L’expérience de la « bolsa família »

Mise en ligne: 17 septembre 2014

Une bourse pour 50 millions de Brésiliens, soit un quart de la population du pays, par Fanny Vrydagh

L’échec des plans d’ajustement structurel et les dégâts sociaux entraînés dans les années nonante ont amené les bailleurs de fonds à revoir leurs discours sur le développement. Le temps du « tout au marché » a été dépassé et la pauvreté commence enfin à être considérée autrement qu’à travers son expression économique.

D’ailleurs, les Objectifs du millénaire pour le développement, ratifiés par les Nations unies, en sont une belle illustration. La conception des politiques d’aide à la pauvreté a également été revue. C’est sur base du travail d’Amaratya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, sur l’empowerment et les capacibilities que se développe une nouvelle génération de politiques de développement axée sur le « développement humain ». Dorénavant, les pauvres ne doivent plus s’en remettre à eux seuls pour sortir de leur misère par la voie du mérite et de l’emploi ; il faut leur donner les moyens de sortir du cycle inter générationnel de la pauvreté et de se hisser sur l’échelle sociale.

La concrétisation de cette nouvelle vision du combat contre la pauvreté s’est faite à travers les Programmes de transferts conditionnels (PTC) dont la bolsa família (bourse famille), instaurée au Brésil, est un exemple emblématique. Actuellement, le programme a été mis en place dans divers pays : Brésil, Bangladesh, Pérou, Bolivie, Mexique, Chili, mais aussi Inde, Afrique du Sud et même la ville de New York. Mais en raison de son envergure et des résultats observés, bolsa família reste l’exemple type, cité par la Banque mondiale comme la référence en politiques de développement à l’heure actuelle.

En effet, la bolsa família est le PTC le plus imposant au monde avec 13 millions de familles couvertes en 2014, ce qui représente approximativement 50 millions de personnes dans l’ensemble du Brésil sur une population totale de 200 millions. Il fut instauré par le président Lula, du Parti des travailleurs brésilien, en 2004, à partir de différents PTC mis en place par Fernando Henrique Cardoso, le président précédent. Lula a repris ces programmes, dans un premier temps sous le nom de fome zero (faim zero), pour les transformer ensuite sous le nom de bolsa família.

Le principe du PTC est simple : il s’agit d’une politique d’aide sociale publique qui permet à un foyer de toucher une somme d’argent mensuelle conditionnelle. Les conditions d’octroi sont liées à l’éducation et au maintien en bonne santé des enfants du foyer. L’État passe contrat avec « le » chef de famille, c’est-à-dire la mère, celle-ci doit fournir des preuves de la bonne scolarisation des enfants habitant son foyer (donc leur fréquentation scolaire) ainsi que des preuves de leurs suivis médicaux (suivi des vaccins, principalement) et en échange elle perçoit de l’Etat une somme mensuelle.

Les PTC ambitionnent de combattre la pauvreté sur le court et le long terme. Sur le court terme, l’argent octroyé modifie la consommation du panier familial et stimule l’économie locale, ce qui amenuise la pauvreté économique immédiate. L’obligation scolaire et le suivi médical affectent également le travail et la mortalité infantile. Sur le long terme, l’amélioration de l’éducation et de la santé des jeunes générations devra amener ceux-ci à trouver un emploi et à entrer sur le marché du travail.

De manière générale, les PTC se distinguent des anciennes générations de politiques de développement sur plusieurs points. Contrairement à une forme d’aide caritative, ces programmes d’aide sont non permanents, car l’objectif à long terme est de casser le cycle intergénérationnel de la pauvreté. Ils se différencient de la charité ou de l’assistance par la logique de « coresponsabilité » que les conditions induisent entre le bénéficiaire et l’État. Et surtout la somme perçue est trop faible pour représenter un salaire, ce qui minimise les risques de dépendance.

Concrètement, la bolsa família s’adresse à toutes les familles brésiliennes dont le revenu mensuel per capita est de moins de 20 euros par mois, et qui sont enregistrées dans la base de données fédérale appelée le Cadastro único. Celles-ci recevront une somme de 24 euros tous les mois, sur un compte bancaire auquel elles ont accès à l’aide d’une carte spécifique. Le citoyen qui travaille de façon informelle, donc sans preuves administratives de ses revenus, mais qui est enregistré comme potentiel bénéficiaire dans la base de données pourra quand même bénéficier du programme. De fait, le Cadastro único est un instrument administratif puissant qui permet de cartographier et recenser la pauvreté dans ce pays immense où l’accessibilité de certaines zones est limitée, comme en Amazonie, mais aussi dans certaines zones dites d’exclusion comme les favelas.

Plus encore, la bolsa família possède une autre spécificité qui lui est propre, en effet, dans le cas où le foyer brésilien ne possède pas d’enfant et vit avec moins de 25 euros par mois, celui-ci peut bénéficier de la bolsa família sans condition. Cette mesure, qui s’apparente à un revenu universel est la solution proposée par le gouvernement du PT pour résorber l’extrême pauvreté. Cette mesure induit une dynamique intéressante pour la lutte contre la pauvreté. En effet, lorsque l’État considère que chaque citoyen a droit à un revenu, aussi bas soit-il, c’est arrêter de catégoriser le pauvre comme une nuisance économique et lui reconnaître un besoin basique.

Les effets voulus… ou non

La médiatisation du programme bolsa família par la Banque mondiale ne tient pas qu’à son ampleur, mais aussi à ses résultats : avec 48 millions de personnes sorties de l’extrême pauvreté, une réduction de la pauvreté de 16 % en 2006 et un coefficient de Gini en net recul (0,59 en 2003 pour 0,49 en 2012). Les données chiffrées ne manquent pas pour appuyer, graphiques et tableaux à l’appui, les effets de ce PTC. Certes, bolsa família donne de très bons résultats quand on regarde les indicateurs socio-économiques brésiliens, mais il ne faut pas oublier que d’autres éléments économiques ont joué un rôle dans l’augmentation du niveau de vie des Brésiliens. Notamment, l’augmentation par le gouvernement PT du salaire minimum et l’excellente croissance économique que le pays a connu ces dix dernières années. Sans oublier que la bolsa família est loin d’être la seule politique d’aide sociale active au Brésil. Il existe une foule de PTC qui dépendent d’autres niveaux de pouvoirs (municipale et étatique) et qui contribuent également à diminuer les indicateurs de pauvreté au Brésil. Par exemple, pour São Paulo comme Etat et municipalité, il existe le programme qui lutte contre le travail infantile mais aussi, le « revenu citoyen » qui dépend de l’Etat de São Paulo ou encore le revenu minimum qui concerne les habitants de la municipalité de São Paulo. De plus, les milieux politiques et académiques n’ont de cesse que de vanter la formation de ce qu’ils appellent une « nouvelle classe moyenne ».

De même les résultats peuvent être nuancés à l’aune de la qualité des services publics offerts aux bénéficiaires qui doivent respecter les conditions. En effet, l’enseignement et le service de santé public au Brésil sont connus pour être de moindre qualité que ceux offert par le secteur privé. D’ailleurs, pour rappel, lorsque les Brésiliens sont descendus dans la rue par millions en juin 2013, c’était entre autres pour dénoncer la mauvaise qualité des services publics et le manque d’investissement de l’Etat pour leur amélioration, contrastant avec les sommes exorbitantes injectées dans la coupe du monde 2014. La réalité de la qualité de l’offre des services publics ne concerne pas que le Brésil, c’est d’ailleurs une critique adressée aux PTC dans leur ensemble. La question de l’action de l’État se pose également dans le cas où les institutions étatiques ne sont pas assez développées. Certains pays d’Afrique notamment ne possèdent pas assez de ressources et de contrôle administratif pour implanter un PTC de manière efficace.

Un autre aspect des PTC sur lequel nous devons réfléchir réside dans le choix de l’octroi à la mère. Ce choix qui pourrait sembler « logique », car reposant sur la loi « naturelle » de l’instinct maternel n’est pas sans conséquence et produit ses effets pervers. La responsabilité du bien-être social dans son application repose entièrement sur la femme citoyenne, si les conditions ne sont respectées et que le foyer perd la prestation sociale, elle sera tenue pour responsable. Cette responsabilité elle l’assume « gratuitement », au seul nom de son rôle maternel et reproducteur, ce qui implique que son identité de femme est résumée à ce carcan de « mère ». Sans oublier qu’étant la seule à être concernée par la politique, le père est oublié, stigmatisé comme inapte à s’occuper du foyer. L’État reprend part à la lutte contre la pauvreté certes, mais dans les faits c’est la mère, représentante de la famille, qui assume la responsabilité du bien-être social en échange d’une petite somme d’argent. De plus, il faut considérer le message que l’État envoie aux citoyens à travers les conditions du PTC : « puisque le pauvre est mal éduqué et ne sait pas prendre soin de ses enfants, nous allons l’obliger à le faire ». Toute politique de lutte contre la pauvreté entraîne une catégorisation du bénéficiaire.

L’implantation du PTC a fait naître un groupe social d’usagers de la bolsa família qui doit assumer l’étiquette du citoyen sans ou avec peu de ressources, et qui ne sait pas s’occuper de ses enfants.

En soi, le PTC ambitionne de limiter la misère sur le long terme en mettant les pauvres au travail. Ce discours reste encore proche de la vision néo-libérale de la lutte contre la pauvreté qui laisse beaucoup de place au marché comme acteur du bien-être social. Néanmoins, certaines nuances apparaissent. Notamment, le fait que le pauvre n’est plus interpellé comme seul responsable de sa condition : l’influence du milieu, à travers la famille, a été reconnue et récupérée à travers la sollicitation de la mère. Mais l’action de l’État qui consiste à inciter les nécessiteux à sortir de leur condition reste limitée. Un enseignement et un service de santé gratuit et de qualité auraient été une solution plus coûteuse mais engageant une réelle responsabilité de la part de l’Etat. Cela dit, si les effets à court terme semblent en partie la cause de certaines améliorations, les effets escomptés à long terme ne peuvent être qu’hypothétiques et ce ne sera que dans une ou deux générations que nous pourrons nous pencher sur les réels effets de la prise en charge du PTC.