La LUCHA : un mouvement citoyen congolais qui apprend de ses expériences

Mise en ligne: 13 avril 2023

La nuit du 30 Avril 2012, la veille du 1er Mai, journée internationale du travail, onze jeunes de Goma, située à l’Est de la RD Congo, dans la région du Kivu, passèrent la nuit entière à placarder des calicots sur les artères principales de la Ville. Ces calicots portaient un message puissant, mais qui, à la base, paraissait ridicule même aux yeux de certains membres du groupe de 11 (C’est comme ça que nous les avons surnommés dans le mouvement, tout en moquant la qualité médiocre de la calligraphie des écrits sur les calicots).

L’idée était de Commémorer le 1er Mai 2012, pas comme la journée du travail mais plutôt comme “la Journée Nationale du chômage“. A leurs yeux, il était incompréhensible de célébrer la journée Internationale du travail pendant que plus de 80% de la population congolaise est au chômage. Les calicots portaient un message clair en Swahili : Tuna choka na bilaka, Kazi sasa kwa raiya qui signifie nous sommes fatigués par des petits boulots, nous voulons des vrais emplois garantissant notre avenir. #Le 1er Mai, Journée Nationale du chômage.
Le matin, la ville se réveilla avec des écrits gigantesques sur les grands panneaux, les passants s’attardaient pour lire attentivement le message, les médias s’y étaient penchés, mais du reste, l’action restait anonyme. Il y eut même certains opposants qui avaient tenté une récupération politique dans les médias en revendiquant l’initiative.

La stratégie d’action fut le résultat de trois réunions tenues dans les locaux de l’Université de Goma, où la plupart des membres du groupe étudiaient à cette époque. Cela fut précédé par les consultations individuelles menées par une femme, Micheline MWENDIKE, à qui on doit la maternité de la LUCHA, premier mouvement citoyen de la République Démocratique du Congo. Micheline rêvait de voir les jeunes agir autrement, au-delà des mots, d’attentes de financements d’ONG pour organiser des conférences, rédiger les rapports et mémorandums. Le souci de voir les jeunes agir en toute dignité et responsabilité tourmentait son Esprit. Elle rêvait de mener des actions citoyennes loin des revendications partisanes téléguidées par les politiciens qui nourrissent les espoirs désespérés des jeunes en leur promettant des postes politiques.

Le 1er mai 2012 marque, avec une encre indélébile, le début de la LUCHA, un mouvement citoyen important sur le continent Africain considéré comme l’un des premiers (si ce n’est le premier) mouvements citoyens de la République Démocratique du Congo. Un mouvement, au départ, sans dénomination, sans chef optant pour un leadership horizontal. La Lucha voulait rompre avec le culte de personnalité et les conflits de postes qui fragilisent l’action des jeunes au lieu de se focaliser sur les actions à mener et l’idéal à entretenir.

La LUCHA, chantier permanent où nous apprenons de nos pratiques.
Comme nous aimons nous le rappeler entre militant.e.s, la Lucha est un chantier permanent, ouvert aux réajustements et adaptations nécessaires qui résonnent avec l’esprit des principes et des valeurs sur lesquels elle repose. Au départ, la Lucha n’avait pas de nom ; le besoin de s’identifier est apparu lorsque les actions non signées étaient récupérées par les politiques. Le nom de Lucha est survenu lors d’une retraite mensuelle. Il s’agit d’un moment d’analyse de nos actions précédentes, de réadaptation de nos stratégies et de recadrage collectif pour les actions futures. Nous cherchons à apprendre de nos pratiques et c’est de là que surgit le nom de “Lucha“ qui, à la base, était juste un slogan emprunté de la guérilla de Che Guevara en Amérique Latine. Le mot Lucha signifie Lutte en Espagnole.

Le camarade Ghislain MUHIWA arriva, par son imagination, à en faire un acronyme : Lu comme Lutte, cha, comme Changement. On adopta le même jour une flèche de couleur verte comme logo du mouvement. Comme une flèche lancée et déterminée à poursuivre et à atteindre sa cible malgré les embûches. Nous, militant.es de la Lucha, nourrissons chaque jour notre détermination pour continuer la lutte, en poursuivant notre idéal commun ; ce rêve fou d’un Congo de paix, de justice sociale et de dignité humaine. Que personne ne pourra arrêter. La couleur verte symbolise l’espoir que nous portons en action, que nous entretenons chaque jour en luttant contre le fatalisme et la résignation. Pour nous, le Congo que nous rêvons n’est possible et réalisable que si nous prenons conscience que c’est à nous, Congolaises et Congolais, qu’incombe le devoir de le construire par nos propres mains au prix des labeurs et de sueurs de nos fronts, au prix des sacrifices et de notre sang à l’image de notre Héros national, Patrice Emery LUMUMBA.

Notre mission est de mobiliser les Congolaises et Congolais pour qu’ils soient exigeants envers leurs propres dirigeants, c’est la seule manière de les rendre redevables et efficaces. Ils doivent nous rendre des comptes parce qu’ils sont censés travailler pour nous, pour le bien commun de la société, pas pour leurs intérêts privés.

Cinq principes occupent une place prépondérante au cœur du mouvement et constituent la colonne vertébrale de toutes les adaptations que nous avions opérées ces 10 dernières années :

  • La non-violence dans toutes nos actions : nous sommes convaincus qu’aucune situation ne s’améliore à l’aide de la violence. La violence a échoué dans toutes ses formes. « Nous savons combien elle est laide. La guerre a échoué parce que nous la portons en nous, nous l’avons domptée, nous l’avons vaincue ».
  • La dignité : pour nous, chaque congolais.e doit d’abord être traité.e en tant qu’être humain. Nous nous assurons du respect de chaque individu, peu importe sa situation.
  • La responsabilité : nous sommes en quête permanente des meilleures solutions possibles pour nos revendications. Celles-ci doivent être efficaces mais doivent toutefois respecter les autres principes du mouvement.
  • Assumer : nous assumons nos actions commises de manière individuelle et collective, pour faire comprendre que nous n’avons aucun leader.
  • Risquer ensemble : être un de nous c’est accepter de prendre le risque d’être protagoniste pour le changement.

Nous apprenons de nos échecs et nous savons aussi célébrer nos petites victoires. Ce sont ces petites victoires qui nous donnent le courage de continuer à nous battre, continuer à rêver, même quand autour de nous presque tout demeure encore sombre. Nos réajustements nous aident à entretenir ce feu de justice et de dignité qui brûle dans nos poitrines. Dans son livre “La guerre a échoué“, Micheline MWENDIKE confie : “ Nos luttes de demain s’inspireront de nos échecs. Elles seront non violentes. Elles restaureront ces valeurs de solidarité, de résilience par l’idée de la responsabilité, de l’analyse qui précèdera chaque action. Elles proposeront, elles construiront un modèle d’action pour des solutions durables“.

Apprendre de nos actions, de nos pratiques de lutte, pour plus d’impacts
En RD Congo les problèmes sont multiples, tout est à refaire. L’école est payante, en commençant par le primaire et jusqu’à l’Université. Les guerres et les conflits armés ravagent la région du Kivu depuis les années. La vie est pénible, il n’a pas l’accès aux soins de santé, pas d’accès à l’eau, à l’électricité, les infrastructures sont presque inexistantes … Nous nous indignons de cet état de fait, partageons toutes ces indignations avec le Peuple et voulons faire notre part pour demander des comptes aux dirigeants.

Durant l’année 2012, nous avions menés plusieurs actions, en ordre dispersé, touchant presque tous les secteurs de la vie et toutes les thématiques. A chaque réunion du dimanche, nous réfléchissions sur les nouvelles actions à mettre en œuvre, animés par de la rage et de la colère que nous partagions ; le soulagement de partager approfondissait notre détermination à agir. Avec toute la volonté et le courage qui nous animaient, il était impossible de nous attaquer à tous les problèmes de la société en même temps. Cette manière de faire nous avait épuisés, notre énergie fut éparpillée dans des petites actions sans de vrais impacts. Il nous a fallu repenser notre stratégie globale d’actions à mener avec la possibilité de mesurer l’impact dans le temps et dans l’espace et faire un suivi des résultats escomptés pour changer les problèmes auxquels nous nous attaquions.

Ainsi, après avoir analysé tout ce que nous avions fait, et le contexte dans lequel nous avions agi, et après avoir compris pourquoi nous avions fait de cette façon, nous décidions de commencer à mener nos actions sous forme de fronts où des grandes thématiques constitueront la colonne verbale de nos actions durant toute une année. Depuis 2013, à chaque période de fin d’année, le mouvement organise la retraite annuelle de tous les militants. Ces assises ont pour objet d’évaluer les fronts de l’année précédente, et se fixer des nouveaux fronts pour l’année suivante, et cela par un consensus de tous les militants qui ont déjà signé l’acte d’engagement à la Lucha.

La retraite est un moment vivant d’échanges démocratiques potentiellement houleux entre militantes et militants ou des idées contradictoires se confrontent des jours et de nuits avant de trouver un consensus et élaborer une feuille de route annuelle du mouvement. C’est un exercice d’apprentissage aussi, un vrai terrain d’apprentissage par les expériences passées. Un moment visant à apprendre de nos pratiques de lutte, et ce dans ce sens que l’on peut affirmer que c’est un processus proche du terrain de la systématisation d’expériences. Les actions sont analysées, on essaye de retracer tout ce qu’on a fait pour identifier et répertorier nos forces et nos faiblisses, pour identifier les choses à changer et celles qu’il faut renforcer. Ainsi, durant ces échanges, certains fronts sont remplacés par d’autres et certains restent d’actualité si les résultats escomptés ne sont pas encore atteints. Sur le terrain, les fronts fixés sont lancés sous forme de grandes campagnes annuelles avec des multiples actions, notamment les marches pacifiques, les sit-in, la sensibilisation de la communauté, le plaidoyer et d’autres types d’actions potentielles.

Quelques fronts du mouvement durant ces 10 dernières années :

La campagne “Goma veut de l’eau“ : Ceci fut notre première campagne lancée au mois de février 2013. Nous avions amorcé des actions pour que l’eau potable puisse être accessible aux habitants. La ville de Goma est logée au bord du Lac Kivu, un des plus grands lacs d’Afrique mais seulement moins de 20% de la population avait accès à l’eau potable. Le pays est entouré de rivières et de régions aux saisons de pluie généreuses. Nous avions sensibilisé les citoyens, organisé des sit-in au parlement ainsi que devant les bureaux de la REGIDESO, l’entreprise de l’Etat chargée de la distribution d’eau. Après 3 ans, la campagne réussit à obtenir des résultats : faire des arrivées de fontaines et de points d’eau à des milliers de citoyens en banlieue de la ville.
Voirie urbaine de Goma : Une série d’actions fut lancée durant plus de 2 ans pour exiger du gouvernement la construction des voiries à Goma. La voirie était défectueuse (trous) et de grosses roches et objets de construction obstruaient des routes. La raison de cela était que la compagnie de construction se chargeait plutôt de l’avenue près de la résidence de la femme du président Kabila. Nous reprochions ouvertement à la famille présidentielle de passer à côté des intérêts des citoyens au profit de leur bien-être egocentrique. Aujourd’hui, Goma a quelques routes battues, obtenues antre autres grâce à cette campagne.

Mobilisation pour la démocratie et la libération de nos camarades arrêtés : La campagne de concert de casseroles fut lancée en Avril 2015. Nous avions invité la population à faire du bruit à l’aide de sifflets, de klaxons, de casseroles, etc. Les messages exprimés étaient de libérer les activistes emprisonnés illégalement depuis des mois, de garantir la liberté des citoyens, comme la liberté d’expression, et le rejet de méthodes dictatoriales et de « pensée unique ». Parmi nos camarades arrêtés, il y avait Fred Bauma. Ce dernier est devenu un symbole pour le mouvement et, pour cela, il est resté emprisonné près de 2 ans dans les geôles de KABILA à Kinshasa. Il fut libéré en 2017 sous notre pression et la pression des ONG de défense des droits humains, notamment Amnesty International qui avait lancé une campagne mondiale pour exiger sa libération.

La campagne Bye Bye Kabila

Bye Bye Kabila fut déclenchée en Janvier 2016, en collaboration avec d’autres organisations, notamment les laïcs de l’Eglise catholique, le CLC. Cette initiative consisté à barrer la route à Kabila qui prétendait briguer un troisième mandat inconstitutionnel. Ce fut la période de répression la plus brutale vécue par la Lucha. Nous étions arrêtés, jetés dans des cachots et torturés. On avait répertorié plus de 300 arrestations des camarades militants sur l’étendue du territoire national et plus de 400 manifestants fusillés dans les rues de Goma, Kinshasa et d’autres ville du pays. Notre camarade LUC NKULULA en payera le prix suprême, celui de sa vie. La campagne durera 3 ans, soit de 2015 à 2018.

Les fronts de la Lucha pour 2023

Aujourd’hui la Lucha est présente sur toute l’étendue de la République Démocratique du Congo. Pour cette année 2023, nous avons deux principaux fronts : la sécurité et les élections. Nous sommes mobilisés pour exiger du gouvernement de protéger la population de la région du Kivu meurtrie par les guerres et assurer son devoir constitutionnel qui est celui de la protection de l’intégrité territoriale de notre pays. En ce qui concerne les élections, nous sommes mobilisés pour exiger un processus électoral indépendant et inclusif ; nous faisons de l’éducation électorale et nous nous préparons à assurer la surveillance citoyenne des élections de Décembre 2023 dans tous les bureaux de vote du pays et publier les résultats par bureau de vote.

Le modèle “Lucha“, une inspiration pour un collectif d’artistes poètes de Goma
A Goma, ville qui a vu naitre la Lucha, un collectif de slameurs du nom de Goma Slam Session, envahit actuellement les scènes culturelles, les rues et les écoles. Composé aujourd’hui de plus de 200 artistes, filles et garçons, sa mission consiste à panser les maux des habitants blessés par l’état de guerre permanent et à sensibiliser la population à ses droits. Les aspirations des membres et le fonctionnement du collectif sont similaires à ce qui se vit à La Lucha. C’est une histoire entremêlée de slam et d’activisme militant dans une région affectée par des violences et des conflits.

Ce collectif d’artistes de la parole baigne dans la lutte sociale pour la justice sociale et la dignité humaine, déploie son action poélitique, au sens où l’entend Enzo Cormann : « qui tente de lier organiquement la construction de l’assemblée à l’incessante réinvention du drame - le politique à la poétique ». Le collectif s’est inspiré du leadership horizontal de la Lucha, son autonomie et partage ces principes : la non-violence, l’unité, la solidarité entre membres, la responsabilité individuelle et collective. Goma Slam Session organise les scènes slam chaque semaine dans le quatre coins de la ville, ses membres animent les ateliers d’écriture et de performance slam dans les écoles et centres d’encadrements des enfants en conflit avec la loi et les enfants issus de forces et groupes armés. Le collectif possède un espace qui accueille les spectacles, les rencontres et échanges sur différentes thématiques, et cela depuis 2017.

Conclusion

La Lucha a imprimé un nouveau modèle de revendication, celui de la non-violence dans un pays réputé être parmi les plus violents au monde. Elle montre que c’est possible de s’organiser autrement sur base d’un leadership horizontal. La Lucha est un modèle de possibles, de rêves et d’espérances. Les jeunes congolais s’organisent, et s’engagent en toute conscience et responsabilité à se battre pour un idéal commun, celui de l’avènement d’un Congo nouveau, de paix, de justice et de dignité. Ces jeunes réalisent aujourd’hui qu’il est possible pour eux d’apprendre de leurs expériences, de mener des actions et d’y réfléchir, qu’ils peuvent apprendre des autres pratiques et théories, en valorisant toujours les leurs.
Nous sommes convenus que cet idéal sera réalisé par les congolaises et Congolais, par nous jeunes constituant plus de 70% de la population. Nous avons l’avantage du nombre, nous avons de l’énergie et le temps pour relever ces défis pour nous et pour notre progéniture, car “ chaque génération doit dans une relative opacité, découvrir sa mission, de l’accomplir ou de la trahir“ Frantz Fanon.

Notice :

Pour apprendre plus sur la lucha, je vous suggère de lire le livre “La guerre a échoué“ de Micheline MWENDIKE, fondatrice de la Lucha ; La bande dessinée intitulée “ La lucha, Chronique d’une révolution sans armes au Congo“ de la journaliste Justine Brabant et la dessinatrice de presse Kam, alias Annick Kamgang publié en 2018. Suivrez le film documentaire “Congo Lucha“ de la journaliste et documentariste française Marlène Rabaud, sorti en 2019 et qui lui a valu le prix Albert-Londres, dans la catégorie « Audiovisuel ».

Lisez l’article « L’art est mon arme » - Slam et activisme politique à Goma, Nord-Kivu, RD Congo de Maëline Le Lay (CNRS/THALIM). Ecoutez mon tout premier album intitulé “VIS“ disponible sur spotify, Deezer, Apple music, YouTube,… sous le nom de Ben KAMUNTU.