Le concept de systématisation d’expériences est apparu en Amérique latine comme le résultat de la tentative de (re)construction de nos cadres d’interprétation théorique à partir des conditions particulières de nos réalités. En 1959, la Révolution cubaine a ouvert une nouvelle période historique dans "Notre Amérique", comme l’appelait Martí , en démontrant qu’il était possible de briser le schéma de domination coloniale imposé à nos pays depuis la conquête espagnole et, en outre, qu’il était possible de penser, à partir de la réalité spécifique de l’Amérique latine, un projet de société fondé sur la recherche de la justice sociale et de l’autodétermination.
Ainsi, les modèles d’intervention sociale et communautaire visant à incorporer la population dans ces projets, conçus et dirigés de l’extérieur, ont été remis en question et confrontés à une perspective de transformation sociale, ce qui a généré une série de processus de critique, de remise en question et de redéfinition, tant des paradigmes d’interprétation actuels que des schémas d’action sociale. Le nouveau contexte socio-historique de l’Amérique latine génère donc un nouveau contexte théorique dans lequel le travail de promotion, d’éducation et de recherche est confronté à la dynamique des nouveaux changements sociaux et politiques.
C’est dans ce cadre, et liées à toutes ces dynamiques et aux questionnements qu’elles amènent et aux propositions alternatives qu’elles permettent ou qui sont nées en résistance ou en opposition, que les premières références à la systématisation sont nées.
De l’"assistance sociale" au travail social re-conceptualisé : les premières voies ont été ouvertes.
Leticia Cáceres (1991) et María Rosario Ayllón (2002) situent les antécédents de la systématisation dans le domaine du travail social entre les années cinquante et soixante, liés à la recherche de la professionnalisation de cette discipline, qui, à l’époque, s’appelait assistance sociale ou service social et était principalement influencée par les conceptions nord-américaines, qui prônaient une méthodologie ascétique, c’est-à-dire sans remise en question de la société dans laquelle elle est pratiquée et en utilisant des méthodes qui cherchaient même l’adaptation et l’ « intégration » des personnes et des groupes sociaux à cette société.
De plus, dans le domaine des sciences sociales, le service social était considéré comme un secteur de faible statut professionnel et avec un faible contenu théorique. Ceci explique pourquoi le sens initial du terme systématisation était tant marqué par l’intention de récupérer, d’ordonner, de spécifier et de classer les « connaissances » du service social afin de donner à la profession un caractère scientifico-technique et d’élever son statut par rapport aux autres disciplines.
Par la suite, dans la première moitié des années 70, le sujet a été lié à ce que l’on appelle la reconceptualisation du travail social, à partir d’une approche désormais ancrée dans la réalité latino-américaine et qui est née en confrontation avec la neutralité méthodologique et l’influence supposée d’autres contextes. L’enjeu est d’extraire des connaissances de situations particulières pour les généraliser afin de fournir une base à l’intervention professionnelle. La systématisation est alors considérée comme un « liant » qui permettrait de surmonter la séparation entre la pratique et la théorie, principalement chez les professionnels du travail social (comme les travailleurs sociaux).
Il est intéressant d’identifier comment cette période historique de 15 ans de changements et de tensions intenses en Amérique latine (entre 1959 et 1975 : d’une part la révolution cubaine, les programmes de l’"Alliance pour le progrès" et la poussée conséquente d’une vision développementaliste ; l’émergence de mouvements révolutionnaires, ainsi que du gouvernement chilien, et d’autres gouvernements progressistes, populaires et nationalistes et, d’autre part, le processus de contre-insurrection qui a conduit à l’établissement ultérieur de dictatures militaires fondées sur la doctrine de la sécurité nationale) a représenté un moment convulsif mais extrêmement fertile pour l’émergence de la pensée critique, la remise en question des modèles conceptuels et méthodologiques (principalement ceux venant d’Amérique), et la recherche d’une pensée latino-américaine propre.
Le parcours de la systématisation dans l’éducation des adultes
Dans les années 1970, l’éducation des adultes était déjà pratiquée depuis plusieurs années en Amérique latine. Après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du modèle de substitution des importations et de l’expansion de l’influence des États-Unis sur notre continent, une série de programmes de vulgarisation agricole ont été promus, ce qui impliquait la mise en œuvre de programmes non formels d’éducation des adultes afin de contribuer à l’accélération du développement économique capitaliste.
Partant de l’idée que des niveaux d’éducation plus élevés conduiraient à des niveaux de développement économique plus élevés, la plupart des gouvernements ont encouragé des campagnes d’alphabétisation de masse. L’idéal d’étendre la portée du système d’éducation publique à l’ensemble de la nation - une tâche non accomplie depuis l’indépendance - est devenu un objectif fondamental, de sorte que ces visions, qui font du peuple la cible de l’éducation, ont été fortement consolidées.
C’est dans les années soixante et septante du XXe siècle que l’éducation non formelle des adultes en Amérique latine a connu son développement le plus important et le plus significatif, guidé par la perspective du développement communautaire et d’autres courants de promotion sociale existant à cette époque. Cela a donné lieu à une grande diversité et richesse d’expériences, qui ont motivé les efforts de recherche dans le domaine de l’éducation des adultes, en raison de la nécessité d’identifier et d’échanger autour de ce qu’il en était de ces expériences et de leurs innovations. Ces efforts de recherche se concentrent sur la collecte, la classification, le catalogage et l’organisation des répertoires d’expériences, une tâche que l’on appelle la systématisation.
Le parcours de la systématisation dans l’éducation populaire
En parallèle et en lien avec les contextes cités plus haut, et durant cette même période, on assistait à l’émergence de l’éducation populaire qui, sous le nom initial de pédagogie de la libération, marquera désormais une nouvelle façon de concevoir l’éducation. Les origines d’une nouvelle notion d’éducation populaire sont nées dans le Nordeste brésilien à travers les expériences du Mouvement d’éducation populaire et des Centres de culture populaire, dont la pratique et la proposition ont permis à Paulo Freire de formuler une philosophie de l’éducation qui propose une nouvelle façon d’établir des relations entre les êtres humains/la société/la culture et l’éducation ; avec le concept de conscientisation comme symbole principal et contre une éducation bancaire et « domesticatrice », la notion de pédagogie libératrice est née.
La notion de pédagogie libératrice, initialement liée uniquement à une proposition et à une méthode d’alphabétisation, s’étend à d’autres domaines de la pratique et de la théorie éducatives et a même un impact sur d’autres domaines tels que la communication, le théâtre, la recherche sociale et la réflexion théologique. Malheureusement, pendant longtemps, l’apport de Paulo Freire n’a été perçu que comme méthode d’alphabétisation plutôt qu’à travers ses apports révolutionnaires et approfondis comme philosophie éducative.
On peut citer comme exemple l’articulation de la conception freirienne avec la proposition éducommunicative de communication populaire, dialogique et participative développée par l’uruguayen Mario Kaplún (1983), qui a révolutionné la vision prédominante de la communication, unidirectionnelle à l’époque, pour proposer sa bidirectionnalité.
De même, dans un domaine voisin, la révolution dramaturgique produite par le Théâtre de l’Opprimé du Brésilien Augusto Boal (1985), dont la proposition vise à transformer les gens de spectateurs en protagonistes de l’action théâtrale, ce qui les prépare à agir dans la réalité dans laquelle ils vivent avec une perspective de libération des oppressions.
D’autre part, l’impact de la théorie de la dépendance dans le domaine des sciences sociales et de la théologie de la libération dans le domaine du renouvellement des modes de vie et de pensée de la foi a certainement contribué à façonner un contexte théorique cohérent et affirmatif pour un secteur croissant de militants sociaux et politiques. Cela impliquait de prêter une plus grande attention aux expériences et processus novateurs ou originaux qui se déroulaient sur notre continent, revalorisant ainsi le champ des actions sociales et politiques transformatrices, ainsi que la construction de systèmes basés sur une pensée ancrée dans les territoires, à partir de ces expériences, ce qui renforçait l’importance de la systématisation.
Dans le domaine de la théologie de la libération, inspirée principalement par des auteurs tels que Gustavo Gutiérrez, Juan Luis Segundo et Leonardo Boff, une approche théologique populaire est générée, liée à la construction de communautés ecclésiastiques de base, qui mènent des processus de réflexion critique sur l’action (voir/juger/agir), dans lesquels un exercice de récupération de la mémoire personnelle et collective est réalisé, ainsi que l’élaboration de récits testimoniaux et l’analyse du contexte historique local et national. De nombreuses techniques et dynamiques utilisées par les communautés de base seront partagées par des expériences d’éducation populaire menées dans d’autres domaines et beaucoup d’entre elles viendront constituer des outils liés à la systématisation d’expériences.
La rencontre avec la recherche/action/participative
Enfin, en plus d’être liée à toutes ces nouvelles initiatives produites au cours de ces années, la systématisation sera liée à une recherche provenant du domaine des sciences sociales d’un nouveau paradigme épistémologique pour la production de la connaissance scientifique de la réalité. Le Colombien Orlando Fals Borda est le pionnier de cette nouvelle recherche, lorsqu’avec son texte fondateur, Ciencia propia y colonialismo intelectual et d’autres écrits qui ont suivi, il a jeté les bases, à partir de la réalité latino-américaine, d’un nouveau courant dans la recherche sociale : la recherche/action/participative entendue comme une approche de recherche qui vise la pleine participation des personnes issues des secteurs populaires à l’analyse de leur propre réalité, dans le but de promouvoir la transformation sociale en faveur de ces personnes : opprimées, discriminées, marginalisées et exploitées.
En synthèse, au cours des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, en Amérique latine, l’intérêt pour le thème de la systématisation est né et s’est nourri de ces huit courants théorico-pratiques rénovateurs, qui ont cherché à redéfinir, à partir de la particularité de la réalité latino-américaine, les cadres d’interprétation et les modèles d’intervention dans la pratique sociale qui avaient prévalu jusqu’alors : travail social reconceptualisé, éducation des adultes, éducation populaire, communication populaire, théâtre de l’opprimé, théologie de la libération, théorie de la dépendance et recherche/action/participative. Dans le même temps, ces courants se stimulaient, se renvoyaient et convergeaient les uns vers les autres, à tel point que certains d’entre eux s’entremêlaient souvent, voire se confondaient. C’est pourquoi, la systématisation d’expériences étant un concept et une proposition si profondément ancrés dans ces contextes et ces luttes, elle ne peut être comprise et assumée que dans ce cadre commun et ses défis actualisés en permanence dans de nouveaux contextes.