D’autres pas. Pourquoi ?, propos de Guy Bajoit recueillis par Antonio de la Fuente
Antipodes : Le développement est un concept qui comporte une notion dynamique, de mouvement, mais dans la perception que l’on a majoritairement aujourd’hui, on le comprend comme un état figé, statique, auquel on arrive et où l’on s’arrête, comme si l’usage lui avait ôté son caractère dynamique. Et pourtant toutes les sociétés humaines sont en train d’ajuster continuellement leur développement aux réalités historiques. Est-ce pour cette raison que tu t’appuies sur la notion de « tentative de développement » pour décrire les manières dont les sociétés humaines essayent d’améliorer leurs conditions de vie ?
Guy Bajoit : Je me suis intéressé aux « tentatives » de développement parce qu’il y a plein de pays où les dirigeants politiques et économiques parlent de développement mais ne le mettent pas en pratique. Ils ne savent pas en faire, ils en sont empêchés, ils n’y ont pas intérêt… et ils se croient obligés de parler de développement sans aucune intention d’en faire en réalité. Mais si je prends les quelque cent vingt pays qui prétendent avoir besoin de se développer, il y en a tout de même un certain nombre qui, au cours des soixante dernières années, ont fait des tentatives réelles de développement, ont vraiment essayé d’améliorer les conditions de vie de leur population.
Je précise d’abord que j’appelle « développement », l’amélioration des conditions matérielles et sociales de vie des gens dans une collectivité humaine quelconque, que ce soit une ville, un pays, une région, un ensemble de pays. Quand je dis « amélioration », j’introduis déjà une variable normative qui m’a toujours embarrassé. Cela suppose que c’est mieux après qu’avant. Bien sûr, ce n’est pas moi qui dis ce qui est mieux ou pire, ce sont eux. Si le discours ambiant propose comme finalité désirable d’ « améliorer » les conditions matérielles et sociales de vie des gens, et que ce processus d’ « amélioration » est appelé « développement », je vais donc étudier ce que les acteurs qui gèrent les appareils d’Etat, l’économie et la société appellent ou considèrent comme « meilleur » dans leur discours, selon le modèle culturel auquel ils appartiennent, celui de la modernité. On ne comprend la notion de développement que si on la resitue dans le contexte de la modernité industrielle. Je me rappelle que Maurice Chaumont, mon premier professeur de sociologie, disait toujours que le développement, c’est l’industrialisation. Ce que les Chinois font aujourd’hui, c’est encore de l’industrialisation. Ce que les Indiens ou les Brésiliens cherchent à réaliser, c’est une société industrielle. Je sais bien que ce projet d’industrialisation est passé de mode dans les pays qui ont été industriels depuis un ou deux siècles, mais pour les pays dits « émergents », l’industrialisation reste un résultat désirable. Evidemment, beaucoup d’intellectuels disent qu’ils ne veulent pas de l’industrialisation, mais ce refus est un phénomène très récent.
Pour répondre à ta question, le développement est donc à la fois un processus d’amélioration des conditions matérielles et sociales de vie de la population, mais c’est en même temps un état : on part d’un stade qu’on appelait avant « sous-développé », ensuite « en voie de développement », ou encore « moins avancé », ce qui indique d’ailleurs l’idée d’un processus. Bien sûr, il y a toujours derrière cela un modèle culturel progressiste (de la première modernité), qui rend désirable le progrès grâce à une capacité de maîtriser et de transformer la nature par le travail et la technique. Le développement, c’est donc le progrès, sachant qu’il s’agit là d’une croyance culturelle comme toutes les autres : on n’a pas toujours cru au progrès et on n’y croira pas toujours. D’ailleurs, on n’y croit beaucoup moins aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Mais nous sommes dans un monde où l’on s’intéresse au progrès, où l’on veut le progrès pour tous ceux qui ne l’ont pas connu. C’est « mieux » d’avoir 50.000 dollars par tête d’habitant que d’en avoir 5.000. Et aujourd’hui, il y a encore plein de pays qui n’en ont que 5 mille ou même beaucoup moins. Selon des chiffres de la Banque mondiale de 2010-2012, on estime que le Produit interne brut du monde par tête d’habitant (corrigé par le pouvoir d’achat), est de 10.686 dollars (que je prends comme base 100). L’Amérique du Nord dispose de 4,5 fois plus, la zone euro trois fois et demi, l’Union européenne trois fois ; pour l’Amérique Latine et les Caraïbes, c’est grosso modo la moyenne mondiale, l’Asie c’est un peu moins, neuf mille, le monde arabe huit mille, et… l’Afrique Noire deux mille. Le Brésil correspond, comme l’Amérique latine et les Caraïbes, environ à la moyenne mondiale. La Russie, ce n’est que deux fois plus. Pour la Chine, c’est 7.599 dollars, donc moins que la moyenne mondiale. L’Inde, c’est 3.000, trois fois moins que la moyenne mondiale. Mais le Bénin, c’est 1.500.
Le fait qu’il y ait des disparités aussi gigantesques dans les conditions matérielles et sociales de vie des populations de la planète explique que l’on s’interroge sur la question du développement dans un monde qui croit encore au progrès. C’est une question dont il est légitime de parler, ou au moins, de faire croire que l’on s’en préoccupe, même si on ne fait rien pour le mettre en pratique. Si on prend l’ensemble des pays africains, asiatiques ou même latino-américains, on s’aperçoit qu’il n’y a pas eu partout des tentatives de développement, c’est-à-dire des périodes durant lesquelles des groupes de dirigeants appuyés par des populations ont effectivement cherché à améliorer leurs conditions matérielles et sociales de vie. Ils en ont beaucoup parlé, mais ils n’ont concrètement pas fait grand-chose. Tu chercherais en vain dans l’histoire d’Haïti (sauf peut-être en 1804, lors de l’indépendance), une époque où il y a eu un président qui ait vraiment tenté de faire du développement plutôt que de se contenter d’en parler. Si tu prends l’histoire de Saint-Domingue, à part le temps de Juan Bosch dans les années soixante, on ne peut pas dire que la population ait été embarquée dans une tentative de développement.
C’est pourquoi j’ai toujours demandé à mes étudiants de faire des travaux de recherche sur des cas concrets, et je leur disais de les prendre où ils voulaient (au Nord, au Sud, dans le présent ou dans le passé), mais de prendre des exemples où il y a eu dans une période donnée et un pays donné, des dirigeants politiques et économiques soutenus par un courant populaire qui ont vraiment essayé de faire du développement. Je leur demandais d’identifier le modèle de développement qu’ils avaient appliqué et d’évaluer ce que cela avait donné comme résultat. Au départ, il n’y avait que quatre modèles, et ils devaient déterminer s’il s’agissait d’une tentative de modernisation, de révolution, de néolibéralisme ou de social-démocrate. Le cinquième modèle est, comme je l’ai toujours dit, plus une utopie qu’une réalité, même s’il est très intéressant. À partir des années nonante, j’ai « inventé » la sixième théorie et, à partir de là, j’ai demandé aux étudiants de travailler avec cette théorie. Je leur proposais d’évaluer les tentatives de développement à partir des questions de la grille d’analyse qui se fonde sur cette théorie. L’idée centrale est que, pour faire du développement, il faut savoir gérer six contradictions fondamentales, résoudre six « problèmes vitaux de la vie collective » : 1. l’amélioration du bien-être économique ; 2. l’autonomie internationale ; 3. la préservation de la nature ; 4. la gestion de l’ordre politique interne (le respect de la démocratie interne) ; 5. la gestion du contrat social (le respect de la démocratie sociale), et 6. l’intégration de l’ensemble de la population à un projet de développement. Depuis les années 2000, j’ai évalué de nombreux travaux d’étudiants qui ont appliqué la grille d’analyse de la sixième théorie : ils ne se demandaient plus si c’était une modernisation, une révolution, un modèle néolibéral ou social-démocrate : c’était trop évident. Par exemple, si tu prenais Cuba ou le Nicaragua, c’était le modèle révolutionnaire ; le péronisme, en Argentine, un modèle modernisateur ; Allende, au Chili, se situait entre le modèle social-démocrate et le modèle révolutionnaire. On s’est vite rendu compte que tous les modèles pouvaient se mêler et que les réalités concrètes n’étaient pas dans les modèles mais dans leurs combinaisons. Toute théorie propose une bonne « photographie » de la réalité, mais ce n’est jamais qu’une image, qui ne saurait décrire la réalité telle qu’elle l’est. C’est donc de cette constatation qu’est née la sixième théorie. Avec cette dernière approche, les étudiants cherchaient à savoir comment ont été résolues (ou pas) les contradictions qui caractérisent chacun des six problèmes vitaux énoncés ci-dessus. Ce sont les travaux les plus intéressants que j’ai eu à lire. Du même coup, il n’y avait plus de clivage Nord-Sud : le développement concernait aussi bien l’un que l’autre. Les étudiants travaillaient par exemple sur la tentative de modernisation du Japon par les Meiji entre 1868 et 1912 ; sur l’Egypte de Mohammed Ali à la fin du XIXè siècle ; sur la Turquie d’Atatürk dans les années 1920 ; sur l’Espagne de la fin du régime franquiste après les années 1965 (quand l’Opus Dei a pris les rênes de l’économie et que l’Espagne est allée de l’avant du point de vue économique).
A ce propos, juste une parenthèse : il y a toujours eu des tyrans et, le plus souvent, le tyran n’est qu’un dictateur sanguinaire qui domine, qui tue et qui s’enrichit. Mais, parfois, il est aussi un « passeur d’histoire », celui qui débloque le changement (comme, par exemple, le tyran grec Pisistrate, qui a éliminé le pouvoir de l’aristocratie et débloqué le processus de transition vers un modèle civique dans l’Athènes antique). L’histoire a connu plusieurs de ces « despotes éclairés » qui, pendant un période généralement assez courte (quelques années, parfois quelques décennies), ont fait avancer le processus de développement. Parfois, hélas ! ce processus ne peut être débloqué que par la force : c’est « embêtant », mais c’est comme ça !
Le sixième modèle, plutôt que se trouver dans la foulée des cinq autres, est une grille différente et plus complète pour apprécier les tentatives de développement qui ont eu lieu dans l’histoire.
GB : Oui, c’est une grille d’analyse qui te dit quelles sont les douze questions qu’il faut se poser pour mener à bien une analyse : il y a six problèmes fondamentaux, et chacun est marqué par une contradiction. Par exemple, si l’étudiant prends la Tanzanie de Julius Nyerere (entre 1961 et 1985), il doit s’informer pour trouver la réponse à douze questions. Comment Nyerere et les forces sociales et économiques qui étaient avec lui ont-ils pu, ou non, résoudre les six contradictions du développement éthique et durable ? Dans quelle mesure y sont-ils parvenus ? Pourquoi ont-ils échoué ? C’est donc une grille d’analyse, un modèle de recherche ; si tu appliques systématiquement cette grille tu peux faire des comparaisons entre des pays différents. Si je dirigeais un centre de recherche en sociologie du développement avec dix assistants, j’essayerais de les faire travailler avec cette grille et de faire de nombreuses analyses de cas dans tous les continents, et puis de produire une nouvelle théorie, plus complète, qui pourrait peut-être mieux servir pour orienter des processus de développement concrets. Hélas ! je ne dispose pas d’un tel centre de recherche.
Dans tout « modèle de développement » il y a donc toujours cette double dimension : « processus-résultat ». Cependant, dans les théories classiques, la notion de résultat paraît plus importante car le modèle est quelque chose de déjà accompli. Tandis que dans le cadre de ce que tu appelles le « sixième modèle », la notion de processus est plus centrale : on analyse surtout le processus de résolution des contradictions et ce processus est différent d’une société à l’autre, sans que l’on puisse identifier un modèle comme résultat unique ou accompli dans toutes ces tentatives. La notion de tentative serait donc celle qui donne les meilleures clés pour pouvoir approcher la réalité : c’est une clé de compréhension.
GB : Je n’ai jamais travaillé moi-même ou encouragé des étudiants à se centrer sur des pays où je savais qu’ils ne découvriraient rien. Cependant, la grille pourrait très bien être applicable à des pays où de telles tentatives ne se sont jamais produites, mais alors, ce serait dans le but de comprendre pourquoi il en a été ainsi. Dans l’histoire d’Haïti, par exemple, tout embryon de tentative de développement a avorté très rapidement. Ainsi, comment ont-ils fait pour paralyser Aristide en si peu de temps ? Alors qu’il était plein de bonne volonté et que, par-dessus le marché, il avait une responsabilité spéciale puisqu’il était prêtre, alors qu’il représentait pourtant une promesse de changement, il est très vite devenu comme ses prédécesseurs. Il faut alors essayer de comprendre pourquoi aucun modèle de développement ne « marche » en Haïti, en examinant comment les dirigeants successifs ont tous été incapables ou n’ont même pas cherché à résoudre les six contradictions du développement éthique et durable, donc en se posant les douze questions prévues par la grille d’analyse.
C’est le cas aussi de plusieurs pays en Afrique. Par exemple, au Tchad, il n’a jamais été possible de faire du développement, et ce, pour plusieurs raisons. Prenons-en une : parce que la réussite d’une tentative de développement dépend toujours de l’intervention d’un Etat fort. Or, la plupart du temps, les Etats forts dérivent vers la corruption, la bureaucratisation, ils rétablissent des privilèges et s’occupent des intérêts privés de la clique qui les soutient. Pour faire du développement, il faut savoir concilier un État fort, qui a un projet et qui gouverne, avec une démocratie politique qui le contrôle et l’empêche de dériver. C’est très difficile parce qu’il faut reconstituer une société civile capable de contrôler et d’imposer sa volonté à l’Etat. Or, par définition, un État fort tend à réprimer la société civile : il n’aime pas qu’on le contrôle, qu’on le critique et qu’on le change. Et ce n’est là qu’une des six contradictions du développement éthique et durable.
Les autres contradictions ne sont pas plus faciles à résoudre. Prenons-en une autre, pour illustrer ce que je veux dire. Pour faire du développement, il faut qu’il existe une classe dirigeante économique qui ait un projet, dans une région qui présente des caractéristiques avantageuses. Par exemple, la sidérurgie liégeoise et carolorégienne s’est développée à Charleroi et à Liège parce qu’il y avait la Meuse, la Sambre et du charbon, ce qui a incité la bourgeoisie industrielle anglaise à venir s’y installer pour créer des entreprises sidérurgiques. Il a donc fallu un long processus de maturation, qui s’explique lui-même par des conditions physiques, matérielles, qui, à un moment donné, ont rendu possible l’apparition d’un acteur dirigeant et dominant, comme l’était la bourgeoisie textile et minière du XIXè siècle. Cependant, les conditions objectives ne suffisent pas, il faut aussi des conditions subjectives : l’histoire d’un peuple ouvrier qui connaissait la sidérurgie depuis le XIIIè siècle, la croyance au Progrès après les révolutions modernes, etc. Or, où de telles conditions sont-elles réunies, par exemple, dans les pays africains ? Bien sûr, elles sont différentes d’un pays à l’autre, mais, dans l’ensemble, elles ne sont pas présentes. Qu’est-ce qui a fait, autre exemple, que le Chili, entre les années 1983 et 2013 a pu multiplier son PIB par cinq ? Tu ne peux pas comprendre une tentative de développement sans comprendre toute l’histoire la prépare : le Chili a été, depuis le début du vingtième siècle, un pays en voie d’industrialisation.
Pour faire du développement, il faut donc que surgisse une classe dirigeante qui investisse et crée de la richesse. Hélas ! si cela peut faire de la croissance, cela ne fait pas pour autant du développement éthique et durable. En effet, et c’est là que se situe la contradiction, ceux qui ont les moyens de faire de la croissance ne sont que très rarement disposés (à moins qu’ils y aient intérêt) à la distribuer pour améliorer les conditions sociales de vie de leur population. Ils préfèrent soigner leurs propres intérêts et s’enrichir. Donc, au début au moins, une tentative de développement produit généralement une augmentation rapide des inégalités sociales. Evidemment, le peuple n’aime pas attendre, surtout quand il voit que les inégalités augmentent. Certains pensent (ont intérêt à penser…) qu’elles se réduiront avec le temps : je n’y crois pas une seconde ! La seule manière d’obtenir cette redistribution des bénéfices de la croissance économique, c’est d’obliger la classe gestionnaire à s’occuper de l’intérêt général (payer des impôts, augmenter les salaires, financer la sécurité sociale, construire des biens d’utilité publique…). Donc, des mouvements sociaux s’organiseront, qui revendiqueront des améliorations des conditions de vie ou qui menaceront la stabilité du régime politique. Comme ce fut le cas avec le mouvement ouvrier. Mais il a fallu un siècle et demi pour aboutir à l’État Providence (qui est aujourd’hui remis en question par le néolibéralisme) !
N’est-ce pas la même contradiction qu’entre l’Etat fort et la société civile, mais dans un autre champ d’analyse ?
GB : Non, ce n’est pas du tout la même. La première concerne la gestion du pouvoir politique, alors que la seconde concerne la gestion des richesses économiques. Or, on a connu de nombreux cas où le pouvoir politique était, au moins dans le discours, favorable au peuple et contrôlait l’État, alors que la puissance économique était contrôlée par des gestionnaires de l’économie qui, même s’ils appartenaient à un parti qui se disait « révolutionnaire », ne se sont guère occupés d’améliorer les conditions de vie de leur population, mais se sont eux-mêmes attribués un multitude de privilèges, formant ainsi une nouvelle classe dominante (une « nomenklatura »). Cette nouvelle classe dominante s’empresse d’ailleurs d’interdire toute expression de mouvements sociaux et politiques contestataires, donc toute démocratie sociale ou politique.
Tu insistes beaucoup sur le fait que le projet de croissance économique porté par une classe dirigeante a besoin, pour produire véritablement du développement, d’un « appui populaire ». Qu’entends-tu par là ?
GB : Il faut regarder de plus près comme cela se passe historiquement. Au départ, cet appui populaire n’était sans doute ni présent, ni même nécessaire. Par exemple, la bourgeoisie de Verviers s’est mise à créer des entreprises textiles parce qu’il y avait là l’eau de la Vesdre pour dégraisser la laine et une force de travail disponible et formée à cette activité depuis longtemps. Mais une fois que le processus est en cours, il ne suffit plus que ces entrepreneurs créent des emplois : il faut encore qu’ils n’exploitent pas exagérément leurs travailleurs. Donc, des mouvements sociaux se sont organisés. Ces mouvements n’ont pas eu pour but, évidemment, de détruire ces entreprises, mais au contraire, de partager leurs bénéfices. En revendiquant la réduction du temps de travail, de meilleurs salaires et une meilleure sécurité sociale, ils ont obligé les patrons à reconstituer la plus-value absolue (qui dépend de la valeur d’échange des produits sur le marché) en augmentant la plus-value relative (qui dépend de la productivité du travail). Les patrons ont donc dû introduire des innovations techniques pour augmenter cette productivité et les syndicats ont obtenu une partie de ce qu’ils exigeaient grâce au partage des gains de productivité. Ainsi, le progrès technique a été transformé en progrès social. Par leurs revendications, les syndicats ont ainsi apporté une contribution critique à la prospérité des entreprises textiles et de la région tout entière : ils ont été la « mouche du coche ». Donc, ils ont apporté leur appui en revendiquant. J’appelle donc « appui populaire » cette relation de coopération conflictuelle entre une classe gestionnaire et une classe productrice.
Cette coopération conflictuelle doit être mesurée : il ne faut pas « casser la machine ». Exiger l’impossible est inutile et même nuisible puisque cela se traduit par un échec ; par contre, exiger toujours un peu plus que ce qui est possible permet d’obtenir une amélioration progressive des conditions de vie. C’est un processus délicat qui demande de la part des syndicats une bonne connaissance des conditions de l’action collective conflictuelle. Le patron ne peut pas toujours refuser et réprimer car il détruit ainsi la source de sa propre prospérité. Donc, quand la productivité du travail augmente grâce à l’innovation technique ou à l’intensité du travail, et que, dès lors, la plus-value augmente, il faut revendiquer, passer à l’offensive. Les gains de productivité doivent alors être partagés. Cette manière de s’y prendre a créé le développement par la voie social-démocrate, dans une perspective capitaliste mais avec un visage plus humain. C’est, me semble-t-il, la seule manière de gérer la contradiction entre une classe gestionnaire et une classe productrice, qui recherchent toutes les deux leurs intérêts particulier, mais qui, par la dynamique de la coopération conflictuelle, finissent par faire l’intérêt général. Soyons clair, c’est la voie social-démocrate du développement et non la voie révolutionnaire que je défends ici. L’histoire nous a prouvé, me semble-t-il, que la première fut bien plus efficace que la seconde (désolé pour les « nostalgiques de la révolution » !). Si on compare les PIB de la Suède, du Danemark, de la Finlande, pays pionniers du modèle socialdémocrate, on s’en rend compte. Ces pays ont les PIB les plus élevés du monde : les Etats-Unis, avec 47 mille dollars, ont 30 % de moins que la Norvège, avec 57 mille. Manifestement, le modèle socialdémocrate a été la meilleure manière de résoudre la contradiction entre l’accroissement et la distribution des richesses.
Il est plus ou moins acquis aujourd’hui que dans les pays émergents cela commence à marcher, et on en vient à oublier que ce sont pour la plupart encore des pays sous-développés. La notion de tentative de développement est aussi, en quelque sorte, intégrée dans la notion d’émergence.
GB : Il y a une capacité d’émerger chez un certain nombre de pays, mais les résultats ne sont pas encore énormes. Evidemment, on peut le comprendre : il y a un milliard d’Indiens et un milliard trois cent millions de Chinois ; ils ne peuvent pas résoudre tous leurs problèmes en quelques décennies.
Il est possible qu’on les appelle « émergents » et qu’on les mette en valeur du fait que ce sont des grands pays très peuplés, qui représentent un contre-pouvoir, un nouveau pôle d’hégémonie, face à celle des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon.
GB : C’est vrai : quand on parle de « BRICS » (pour Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), il s’agit précisément des pays les plus grands et les plus peuplés du monde. Cependant, je ne crois pas que la taille et la population soient des conditions nécessaires et elles ne sont certainement pas suffisantes. Cela n’empêche pas le Luxembourg d’être le pays le plus riche du monde, et le Qatar d’être son rival (avec des PIB de 100 mille à 125 mille dollars). Ils sont petits et peu peuplés, mais ils ont beaucoup de banques ou bien beaucoup de pétrole.
Une anecdote à ce propos : quand Jean-Claude Juncker était le premier ministre du Luxembourg et il a rencontré le Chinois Hu, il lui a dit « ensemble, nous représentons un tiers de la population mondiale ! ».
GB : Comme disais la souris qui galopait à côté de l’éléphant : « T’as vu la poussière qu’on fait » ! Pour bien me faire comprendre, je dois préciser la différence entre « développement-croissance » et « développement éthique et durable ». Un pays peut faire du « développement-croissance » en s’occupant uniquement des premiers termes des six contradictions mentionnées ci-dessus : les dirigeants de l’État et de l’économie s’occupent alors (1) d’assurer une croissance économique convenable, (2) une participation aux échanges sur les marchés internationaux, (3) une contribution aux courants d’innovation technologique, (4) une stabilité politique du régime (un Etat fort), (5) une paix publique, et (6) une capacité d’intégrer le population qui sont utiles à leur projet d’avenir. Mais ce développement-là n’a pas besoin d’être éthique et durable : ils auront « oublié » les seconds termes des six contradictions. Pour qu’il soit éthique et durable, ils faut aussi (1) qu’ils distribuent la richesse équitablement, (2) qu’ils récupèrent le contrôle des ressources de leur pays sur les marchés internationaux, (3) qu’ils ne détruisent pas leur environnement et préservent leurs ressources non renouvelables, (4) qu’ils respectent la démocratie politique et (5) la démocratie sociale et (6) qu’ils sachent intégrer dans leur projet toutes les catégories sociales et les cultures qui forment leur population. Pour pouvoir dire qu’il y a « tentative de développement », il faut que les dirigeants aient, au moins pendant un certain temps, démontré, par leurs pratiques, leur volonté de concilier ces politiques contradictoires.
Quelle est la place de l’écologie dans ce processus ? Ce n’est qu’à partir d’un certain niveau de développement que la revendication écologique s’affirme avec plus de force. Les pays scandinaves ont arrêté de couper leur bois quand ils ont eu les moyens de l’acheter ailleurs.
GB : Je n’ai pas d’informations sur ce sujet, mais ce qui me paraît clair c’est que l’idée d’écologie, c’est-à-dire la nécessité de préserver l’environnement et les ressources pour les générations futures, est toute récente et est née dans les pays industrialisés. En effet, ce n’est pas en Afrique qu’on a vu naître les partis écologistes, mais bien dans les Pays du Nord. Il y a donc bien un rapport entre l’intérêt pour l’écologie et le développement.
Ce n’est peut-être pas uniquement une question d’évolution des mentalités, mais d’avoir les conditions matérielles qui permettent de se dire que l’on peut faire mieux par rapport à l’environnement. Les habitants d’une ville, qui se chauffaient au bois, devaient couper les arbres des alentours. A un moment donné, ils ont trouvé un surplus économique qui leur a permis d’acheter moins cher cette énergie.
GB : Tu veux dire que les pays développés auraient bien voulu s’intéresser à cette question avant les années quatre-vingt, mais qu’ils n’auraient pas pu le faire parce qu’ils devaient d’abord assurer leur croissance ? Je ne crois pas que cela se soit passé comme ça. Pendant qu’ils étaient en train d’assurer leur croissance, ils avaient un autre rapport à la nature : celui de la transformer, de la maîtriser et la dominer pour la mettre au service de l’être humain. En 1900, les cheminées qui fumaient, c’était bon, et même si ça polluait, on s’en fichait. La ville de Londres était plus polluée au XIXè siècle qu’aujourd’hui, et personne ne se préoccupait du danger que cela représentait pour la santé. C’était une question que le modèle culturel ne permettait pas de poser. A partir des années quatre-vingt, l’écologie politique apparaît, avec la préoccupation de protéger l’environnement comme quelque chose d’essentiel au bien-être physique, matériel, culturel des gens. Cette préoccupation pour un milieu écologique sain et sûr n’était pas là avant ; c’est au moment où elle apparaît que l’écologie commence à avoir du succès. Et donc, la question est de savoir pourquoi cette préoccupation apparaît là et alors et n’arrête pas de prendre de l’importance. C’est à mon avis par l’évolution interne du régime économique, politique et social et du modèle culturel précédents. C’est à cause de l’avènement du régime néo-libéral et du modèle culturel (que j’appelle subjectiviste, celui de la seconde modernité) qui lui assure sa légitimité. Bref, c’est à cause de la mutation culturelle que nous connaissons depuis quatre ou cinq décennies. Aujourd’hui, pour avoir le sentiment de mener une « vie bonne », pour se sentir « bien » dans son corps, dans sa tête et dans son cœur, chacun estime avoir besoin, non seulement de santé, d’éducation, de sécurité, mais aussi de vivre dans un milieu physique sain et sûr et d’avoir une bonne alimentation. Ce « souci de soi », ce désir d’épanouissement personnel n’était pas là dans les années cinquante.
Les écologistes ne font-ils pas fausse route quand ils nous font croire que c’est dans les cultures préindustrielles qu’il y a le plus conscience écologique ? Cette conscience écologique ne surgit-elle pas, au contraire, lorsque les sociétés sont confrontées aux conséquences de l’industrialisation ?
GB : C’est un thème très intéressant qui mérite d’être creusé. Mon hypothèse de la mutation culturelle explique beaucoup de choses : s’il y a bien eu mutation culturelle en Norvège, en Belgique ou ailleurs, on comprend que l’écologie ait surgi comme une force, qui nous avertit que nous sommes en train de détruire la viabilité de la planète. Il y a une cause fondamentale à cela : la mutation (sociale, économique, technologique), qui explique l’affaiblissement de la modernité progressiste (la première modernité, celle de l’industrialisation). La croyance au progrès n’a pas été abandonnée, mais on n’est beaucoup plus prudent qu’avant : tout ce qui est progrès n’est plus nécessairement bon.
Or, l’idée de développement est liée à la première modernité : c’est l’industrialisation. Dès lors n’y a-t-il pas du même coup un affaiblissement de la croyance au développement lui-même ? À partir des années quatre-vingt, on voit surgir les préoccupations pour l’aide humanitaire face à la pauvreté, pour l’aide d’urgence face aux catastrophes, pour la sécurité face aux terrorisme ; et les « sans-frontiéristes » de tous bords ! Mais que devient la préoccupation pour le développement ? Elle semble bien être en déclin ? Pourquoi ? Parce que l’idée de développement est liée à celle de l’industrialisation, et cette industrialisation faisait partie du modèle culturel de la première modernité, qui est en train de perdre depuis trente ou quarante ans de sa crédibilité. Non seulement l’idée de progrès, mais aussi les autres principes culturels que la première modernité charriait avec elle et défendait, à savoir l’idée de nation, d’égalité, de devoir, de démocratie (parlementaire, représentative), tout cela est en train non pas de disparaître, mais de perdre tout doucement de sa légitimité. En même temps, il y a une hausse de la crédibilité d’un modèle social, économique, politique et culturel subjectiviste, qui place l’individu sujet et acteur de lui-même au centre de sa préoccupation. Ces deux évolutions sont complémentaires : plus les croyances liées au modèle culturel progressiste diminuent, plus augmentent celles qui appartiennent au modèle culturel subjectiviste. Au moment où s’affaiblissent les idées de nation et de progrès, d’égalité et de devoir, se renforce la réaffirmation des identités (celle de l’individu et celle des communautés). Du coup, on assiste aussi à la résurgence de mouvements indigénistes en Amérique latine et à la réaffirmation des cultures locales dans les pays industrialisés. L’affaiblissement du modèle culturel progressiste explique non seulement la montée du modèle culturel subjectiviste dans les sociétés industrielles, mais aussi la résurgence des conceptions du « buen vivir » un peu partout dans le monde. Les indigénistes, sentant les idées qui sont dans l’air du temps, vont alors prétendre que leur modèle traditionnel a toujours été écologiste, ce qui n’est sans doute toujours vrai. (Certains collectivités – celles de l’Île de Paques par exemple – ont été jusqu’à détruire leur environnement à tel point qu’elles ont fini par ne plus pouvoir y survivre : voir le livre de Jared Diamond, Effondrements).
Dernière question : parmi les tentatives de développement à l’œuvre dans l’histoire contemporaine, y en a-t-il qui te semblent avoir de l’avenir, pouvant conduire à l’amélioration des conditions de vie des populations concernées plus ou moins à court ou moyen terme ?
GB : Deviner l’avenir est toujours une chose impossible à faire. On peut essayer de faire une carte du monde pour identifier où sont les « petites lumières » qui brillent et qui montrent qu’il y a une tentative de développement, pas nécessairement éthique mais durable. Je pense que le développement chinois n’est certainement pas éthique, mais qu’il est durable : ils vont accumuler de la richesse, ils vont probablement devoir à un moment donné accepter certaines formes de gestion plus démocratiques de la société chinoise, ils vont devoir reconstruire un contrat social en tolérant et en acceptant l’expression des intérêts des mouvements sociaux. Par contre, ce qui me paraît beaucoup plus dangereux, c’est que je constate que toutes les grandes mutations de l’hégémonie mondiale se sont accompagnées de guerres. Dès lors, des guerres, par exemple, entre la Chine et l’Inde, ou le Japon, ou la Russie, me paraissent probables. L’humanité n’en a pas fini avec cet épouvantable fléau.
Je crois que celui qui a le plus de chances de devenir une puissance locale et peut-être mondiale est sans doute le Brésil. Je ne vois pas avec qui les Brésiliens feraient une guerre : ils n’ont pas d’ennemis proches. J’ai répondu à ta question en pensant aux pays émergents, mais j’aurais bien voulu trouver d’autres endroits où un développement me paraît possible, par exemple en Afrique (l’Afrique du Sud, le Nigéria ?) ou dans le monde arabe. Mais, pour être franc, je n’y crois pas trop. Par contre, je vois bien une montée en puissance de la civilisation musulmane, mais je ne suis pas sûr qu’ils se préoccupent beaucoup d’entreprendre des « tentatives de développement ».
Transcription de Daniel de la Fuente