Un exemple de systématisation d’expérience

Mise en ligne: 13 avril 2023

Ce document tente de retracer le parcours des 18 journées de formation ainsi que les étapes du processus de systématisation des expériences mis en place avec le groupe de participantes à la formation « 120H pour l’égalité : Pour un féminisme solidaire et intersectionnel » en 2022. Il s’agit pour nous de synthétiser l’interprétation critique de l’expérience vécue de la formation, à partir de l’organisation et la reconstruction de cette dernière, afin de mettre en évidence et expliciter la logique des processus qui se sont déroulés.

Tout comme en 2020 et 2021, nous avons utilisé la méthodologie de systématisation des expériences. Cette méthodologie s’est déroulée sur deux séances avec le groupe de participantes. Ces deux journées avaient pour objectif de documenter les savoirs collectifs critiques et les apprentissages faits par les participantes, à partir des apports théoriques amenés en formation et à partir de leurs réalités de vie.

Pour nous accompagner dans ce processus de systématisation des expériences, nous avons fait appel à ITECO qui nous a accompagné dès le début de la mise en place de la formation. Ainsi, neuf séances de travail ont eu lieu avec deux objectifs :
 Préparer, faciliter et analyser le processus de systématisation de la session 2022 de la formation « 120h pour l’égalité : pour un féminisme solidaire et intersectionnel » ;
 Accompagner l’analyse et la rédaction du rapport d’apprentissages transversal des 3 années de formation financées par le PCI.
Pour débuter notre réflexion, nous avons d’abord analysé les rapports d’apprentissages des sessions 2020 et 2021. Par la suite, toujours en concertation avec ITECO, nous avons préparé la systématisation de la formation dispensée en 2022. Julia Petri, formatrice chez ITECO, a alors facilité les deux journées de systématisation avec le groupe de la formation et Clémentine Frippiat, secrétaire de direction à Vie Féminine, a pris note de manière exhaustive de tout ce qui s’est dit lors de ces deux journées. ITECO nous a également accompagné dans l’analyse de toute la matière récoltée et dans nos réflexions pour extraire de nouveaux apprentissages issus de la formation 2022.
Le processus de systématisation des expériences se déroule de la manière suivante :

  • Reconstruction et organisation du processus vécu par le groupe,
  • Réalisation d’une analyse critique collective du processus vécu ;
  • Extraction des enseignements, dans le but de les partager et en tenir compte pour les formations futures.
  1. L’axe de la systématisation

En 2022, nous avons gardé le même axe de systématisation que pour les systématisations des expériences de la formation en 2020 et 2021.
Dans la formation, quels éléments renforçants / déclencheurs / leviers nous ont permis de mieux appréhender les discriminations sexistes / racistes / classistes et les solidarités entre les femmes ?

Nous avons pris le parti de garder le même axe étant donné que l’essentiel des contenus abordés reste inchangé pour continuer à répondre à nos objectifs de formation :

  • Comprendre, débattre, réfléchir et prendre conscience des 3 systèmes de domination, notamment l’articulation du système de domination raciste avec le patriarcat et le capitalisme ;
  • Comprendre les enjeux de société liés à toutes les femmes en Belgique (qu’elles soient autochtones ou pas, de milieu social aisé ou pas, etc.) ;
  • Développer une analyse critique des conditions économiques, politiques et sociales dans lesquelles vivent les femmes aujourd’hui en Belgique, qu’elles soient autochtones ou pas, de milieu social aisé ou pas ;
  • Analyser la manière dont le racisme peut créer des obstacles aux solidarités entre les femmes ;
  • Proposer des pistes d’actions individuelles et collectives concrètes pour tendre vers l’égalité entre toutes et tous.
  1. Récupération de l’expérience et organisation du processus vécu

Pour commencer la journée, on a tenté de créer un climat de confiance propice à l’échange et permettant une « reprise » des discussions autour de l’expérience (en vue de « rafraîchir les esprits » )
Apres les échanges, Julia Petri a expliqué ce qu’est un processus de systématisation des expériences et comment allait se dérouler les séances que nous allions vivre.

Par la suite, nous avons exposé différentes traces de la formation : extraits de présentations Powerpoint, photos, outils pédagogiques, images marquantes issues de vidéos diffusées durant la formation, etc. afin de construire une vision globale des différentes journées de formation et de se reconnecter à l’entièreté de l’expérience. Les participantes ont pu marcher dans la salle pour se remémorer les moments marquants de la formation.

Reconstruction historique

Le moment de la reconstruction historique consiste en la prise de la distance pour décrire et organiser les informations à partir des traces disposées dans la salle. L’idée est d’identifier les étapes clés du chemin parcouru collectivement durant la formation.

En fonction de l’axe de systématisation, chaque participante a pu s’exprimer sur :

  • Les éléments qui ont constitué des grandes étapes individuelles ou collectives (représentés par des menhirs)
  • Les éléments donnant des ailes, de l’élan, ce qui a fait du bien durant la formation (représentés par des papillons)
  • Les éléments "surprises", qui n’étaient pas dans les attentes initiales des participantes quant à la formation (représentés par des pingouins)
  • Les éléments qui ont constitué des difficultés, plus ou moins grandes (représentés par des buissons).

Appropriation de l’axe de systématisation

Après la présentation de l’axe de systématisation que nous avons formulé comme suit : « Dans la formation, quels éléments renforçants / déclencheurs / leviers nous ont permis de mieux appréhender les discriminations sexistes / racistes / classistes et les solidarités entre les femmes ? », nous avons demandé aux participantes de former des sous-groupes et d’échanger sur les éléments qui ont été des leviers pour s’emparer des grilles de lecture durant la formation. Ci-dessous, quelques réponses :

 « Avoir un espace pour oser prendre la parole » « La non-mixité, avec cet espace entre femmes qui nous a vraiment permis aussi le partage plus intime »
 « Et ce qui a créé la cohésion de groupe : la sororité, la bienveillance, l’humour. On a beaucoup rigolé, on a dédramatisé certaines situations mais toujours avec bienveillance »
 « Aussi le partage de ressources de manière générale entre le groupe. On parlait de la notion de soin aux autres. En fait, au sein de cette formation, on a vraiment pris le temps de prendre soin des autres »
 « La maitrise d’un sujet, en avoir conscience. Et le fait que ce soit appuyé par des données scientifiques, des recherches, des graphiques, … »
 « Les témoignages, les partages de vécus et d’expériences. Que ce soit au sein du groupe ou avec les intervenant·es. Ou même de manière indirecte avec les podcasts, les vidéos, … »
 « Les sorties culturelles. Ex : l’expo que l’on a été voir sur un sujet qu’on ne connaissait pas beaucoup. Ça a pu rendre visible cette thématique et de manière immersive avec nos 5 sens »
 La structure de la formation -> « Suite à la journée de stratégies anticapitalistes, le fait qu’il y avait de la théorie, du partage de vécus et de témoignages, on est sorti avec des propositions d’actions concrètes à la fin. Donc, pour sortir du sentiment d’impuissance comme le fait d’aller à la grève la semaine prochaine par ex. Ou notamment avec des ateliers artistiques où les femmes sans-papiers ont pu porter un masque pour rendre visible leur parole tout en étant anonymisées. »

Parmi ces éléments, nous avons spontanément identifié plusieurs leviers pour les participantes : la structure de la formation qui alterne entre contenu théorique et moment plus « pratique » ou de connexion avec la réalité de vie des femmes, la dispositif mis en place pour créer une atmosphère de formation sécurisante et accueillante, le partage d’expériences entre les participantes mais également avec les intervenants et intervenantes externes, la place que les émotions peuvent prendre dans la formation et les solidarités qui se sont créées.

  1. Réflexion de fond

A partir de la sélection et l’organisation des informations que nous avons récoltées en lien avec l’axe de systématisation, nous avons entamé l’étape de la réflexion de fond pour extraire de nouveaux apprentissages venant de ce que les participantes avaient à nous transmettre de l’expérience de formation qu’elles ont vécue afin d’enrichir nos pratiques pédagogiques et d’éducation permanente.

La parole des participantes nous a permis, dans un premier temps, de mettre en exergue certains apprentissages. Certes, pas si nouveaux pour nous car la formation est pensée en ce sens et sont le résultat direct de la mise en place des 8 moyens qui balisent le travail d’éducation permanente à Vie Féminine :

 Le travail en groupe permet de briser l’isolement, de développer des solidarités entre femmes, de favoriser le partage d’expériences, de prendre conscience que les problèmes apparemment individuels ne le sont pas forcément.
 L’action collective représente tous les gestes posés collectivement pour sensibiliser et changer les mentalités, pour revendiquer des droits, dénoncer les discriminations et changer les situations.
 L’intervention individuelle est un moment pour les femmes d’établir un lien de confiance, de créer un sentiment de sécurité. L’intervention individuelle permet de mieux saisir les attentes de chacune et un suivi de son évolution.
 Le contrat permet d’expliciter le fonctionnement du groupe via la construction d’une charte collective, posant le non-jugement, le respect de soi, le respect des autres et la confidentialité partagée comme principe de fonctionnement.
 Les rapports égalitaires entre femmes tentent d’établir la relation la plus égalitaire, la plus symétrique possible, entre les participantes. C’est valoriser les compétences et expériences des femmes ainsi que soutenir leurs cheminements en respectant le rythme de chacune.
 L’implication de la formatrice consiste à volontairement être tournée vers les autres et le groupe, et ne pas se voir comme une simple facilitatrice extérieure et neutre. Cette posture aide à valoriser les compétences des autres femmes, permet de créer des rapports plus égalitaires entre la formatrice et les autres femmes.
 Le positionnement féministe de la formatrice permet expliquer les objectifs et valeurs du Mouvement ainsi que son rôle d’animatrice et son propre positionnement féministe.
 La non-mixité féministe comme outil fondamental pour l’émancipation car les femmes sont les mieux placées pour déterminer elles-mêmes leurs objectifs de lutte et les moyens pour parvenir.

Leviers identifiés par les participantes

Ci-dessous, les premiers leviers identifiés par les participantes comme des éléments qui leur ont donné des ailes et de l’élan, qui ont été considérés comme une difficulté ou qui ont constitué une surprise. Elles ont également pu mettre en avant les moments où elles ont ressenti un renforcement individuel ou collectif. Nous avons classé ces premiers apprentissages en trois catégories : les apprentissages liés aux méthodologies utilisés, ceux relatifs aux contenus partagés, ceux sur la dynamique de groupe et enfin, les apprentissages concernant les effets que la formation a eus sur les participantes.

Les méthodologies utilisées

 La variété des méthodologies utilisées et la structure de la formation sont de véritables leviers pour captiver les participantes.

  • « La structure de la formation -> théorie et puis stratégie de lutte »
  • « Moi, je rejoins les deux sur l’articulation entre théorie et pratique. Et quand ça se passait sur la même journée, c’était encore plus chouette. […] quelque chose de dynamique en fait. La formation, à chaque fois on apprenait quelque chose, on mettait en pratique et ça revient au fait de pratique / théorie. A chaque fois cet aller-retour entre pratique, théorie. Mais ça… Comment dire ça ? On se rend mieux compte en fait de la théorie qui reste juste des mots alignés les uns aux autres. Et après les mettre en pratique, les lier à des vécus de femmes, à des personnes concrètes en fait, ça donne corps finalement aux mots qu’on peut lire aux théories, aux concepts qui sont un peu abstraits finalement si on ne les relie pas à des personnes en fait. »

 L’importance du partage d’expériences, et la place centrale accordée à la parole des personnes concernées ont, une nouvelle fois, été mis en lumière.

  • « Parce que c’est la vraie vie. Quand tu vois quelqu’un devant toi qui a mal et qui partage son histoire. »
  • « Il y a des vécus, par exemple moi je suis blanche et il y a des vécus que bon voilà. Le lire est une chose mais l’entendre, c’est autre chose. Les violences conjugales aussi, c’est la même chose. Donc voilà, c’est tout ça qui fait que quand on entend quelqu’un en parler, parler de son vécu ou parler de son expérience, ça a un autre impact que de le lire. »

Les contenus dispensés en formation

 Les interventions externes sont enrichissantes et permettent d’incarner les savoirs théoriques et d’envisager des pistes d’action concrètes.

  • « Moi ce que j’ai vraiment bien aimé aussi c’est les intervenantes. […] ça a amené un regard précis sur la journée, sur le thème, sur la thématique. […] Justement, que ce soit avec le Collectif Antiraciste ou #Balancetonbar, c’étaient des gens qui étaient dans l’action […] Ça amenait quelque chose en plus à la théorie. »
  • « Les intervenant·e·s nous confrontaient à des situations très concrètes et donc du coup, on était vraiment dans des situations où c’est comme ça, ça se passe comme ça. Et on le voit puisque ce sont des personnes qui ont été confrontées à ces situations-là. Ces intervenant·e·s nous donnaient des exemples d’actions concrètes. Par ex : #balancetonbar »

 Les contenus théoriques partagés en formation permettent aux participantes de tisser des liens entre les trois systèmes de domination, ou de les voir de manière plus limpides, et de souligner la pertinence d’une analyse féministe intersectionnelle.

  • « Je disais déjà que j’étais antiraciste, anticapitaliste avant de venir à la formation. Mais elle [la formation, ndlr] m’a vraiment offerte un cadre beaucoup plus clair et précis. Avec le contexte historique, … c’est beaucoup plus facile d’expliquer maintenant pourquoi je dis ça. Oui, beaucoup plus facile en général. Donc ça, ça m’a beaucoup aidé. L’apport théorique maintenant, ça m’a renforcé aussi. »

La dynamique de groupe

 Les échanges contribuent à la dynamique de groupe et à la construction de solidarités.

  • « […] on a toujours fait preuve de solidarité les unes envers les autres. Je sais que quand je t’ai vue pleurer, je suis venue te mettre la main sur l’épaule et voilà, c’est l’un des exemples. Mais c’est un geste que j’ai beaucoup répété pendant la formation donc je me dis que ça aide. Et même quand E. [une participante, ndlr] a parlé lors de son moment difficile, on a toutes été là pour essayer de la soutenir. Dès que l’une avait quelque chose qui n’allait pas trop, les autres étaient toujours là et ça, c’était chouette. Je trouve que le renforcement de groupe s’est fait séance par séance. »
  • « Moi, j’ai mis sur violences masculines parce que c’était une journée éprouvante. C’était vraiment une période où j’étais triste, seule et plein d’autres choses. Mais je me suis retrouvée dans un cadre où je me sentais SAFE1 , c’est pour ça aussi que j’ai mis le fait qu’on ait soudé un groupe. Pour vous dire que c’est vraiment tous ces liens dans toutes les journées qui ont fait que je me suis vraiment sentie en sécurité pour partager. Je savais qu’il y avait des femmes avec des visions des choses et qui allait me faire du bien. Et ça a vraiment été le cas parce qu’après ça, j’ai vraiment eu du temps à travailler, à récolter des informations, à avoir du soutien. Vraiment, ça m’a aidé à repartir dans la vie en-dehors. Donc, c’est vraiment quelque chose qui a changé et prendre un nouveau départ. J’ai trop aimé avoir un groupe comme ça franchement. »

Les effets de la formation

 Au cours de la formation, il y a une prise de conscience de l’ampleur des systèmes de dominations que sont le racisme, le sexisme et le capitalisme.

  • « Moi, j’ai une 1ère surprise sur le racisme parce qu’en fait, j’ai appris ce que c’était le racisme à ce moment-là. Et ça a été un peu la surprise parce que c’est très différent de ce qu’on a appris à l’école. »
  • « [lors de l’exposition « Détention et santé au prisme du genre »] j’ai trouvé que les images étaient très violentes. Et je crois qu’on ne s’y attendait pas du tout. Et en tout cas, l’exposition m’est restée et encore maintenant, je la vis en fait cette exposition. Elle m’anime. Donc, elle m’a surprise. Sur le moment, c’était très émotionnel mais voilà. »

 La formation tend à transformer les représentations des participantes, tant d’elles-mêmes que du monde qui les entoure, elle contribue ainsi au renforcement tant individuel et que collectif.

  • « La solidarité dans tout. Et la solidarité, on doit l’avoir nous-même à l’intérieur et corriger nous pour grandir […] toi- même, t’as toutes les informations, tu es capable de donner la clé de lecture. […] Et ça moi pour le moment, à la fin, il y a vraiment des choses qui changent. […] j’ai des techniques renforcées grâce à la formation. »

 La remise en question et la déconstruction de l’imaginaire que chacune a hérité de la société et de son milieu peut rencontrer des résistances et créer des points de friction durant la formation.

  • « Nos échanges et les émotions […] ça peut aussi arriver, que ça nous divise, que ça divise le groupe. [la remise en question, ndlr] nous a aussi permis de réfléchir à notre place et à notre position dans le système social et imaginaire. Ça nous a aussi permis de plonger dans des réalités qui étaient inconnues. Donc, de se décentrer par rapport à ses réalités et de aussi s’ancrer en même temps. C’est un peu paradoxal. […] c’était aussi une occasion de désamorcer certains moments pénibles. »

Trouver paroles non jugeantes / stigmatisantes

En fonction de l’endroit où chacune se trouve et des intersections (ou pas) des discriminations qu’elle peut vivre, il est parfois difficile de se rendre compte des privilèges liés à la couleur de peau ou l’origine, le statut socio- économique, l’éducation, etc. dont une personne peut bénéficier. Ainsi, la formation peut, à certains instants, être confrontante quand cette prise de conscience a lieu car elle s’accompagne inévitablement d’une relecture de son comportement et ses pratiques. Cela devient alors inconfortable de se rendre compte que des paroles ou attitudes que nous avons pu avoir peuvent être qualifiées de racistes, sexistes, classistes, etc.

Ce choc peut également créer des tensions au sein du groupe quand il y a un refus catégorique de se remettre en question. Cela vient intrinsèquement à l’encontre de la démarche de cheminement personnel et de prise en compte de sa propre place dans le collectif que requiert un processus d’éducation permanente. Cela affecte donc la dynamique du groupe et peut empêcher les participantes de pleinement vivre l’expérience de la formation.
Dans la suite de ce rapport, nous présenterons une interprétation critique de cette première journée de systématisation ainsi que les réflexions concernant les nouveaux apprentissages que nous avons creusés avec les participantes lors de la deuxième séance de systématisation des expériences.

  1. Interprétation critique

À partir de la première journée de systématisation, nous en avons analysé les paroles des participantes et fait une interprétation critique pour mettre en lumière ce qui était important pour le groupe. Ainsi, nous avons identifié le lien entre les émotions et le processus de construction de solidarités comme un élément central dans leur expérience de la formation. En filigrane, nous nous sommes posées la question de comment développer un modèle de formation politique en éducation permanente qui laisse pleinement la place aux émotions des participantes. Par ailleurs, nous nous sommes également posé la question de quelles émotions s’agit-il exactement ? Pourquoi ces émotions-là ? Qu’est-ce que ces émotions-là ont produit chez les participantes ? Qu’est-ce que ces émotions-là ont produit au groupe ?

La question des émotions est un sujet qui a été travaillé lors de la systématisation des expériences avec le groupe de participantes de la formation en 2020 et 2021. Cette année, nous abordons les émotions sous un angle différent. Nous avons questionné les participantes sur la manière dont les émotions ont servi de levier pour appréhender les grilles d’analyse et construire des solidarités. Pour ce faire, nous avons creusé différentes questions avec les participantes lors de la seconde séance de systématisation :

  1. Dans cette formation, quels rôles ont joué, les émotions suscitées par les sujets ou contenu abordés ?
  2. Dans cette formation quels rôles ont joué les échanges au sein du groupe ?
    Quels rôles ont joué l’expérience ou le ressenti d’une autre personne du groupe ? Quels rôles ont joué l’expérience ou le ressenti apporté par les intervenantes ?
  3. Comment les émotions contribuent à « donner de l’élan et l’envie de faire quelque chose » ou pas ? Comment les émotions entravent le passage à l’action ? Que permettent-elles ou que ne permettent-elles pas ?
  4. Comment les émotions contribuent à la construction de solidarité ? Comment les émotions entravent la construction de solidarité entre les femmes ? Que permettent-elles ou que ne permettent-elles pas ?
  5. Nouvel apprentissage : Les émotions comme outil politique pour une transformation de la société

Cette partie constitue la dernière étape méthodologique de la systématisation des expériences. Ce que nous apprend la deuxième séance de systématisation est l’importance des émotions et des échanges autour de deux dimensions :
 La dimension individuelle : les émotions sont utilisées comme moteur pour une mise en action des participantes.
 La dimension collective : les émotions deviennent politiques en vue d’un changement de société.

La dimension individuelle – se mettre en mouvement

 La place centrale que les émotions et les échanges jouent dans l’appréhension des grilles de lecture et la construction de solidarité

À partir de notre analyse, nous pouvons avancer que les émotions jouent un rôle central dans la manière dont les participantes ont vécu la formation et appréhender les grilles d’analyse. Les échanges et les émotions conduisent à une meilleure compréhension des contenus de formation et participent à la « mise en action » et la construction de solidarité.

  • « On s’est dit aussi que ça [avoir un espace sécurisant, ndlr] permettait de nous sentir mieux de pouvoir partager nos émotions tout simplement. Parfois, pouvoir en parler, d’un point de vue plus individuel de pouvoir évacuer. Et enfin, cet espace sécurisant dont on parlait, on s’est dit que ça offrait de meilleures conditions d’apprentissages. »
  • « Donc déjà, on a dit que les émotions, le rôle qu’elles ont eu dans la formation c’est qu’elles nous ont permises d’être plus impactées, plus engagées avec les sujets, les problématiques. Parce qu’on a créé une connexion émotionnelle et une meilleure compréhension de ces sujets. Et aussi, ça nous a permis aussi de les débanaliser. »

Les participantes apportent quelques nuances à cette première affirmation. En effet, au fil des discussions, ces dernières expliquent que selon le registre, les émotions peuvent avoir une capacité de moteur ou de frein quant à la mobilisation.

  • « Et oui, on était d’accord pour dire que la colère est vraiment quelque chose qui peut mobiliser. Mais par contre la tristesse, c’est quelque chose de… On est enfermé et paralysé souvent parce que ça ne motive pas trop. D’abord, il faut soigner soi-même et on est occupé avec soi-même donc, la tristesse est une émotion qu’on veut partager mais ce n’est peut-être pas… ça ne mobilise pas. Et du coup, on a parlé aussi des autres émotions comme le positif, la joie ou l’euphorie. Et on a dit que l’euphorie, c’est quelque chose qui pousse à l’action […] »

 Les émotions en tant que moteurs pour la mise en action et la construction de solidarités concrètes
Parmi les émotions que les participantes identifient comme émotions pouvant mettre en action et contribuant à la construction de solidarités, il y a la joie, l’euphorie et la colère.

  • « […] notre émotion, ce n’est d’abord pas du tout la faiblesse. On a dit qu’émotion et faiblesse, ce n’est pas du tout la même chose. Et ça, c’était très productif car on a vu que l’émotion est le moteur. Et ça peut être aussi un point de départ, une grande motivation parce que si on n’a pas d’émotions fortes, pourquoi on devrait changer quelque chose ? Pourquoi on devrait avoir une longue vie ? Et l’euphorie de changer quelque chose. »
  • « Moi, j’ai dit que la colère n’est pas productive. Mais directement après, j’ai constaté que c’est une phrase que je répète parce que j’ai entendu ça souvent. La colère n’est pas très productive comme sentiment. […] Et après, on a pu déconstruire ça. On a parlé de la colère et à quoi ça peut servir. Et oui, on était d’accord pour que la colère est vraiment quelque chose qui peut mobiliser. »

 Les émotions en tant que frein à la mobilisation, si elles ne sont pas tournées vers un « nous » et la recherche de changement social

  • « Parfois, on a des émotions tellement fortes qu’on est paralysé. Et du coup nous ce qu’on a dit c’est que la formation, ça nous permet de contextualiser les émotions. De se dire comme vous avez dit, on est dans une société capitaliste, dans une société raciste, dans une société sexiste. Et du coup ce qu’on vit, ce n’est pas notre faute à nous. C’est à cause de la société et être en formation, ça nous met aussi en lien avec d’autres personnes qui peuvent vivre la même chose. Et du coup tout ça, ça fait un peu…. Le fait d’identifier et de contextualiser justement, on passe à cette étape d’action parce qu’on collectivise des émotions. »

Les participantes sont allées un pas plus loin dans l’analyse des émotions et mettent en exergue que les émotions « frein » ne sont pas toujours des obstacles. Celles-ci peuvent, en effet, devenir des moteurs en fonction de la direction vers laquelle elles sont dirigées. Ainsi, quand des émotions de base individuelles, mêmes celles que nous pouvons qualifier de « paralysantes », sont contextualisées et collectivisées, des émotions collectives et des pratiques de solidarité peuvent émerger et tendre vers des actions collectives.

Selon les hypothèses émises par les participantes lors de la seconde séance de systématisation des expériences, une stratégie possible pour dépasser l’aspect paralysant d’une émotion est de la collectiviser dans des lieux de formation tels que mis en place par Vie Féminine ou des groupes de paroles, des lieux où les émotions ne sont pas reléguées à un second plan.

La dimension collective – faire société

 La formation comme espace de re-contextualisation des émotions. Dans ce sens, la formation est un lieu subversif, dans une société capitaliste, raciste et sexiste qui donne une place minimale aux émotions. La formation devient un espace de revendication des émotions historiquement reléguées au second plan pour privilégier l’objectivité et le rationnel.

Lors de la systématisation des expériences, les participantes ont souligné que la formation a constitué un moment pour prendre du recul et (re)placer leurs émotions dans un contexte socio-historique. Ainsi, elles ont pu comprendre que les émotions qu’elles ressentent en tant que femmes, femmes racisées ou blanches, femmes précaires ou non, etc. prenaient leur racine dans le contexte d’une société raciste, sexiste et capitaliste.

  • « […] la formation, ça nous permet de contextualiser les émotions. De se dire comme vous avez dit, on est dans une société capitaliste, dans une société raciste, dans une société sexiste. Et du coup ce qu’on vit, ce n’est pas notre faute à nous. C’est à cause de la société et être en formation, ça nous met aussi en lien avec d’autres personnes qui peuvent vivre la même chose. »

Les participantes épinglent donc la formation comme un lieu qui permet de (re)contextualiser les émotions, c’est-à- dire qu’elles ont l’espace pour exprimer les émotions qu’elles ressentent sans avoir à les dissimuler ; alors que c’est le cas dans le reste de la société. La formation est donc un espace pour prendre du recul sur ses émotions et les replacer dans un contexte historique, social, culturel et politique qui discréditent les émotions, et plus particulièrement celles des femmes.

La formation permet aux participantes de comprendre que, tout comme les grilles d’analyse que nous explorons ensemble, leurs émotions, que la société renvoie sans cesse à la sphère privée, sont tout aussi politiques. Cette (re)contextualisation et légitimation des émotions leur a permis de reprendre du pouvoir dessus et de comprendre qu’elles peuvent en faire quelque chose. Ainsi, les lieux Vie Féminine permettent de passer de la marginalisation des émotions dans une société raciste, sexiste et capitaliste à la revendication des émotions comme moteur pour l’action collective dans le but de transformer la société. Les émotions, et en particulier la colère, deviennent dès lors un outil politique.

Conclusion

En guise de conclusion, nous pouvons dire que les émotions jouent un rôle central dans la formation. La formation permet aux participantes de se rendre compte que leurs émotions ne sont plus seulement une question de l’intime, des sentiments individuels à relayer à la sphère privée. Ces émotions sont éminemment politiques, elles sont intrinsèquement liées à leurs conditions de femmes dans une société sexiste, raciste et capitaliste. Ainsi, la formation est un espace politique de revendication des émotions, les participantes peuvent exprimer leur émotion, notamment la colère et s’en servir comme moteur pour un changement social.

Nous pouvons dire que les émotions entrent en jeu de manière stratégique à différents moments du processus de formation :

  • Au point de départ pour s’inscrire dans la formation : les émotions vécues comme un état, presque subies, et une motivation ;
  • Pendant la formation : la formation est un lieu qui laisse place au partage et à la mutualisation des émotions et des expériences pour faire émerger des émotions collectives ;
  • Après formation : les émotions comme moment transformateur pour se mettre en solidarité avec les expériences des autres participantes et passer à des actions collectives.

Nous pouvons alors envisager une continuité, entre ces différents moments, qui part des émotions et qui amène jusqu’aux solidarités et à l’action. Les choses ne sont pas linéaires bien évidement, il y a des aller-retour entre chaque moment.

par ITECO

L’analyse des émotions faite en formation permet de redonner du pouvoir aux femmes. Cela est éminemment politique dans une société sexiste, capitaliste et raciste. La systématisation des expériences de la session 2022 de la formation « 120h pour l’égalité : pour un féminisme solidaire et intersectionnel » explicite dans quelle mesure le privé est politique.