D’Ataturk à Erdogan

Mise en ligne: 17 septembre 2014

Tentatives de développement en Turquie, par Valéry Paternotte

Cela fait des années que je lis et utilise dans mes formations les grilles de lecture proposées par Guy Bajoit, pour leur clarté, leur pertinence et leur valeur pédagogique incontestables. Et je ne cesse de me dire que la Turquie, d’hier et d’aujourd’hui, constitue un formidable exemple pour en illustrer plusieurs aspects. Quand je dis « les théories de Guy Bajoit », je fais directement référence à sa fameuse grille de lecture comportant cinq modèles de développement et la discussion critique de ces modèles, ainsi que les pistes pour un sixième modèle, dit éthique et durable. Je me propose de montrer en quoi la Turquie est un beau cas pour illustrer ces théories ou, inversement, en quoi ces théories permettent d’éclairer la réalité turque. Accessoirement, ce texte devrait aussi donner des éléments de réponse à la question de savoir si le modèle turc (« régime démocratique musclé, mosquées et centres commerciaux ») est un exemple à suivre. Mais commençons par le plus facile : les réformes modernisatrices d’Atatürk comme illustration du premier modèle de développement de Guy Bajoit.

La Turquie d’Ataturk comme illustration du développement-modernisation

La première occasion d’illustrer les théories de Guy Bajoit à l’aide de l’exemple de la Turquie est presque trop évidente : la Turquie d’il y a bientôt un siècle, celle d’Atatürk, donc, est évidemment une tentative de développement comme modernisation. A la fin des années vingt et dans les années trente, Mustafa Kemal Atatürk entame de multiples et très profondes réformes culturelles, politiques et économiques qui vont toutes dans le sens d’une occidentalisation de la société traditionnelle. Citons pêle-mêle : l’établissement d’une république, l’abolition du sultanat et du califat, le principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat, un nouveau code civil (à l’image des codes civils suisse, italien ou français), l’égalité homme-femme en matière d’héritage et même à l’avantage des femmes en matière de divorce, l’encouragement du travail des femmes y compris dans les postes à haute responsabilité, le droit de vote des femmes (avant la France), la protection constitutionnelle des minorités religieuses, le passage à l’alphabet latin, l’interdiction des écoles religieuses, de nouvelles méthodes pédagogiques (notamment avec l’implication personnelle du célèbre philosophe et psychologue américain John Dewey), la lutte contre l’analphabétisme mais aussi l’interdiction du port du fez pour les hommes et du foulard pour les femmes et des thérapies non médicalement reconnues, ou encore l’adoption du système métrique et du calendrier solaire. Au niveau de la politique économique ou du « développement » : plusieurs mesures visant explicitement à moderniser l’agriculture et à industrialiser le pays : création d’une banque agricole chargée d’aider les paysans à acheter le matériel nécessaire à une production moderne et diffusion des connaissances sur les pratiques agricoles modernes, mise en place de l’industrie lourde, avec toutes les incitations économiques nécessaires.

Une modernisation, souvent à marche forcée, menée par une élite au service d’une bourgeoise laïque : comment mieux coller au premier modèle de Guy Bajoit ? Presque trop facile. Bien sûr, cette présentation est un peu caricaturale (il y a eu des réformes importantes au XIXe aussi – les tanzimat) mais elle n’en est pas pour autant fausse. Dans le cas de la Turquie d’Atatürk, modernisation, occidentalisation et développement sont bel et bien synonymes.

En revanche, il est moins évident de mettre les tentatives de développement inspirées (imposées ?) par Erdogan dans une des cases de la grille de lecture de Guy Bajoit. La Turquie des dix dernières années est plutôt une belle illustration des tensions à gérer dans un processus de développement et de toute la difficulté qu’il peut y avoir à mesurer les avancées éventuelles en matière de développement.

La Turquie d’Erdogan ou les tensions à résoudre pour arriver à un développement éthique et durable

Je me propose maintenant de passer en revue différentes composantes du développement et de voir si on peut conclure, pour chacune d’elles, s’il y a eu avancée ou recul et si, au total, on peut parler de tentative de développement réussie, ou pas. Le fameux « modèle turc » brandi par nombre de Tunisiens par exemple mais aussi vanté – avant les manifestations « Gezi » de juin 2013 du moins – par une presse occidentale, est-il un exemple à suivre ?

Dès l’arrivée au pouvoir du parti d’Erdogan, l’AKP, le parti de la Justice et du Développement, la société est clivée : d’un côté, les électeurs de l’AKP, de l’autre, en gros, la bourgeoisie éduquée, occidentalisée, laïque des côtes occidentales de la Turquie qui craint un agenda plus ou moins caché d’islamisation montante. A dire vrai, il existait – et l’usage de l’indicatif imparfait a toute son importance - un troisième camp : ceux qui, bien que non électeurs du parti fraîchement au pouvoir, nourrissaient quelques espoirs de démocratisation et de libéralisation (au niveau politique) de la société turque, largement dominée par les élites et institutions kémalistes (au premier rang desquelles l’armée). Notons au passage qu’au niveau diplomatique aussi les espoirs étaient permis : rapprochement avec l’Arménie, déblocage du dossier chypriote, avancées en vue d’une paix avec les Kurdes (affaire « intérieure » ayant une dimension dépassant clairement les frontières turques). Et, en effet, démocratisation il y a eu. Après tout, le contrôle du politique sur l’armée a été renforcé. Il faut savoir que l’armée avait par exemple et jusqu’il y à peu (depuis le coup d’état de 1980) un pouvoir décisif même dans des enceintes où l’on ne s’attendait pas à l’y voir, comme au sein du Conseil supérieur de l’éducation. C’est le parti au pouvoir qui a ramené l’armée dans les casernes, résultat que l’on mettrait plutôt à l’actif du processus de démocratisation.

Mais les espoirs nés peu après la victoire de l’AKP en 2002, et certains pas totalement démentis depuis, portaient sur une plus grande expression et une protection des minorités de toutes parts : kurdes, alévis ou même LGBT. L’AKP, représentant cette majorité silencieuse anatolienne, largement conservatrice et souvent peu éduquée et, en un sens sinon exploitée en tout cas étouffée depuis des décennies, allait redonner la parole à tous les sans voix. Et c’est ce qui a justifié le soutien de nombre de libéraux (au sens politique toujours) à l’AKP durant les premières années après son arrivée aux responsabilités.

Douze ans après, il faut bien reconnaître que l’espoir pour les alévis et la communauté LGBT s’est évaporé. Reste un possible apaisement avec les Kurdes et surtout – seule victoire franche et nette – le sentiment pour ses électeurs d’avoir retrouvé une fierté et une dignité. Le dynamisme économique n’est plus limité à Istanbul mais est partout visible en Anatolie centrale, de nombreuses femmes peuvent porter le voile y compris sur leur lieu de travail, les écoles religieuses se sont multipliées, le petit bourgeois kémaliste, ayant subi défaite électorale sur défaite électorale, est bien forcé d’admettre qu’il ne maîtrise plus grand chose (ou en tout cas plus tout) et qu’il ne peut plus se considérer comme le propriétaire légitime du pays. Erdogan est issu d’une famille modeste, peu éduqué, dont la femme est voilée et il est le leader incontesté sans cesse réélu. Et qui ose tenir tête aux dirigeants occidentaux (y compris israéliens). Grâce à lui, l’Anatolien moyen est maintenant fier de l’être.

Sur une dizaine d’années, c’est ça que l’on retient. Alors, bien sûr, il y a eu un espoir pour les forces libérales en vue d’une plus grande démocratisation au moment des manifestations Gezi de juin 2013 dans la mesure où manifestaient côte à côte une militante féministe, une militante kurde, un écologiste, un musulman anti-capitaliste, un militant LGBT ou encore un jeune étudiant de la jeunesse plutôt dorée d’Ankara, Istanbul ou Izmir. Et le ton nouveau, pertinent et impertinent à la fois, plein d’humour et de détermination a clairement dynamisé la société civile pendant de longues semaines. En un mot, on pouvait enfin croire à un mouvement politique laïque ni paternaliste ni autoritaire et à une jeunesse plus ouverte et politisée, au sens le plus noble du terme. Après tout, nombreux sont ceux qui voyant le traitement politique et médiatique injuste de leur propre mouvement se sont rendu compte qu’ils avaient sans doute été manipulés depuis toujours à propos des mouvements pro-kurdes et cette prise de conscience faisait naître l’espoir d’une plus grande compréhension et d’alliances plutôt improbables entre différents pans de la société. Mais le visage autoritaire et inflexible affiché par Erdogan et surtout sa victoire aux municipales de mars 2014 et aux présidentielles d’août 2014 (où Erdogan aura été élu dès le premier tour) a eu l’effet d’une douche froide. Qu’un tel mouvement populaire et que la révélation même de l’implication directe de Erdogan et de son entourage politique et familial dans de multiples affaires de corruption (dès décembre 2013) n’ait eu aucun impact électoral en a refroidi plus d’un.

Pour notre première composante, la démocratisation, le bilan n’est peut-être pas nul mais franchement pas terrible. Tout dépend sans doute de comment on compte. Plus précisément, de quel poids on accorde aux uns et aux autres. Un utilitariste pur, qui ne s’intéresserait qu’au plus grand bien pour le plus grand nombre conclurait peut-être qu’il n’y a pas a rougir d’un tel bilan. Une dizaine d’années pour redonner le sentiment de fierté à des dizaines de millions de citoyens sans voix depuis des décennies... Après tout, qui pourrait contester que mieux vaut la dictature d’une majorité que celle d’une minorité ? Mais ceux pour qui la démocratie est avant tout un système qui garantit aux minorités de toutes sortes de ne pas être étouffées par la majorité concluront plutôt que beaucoup d’espoirs auront été gâchés et que tout reste à faire. La question se pose également au niveau économique : comme le souligne Wolfgang Sachs, le développement d’une classe moyenne se fait partout au détriment des plus pauvres et d’une violation de leur droits de l’homme (déplacements forcés, expropriation, privatisation de biens communs...).

Au niveau social, et en particulier sanitaire, il est impossible de ne pas souligner une avancée majeure : un accès aux soins de santé nettement plus facile pour tous et la politique active en matière de santé. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, la Turquie a consacré 6,7 % de son PIB aux dépenses de santé en 2011 soit environ 58 milliards de dollars (davantage que d’autres pays émergents : le Brésil, la Russie, la Chine et l’Inde ont consacré 5,4 %). Ces dépenses de santé ont pratiquement triplé entre 2004 et 2011 et continuent de croître. Bien sûr, une augmentation des dépenses peut en théorie cacher une détérioration de la situation sanitaire mais dans le cas de la Turquie, c’est réellement la volonté d’équiper le plus grand nombre en infrastructures sanitaires (hôpitaux bien sûr mais également nombre de centres de dépistage et autres dispensaires locaux) qui est en cause. Le système de sécurité sociale et de soins de santé a d’ailleurs été simplifié et l’on peut donc espérer que l’augmentation des dépenses s’est réellement traduite par un meilleur accès pour le plus grand nombre. Le financement reste largement public – certains le regretteront sûrement – et même le doublement du nombre d’hôpitaux privés sur la même période n’y change rien, ils ne représentent qu’environ 15 % des lits du pays et servent notamment à servir la clientèle de touristes venus pour bénéficier d’une médecine esthétique à moindre coût.

Venons-en à la composante économique du développement. Les chiffres relatifs à l’économie turque ont évidemment de quoi faire pâlir les dirigeants de la zone euro. En effet, entre 2002 et 2011 :

  • Le PIB a augmenté de 234 %, pour atteindre 772 milliards de dollars US et le PIB réel a enregistré une croissance annuelle moyenne de 5,2 %.
  • La dette publique est passée de 74 à 39,4 pour cent du PIB.
  • Le déficit budgétaire est passé de 10 à moins de 3 % du PIB. La Turquie respecte donc les critères de Maastricht, comme se plaît à le marteler – et on le comprend – le ministre en charge des affaires européennes.

L’on serait donc tenté de conclure, comme le fait le gouvernement et le désormais Président, que les politiques économiques en place sont un franc succès. Or, les choses ne sont pas si simples. D’abord, comme le souligne mon collègue Refet Gürkaynak, professeur d’économie à l’université de Bilkent, le succès n’est pas si impressionnant quand on le compare à des entités plus pertinentes que celle de la zone euro. Ensuite, il n’est pas sûr que les idées en matière d’économie de l’AKP y soient pour grand chose et, enfin, il se pourrait que ce qui a relativement bien marché jusqu’à présent puisse ne plus marcher bien longtemps. Croissance peut-être pas si impressionnante d’abord, donc. En effet, pour juger de l’importance des 5 % de croissance annuelle en moyenne sur la décennie écoulée, on peut les comparer :

  • Au taux de croissance « historique » de l’économie turque (qui a toujours été de cet ordre-là, calculée en moyenne annuelle sur dix ans, rien d’exceptionnel, donc).
  • Au taux de croissance équivalent dans d’autres pays émergents (or, ceux-ci étaient plus près de 7% sur la même période).
  • Au taux de croissance « potentiel » (notion économique hasardeuse mais éclairante car lui aussi est plus proche de 7 %).

Autrement dit, la croissance observée n’avait rien d’exceptionnel. Ensuite, si on analyse de plus près la période où l’AKP était au pouvoir, on voit qu’il y a en fait deux périodes bien distinctes : 2002-2006, avec un beau taux de croissance annuel moyen de 7.2 % et 2007-2012, avec un maigre taux de croissance annuel moyen de 3.5 %. Notons que je feins d’ignorer ici toutes les discussions nécessaires sur la pertinence de l’indicateur de PIB (amplement documentées notamment dans Antipodes n° 178, Developpement-croissance et décroissance) ; je me borne à déconstruire ou du moins à relativiser le discours selon lequel « avec l’AKP, au moins, l’économie va bien ».

Il semblerait, en fait, que l’intelligence de l’AKP aura été de ne pas changer la politique mise en place par le précédent gouvernement, largement constitué du plan du FMI et qui, contrairement à son habitude et/ou sa réputation, avait cette fois été bien pensé. Restructuration du système bancaire et assainissement des finances publiques, notamment, ont permis à la Turquie de croître dans les années 2000 et de traverser sans heurts la crise qui a failli emporter la zone euro. Mais la politique économique de l’AKP n’y serait pour rien. D’ailleurs, maintenant que le programme du FMI est terminé, la politique manque de clarté et de cohérence (le gouvernement continue de dépenser beaucoup alors que les politiques contre-cycliques ne sont plus nécessaires). Plus grave enfin, la Turquie ne prépare pas l’avenir. Il faudrait davantage encourager le travail des femmes et la formation en général. Il faudrait également encourager l’épargne et la formation de capital (or, des taux d’intérêt réels négatifs encouragent la consommation). La Turquie se contente d’approcher son taux de croissance potentielle via des politiques de demande, pas d’augmenter ce potentiel de production à plus long terme. On construit d’horribles buildings aux quatre coins du pays (« quand le bâtiment va, tout va », je suppose) pour gonfler le taux de croissance économique mais il n’y a pas la moindre vision à long terme ni sur le plan social ou écologique ni même au niveau de la croissance économique elle-même !

Voilà la lecture critique de l’économie par un macro-économiste. Un micro-économiste soulignerait notamment les contraintes qui pèsent sur les ménages et la précarité dans laquelle vivent encore l’écrasante majorité des Turcs. Car le fait qu’on ne cesse de parler de la classe moyenne turque ou le fait que la Banque mondiale classe désormais la Turquie parmi les pays à revenu intermédiaire masque une cruelle réalité : seul 10 % des ménages gagnent plus de 75mille lires turques par an, soit environ 35 mille dollars. Deux mille dollars par mois pour toute une famille, ce n’est pas énorme. Même en Turquie. Les 10 % suivants gagnent environ 1500 dollars par mois. Pour une famille, il n’y a franchement pas de quoi parler de « classes moyennes ». Et plus de 70 % des ménages gagnent moins de 1000 dollars par mois. Selon le site de la Commission Européenne, la privation matérielle désigne une situation de difficulté économique durable définie comme l’incapacité forcée à couvrir (plutôt que le choix de ne pas couvrir) les dépenses suivantes : des dépenses imprévues ; une semaine de vacances hors du domicile par an ; un repas avec viande, volaille ou poisson un jour sur deux ; le chauffage adapté du logement ; l’achat de biens de consommation durables, tels qu’un lave-linge, un téléviseur couleur, un téléphone ou une voiture ; les impayés (hypothèque ou loyer, factures d’électricité,d’eau, de gaz, achats à tempérament ou autres emprunts). Je parie que même si l’on se contentait de définir la classe moyenne comme l’ensemble des familles qui ne connaissent pas de privation matérielle, celle-ci serait très réduite. Or, comme Wolfgang Sachs, je pense que la constitution d’une classe moyenne est, in fine et dans les faits, un excellent indicateur de cette mystérieuse notion de « développement ».

Alors d’où nous vient cette impression, bien réelle, que la Turquie serait un pays émergent avec une importante classe moyenne ? D’une part, parce que ce sont surtout les 10 ou 15 % les plus riches que l’on croise en rue, attablés à la terrasse de Starbucks ou en double file devant la boutique Zara. Les plus riches sont tout simplement plus visibles. Les pauvres bossent ou restent chez eux. D’autre part, et plus fondamentalement sans doute, parce que l’endettement des ménages a explosé. La Turquie serait donc, pour caricaturer, un pays de travailleurs pauvres et endettés. Notre microéconomiste conclurait non seulement que la classe moyenne n’existe pratiquement pas, contrairement aux discours tant gouvernementaux qu’occidentaux mais fournirait une explication aux multiples succès électoraux de l’AKP : la très grande majorité voit toujours dans ce parti la promesse d’une consommation plus grande (comme en atteste la multiplication des autoroutes et des shopping malls) et ne s’embarrasse pas tellement d’idéologie ou de grands principes (comme celui de laïcité), ni du degré de corruption de son gouvernement (en cela probablement peu différent des autres) (voir Econoscale.com).

Il nous faut probablement conclure cette liste de dimensions du développement par la composante environnementale. Là, force est de constater que la tendance n’est pas réjouissante. Quelques exemples parmi tant d’autres : toutes les villes semblent rêver de routes larges comme des pistes d’atterrissage (mais sans couloir réservé pour les transports publics), de tours d’acier, de béton et de verre climatisées en été et chauffées en hiver, de centres commerciaux à tous les coins de rue vendant toujours les mêmes marques...

Les projets discutables et contre lesquels s’étaient constitués des groupes de résistance (le troisième pont sur le Bosphore, le deuxième aéroport d’Istanbul, les multiples centrales hydroélectriques dans la région de la mer noire) sont fort opportunément dispensés d’études d’incidences sur l’environnement. Le dossier de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à côté, est un exemple de processus de décision participatif. Et je pourrais multiplier la liste d’impacts : recul de la quantité d’eau par habitant, pollution atmosphérique, gestion des déchets quasi inexistante...

Comment conclure ? Mettons que nous avons là une liste exhaustive des composantes du développement : démocratisation (bof, mais plutôt -), économie (bof, mais disons + ), environnement (-), santé (+). Comment agréger ces composantes ? Clairement, pas d’unité de mesure commune ni même de formule faisant l’unanimité pour en faire un chiffre magique.

Mais il y aurait à mon sens une difficulté majeure qui s’ajoute aux contradictions admirablement bien décrites par Guy Bajoit (entre l’ouverture nécessaire au reste du monde sans se faire bouffer, entre l’utilisation massive de technologies tout en en limitant l’impact sur l’environnement, entre un gouvernement fort et une démocratie politique véritable...). Cette difficulté supplémentaire tient à notre incapacité à mesurer l’impact de l’ordre dans lequel se déroulent tous ces changements politiques, culturels, économiques, sociaux, écologiques... Quelles sont les irréversibilités, quelles sont les trajectoires vertueuses ?

Dans le cas de la Turquie, Erdogan a-t-il sacrifié la protection des minorités pour consolider son électorat ? Ou devait-il au contraire d’abord consolider son camp et accéder au poste de président pour ensuite réformer la constitution et renforcer à la fois ses compétences et le droit des minorités ? A-t-il alimenté un conflit nécessaire à l’activité démocratique ou achevé de cliver définitivement la société ? Les manifestations de Gezi ont-elles permis aux opposants de comprendre qu’il devaient enfin se serrer les coudes ou carrément baisser les bras ? La croissance économique se fait-elle au prix d’une détérioration de la qualité de l’environnement ou, comme le suggérerait la notion de « courbe environnementale de Kuznets », tout finira-t-il par s’arranger et les inégalités, comme les impacts sur l’environnement augmenteront avec le niveau de vie pour atteindre un plafond et redescendre ensuite ?

Je n’ai pas de réponse, ni dans l’absolu, ni même dans le cas précis de la Turquie. Et c’est tant mieux, si le risque premier est de simplifier à outrance la question du développement.