de Namur (CAI) a la spécificité d’être le seul organisme en région wallonne reconnu comme centre régional d’intégration et comme centre de formation interculturelle : une double appartenance identitaire qui lui donne à la fois pour mission d’organiser les parcours d’intégration de personnes étrangères et de mener des activités qui favorisent l’émergence d’une société multiculturelle.

Considérant la démarche interculturelle comme une indiscutable valeur ajoutée dans le cadre des parcours d’intégration, le CAI a souhaité mener un travail de réappropriation de sa mémoire institutionnelle et de récupération de la solide expérience de son équipe en la matière.

Il a donc décidé de mettre en place un processus de systématisation qui avait pour objectifs :

  • La réappropriation par les travailleurs et les responsables du CAI de l’expérience des projets interculturels pour la réalisation des missions d’intégration.
  • D’analyser et interpréter de manière critique les dynamiques, les enjeux et les pratiques constituant l’expérience accumulée par le CAI en matière.
  • De transmettre ses apprentissages aux nouveaux travailleurs et à celles et ceux qui s’intéressent aux matières d’intégration.

Ce que le CAI souhaitait le plus explorer de ses propres pratiques était en quoi la démarche interculturelle constitue une plus-value pour une meilleure intégration des personnes étrangères. Cette question est devenue l’axe de systématisation.

En pratique : de gros défis

Le processus s’est déroulé en cinq grandes étapes méthodologiques - vivre, raconter, analyser, conclure, partager - après l’identification d’expériences signifiantes pour les collaborateur et collaboratrices du Centre d’Action Interculturelle. Il a été mené dans le courant de l’année 2020.

Le premier défi était que d’une part, l’expérience du CAI en matière d’interculturalité s’était construite sur une période très longue, près de 30 ans, et que d’autre part, les équipes et départements de l’organisation avaient des pratiques et une proximité très différentes par rapport au thème de l’approche interculturelle. Il était donc compliqué de définir une seule expérience commune à systématiser, et de la circonscrire dans une période bien définie pour restreindre l’objet de la systématisation. Le CAI a donc décider de systématiser quatre expériences différentes autour d’un même axe et sélectionnées en fonction de plusieurs critères :

  • Leur pertinence et plus-value pour l’approche interculturelle,
  • Des expériences dont les résultats ou le déroulement est perçu comme positif,
  • Des expériences illustrant la diversité des activités proposées par le CAI,
  • Leur échelonnement dans le temps pour travailler sur la mémoire de l’asbl,
  • Des expériences vécues par tous les travailleurs, même si tous n’étaient pas impliqués aux mêmes niveaux.

Quatre champs d’expériences ont ainsi été identifiés :

  1. Le processus de création de l’asbl
  2. L’essaimage et l’ancrage de l’interculturel dans les projets de l’asbl
  3. Le décret pour la création des parcours d’intégration
  4. La sensibilisation à l’interculturalité dans le Plan Provincial et Local d’Intégration

Le deuxième défi de ce processus est que la systématisation des expériences, qui aurait dû voir le jour grâce à trois jours d’ateliers présentiels, s’est intégralement déroulée à distance (COVID), ce qui a demandé un grand engagement et une bonne dose de créativité de la part de tous les participants. Il a été par ailleurs beaucoup plus étiré dans le temps qu’initialement prévu. Cependant, ces difficultés, comme le fait d’avoir dû utiliser plus de moments en sous-groupes avec des périodes parfois très longues entre les différentes rencontres, a également apporté une dimension parfois plus approfondie et plus de recul aux réflexions, notamment dans la phase d’analyse et d’interprétation critique.

Ce que la systématisation a produit…

Le processus en tant que tel a permis aux équipes de s’approprier l’histoire de l’asbl, de comprendre les spécificités de chaque département et de réexplorer certaines thématiques ou cadres institutionnels.
De très nombreux apprentissages en sont ressortis et à une multiplicité de niveaux :

  • Identification des freins et des facteurs qui facilitent l’approche interculturelle, autant dans les parcours d’intégration que dans les pratiques globales de l’association,
  • Redéfinition complexe et multi sémantique de la notion d’interculturalité,
  • Stratégies et bonnes pratiques pour favoriser l’approche interculturelle dans les formations, les parcours d’intégration, la sensibilisation et le travail de plaidoyer,
  • Consolidation et clarification du rôle de l’organisation à l’interne et à l’externe,
  • Conseils et recommandations concrets pour d’autres praticien·ne·s.

En termes de produits concrets, suite à ce travail collectif, le CAI a organisé un séminaire de partage en panel élargi à d’autres organisations et institutions , il a produit une vidéo de partage des expériences sur le processus et confectionné un manuel pédagogique destiné aux acteurs institutionnels et associatifs qui souhaitent intégrer ou renforcer la dimension interculturelle dans leurs pratiques.