Conversation autour d’un verre après un spectacle de théâtre-forum

Mise en ligne: 1er septembre 2018

Quelle idée saugrenue de faire monter le public sur scène ! par Julian Lozano Raya

  • William Shokespire : C’était intéressant mais, en tout cas, ce n’est pas un spectacle...
  • Bertol Brol : Tu fais chier, William, avec tes pes-tacles ! Le théâtre ne sert pas à divertir ou à illustrer les géguerres de pouvoir entre aristos ! Le théâtre est une arme politique qui doit amener le peuple à prendre conscience des injustices et le pousser à la lutte ! Par contre, je ne vois absolument pas pourquoi les scènes proposées se sont à chaque fois mal terminées... Ce n’est pas avec ce type de message qu’on va revivre 1917...
  • WS : La vie est ainsi faite, de tragédies, d’amours et de morts... Je ne vois pas pourquoi il faudrait enjoliver tout ça... Par contre, Augusto, ton écriture me semble d’une pauvreté sans fin... et quelle idée saugrenue de faire monter le public sur scène pour en faire des spect-acteurs !
  • Augusto Itecoal : Mais, je n’ai rien écrit... Toutes les scènes qui ont été jouées ne sont que des situations d’oppressions réelles vécues par les acteurs illustrant des rapports de domination entre groupes sociaux. On n’a fait que visibiliser ce qui d’habitude est invisible en partant des représentations dominantes sur le sujet communément véhiculées...
  • BB : On a bien compris que tu voulais stimuler la réflexion et le débat, mais pourquoi nous demander de monter sur scène pour remplacer les opprimés ! Chaque nouvelle proposition est potentiellement si différente qu’à la fin on ne sait plus où la pièce voulait en venir... au point de perdre de vue le message politique et révolutionnaire qui semble t’animer !
  • AI : Mais, je n’ai pas de message politique ou révolutionnaire à délivrer... Le théâtre n’est pour moi qu’un outil de transformation sociale qui nous permet de nous exercer pour faire face aux rapports de domination qui traversent tout le corps social en imaginant comment les renverser !
  • WS : C’est qui « nous » ?
  • AI : Toi, moi, elle... les opprimés et les opprimées que nous sommes ! Je ne peux concevoir la construction d’un monde où ressources et pouvoir soient équitablement répartis sans renversement des rapports sociaux inégaux et déconstruction des structures politiques et économiques qui les produisent et reproduisent ! Et je ne crois pas que ce sont les groupes sociaux qui tirent profit de l’état actuel du monde qui vont « généreusement » accepter une modification radicale de la structuration du tissu social et économique. Quelques réformes tout au plus mais rien de bien révolutionnaire en somme... Je désire donc travailler avec tous ceux et celles qui se reconnaissent comme opprimés, non individuellement mais à partir de leurs groupes et identités d’appartenance...
  • WS : En gros, tu t’en fous du théâtre ?
  • AI : Pas du tout ! Disons que je place les acteurs sociaux que nous sommes au centre de cette recherche qui est, c’est vrai, plus politique qu’artistique. Comme vous avez pu le remarquer, je ne prétends ni occulter le spectateur ni le cantonner à un rôle de récepteur passif. En reconnaissant chaque spect-acteur comme sujet historique dynamique, on se propose ensemble de réfléchir, par l’intermédiaire de la forme théâtrale, aux renversements des rapports de domination présents dans nos sociétés. Évidemment, c’est beaucoup plus incertain comme processus et déstabilisant pour nous, comédiens professionnels... Il est parfois difficile de sortir de nos petits textes léchés et de cette position d’aplomb qui nous rassure autant qu’elle nous flatte !
  • WS : Et bien oui, le théâtre est un art qui ne s’improvise pas ! N’est pas n’importe qui comédien ni metteur en scène, quand même... Moi quand je joue c’est pour ravir mon public ! Et cela nécessite un travail exigeant. On ne peut quand même pas leur faire croire qu’on peut monter sur les planches, comme ça, sans aucune préparation. J’hallucine !
  • BB : Ravir, divertir, émouvoir... tu n’as que ces mots à la bouche ! Ton théâtre ne fait que nous détourner de ce qui importe vraiment : l’émancipation collective à travers le renversement de la société bourgeoise capitaliste ! Mais bon, Augusto, soyons honnêtes, le peuple a besoin de leaders. Historiquement presque aucune révolution n’a eu lieu sans un rôle prépondérant d’une élite éclairée. Le peuple a besoin qu’on lui montre la voie, qu’on l’instruise, qu’on structure ses forces vives pour éviter toute dispersion et découragement. Théâtralement, cela se traduit par des messages politiques mobilisateurs porteurs d’espoir tout en permettant au spectateur de prendre conscience du caractère illusoire de la pièce. Il doit se demander comment les injustices représentées pourraient être modifiées. Mais il ne doit surtout pas avoir pitié des protagonistes ni vivre les événements comme des destins individuels et les accepter de façon résignée... Hein, William ? (Air narquois et provocateur).
  • WS : Vous ne comprenez rien ! Comment peut-on instrumentaliser le théâtre de la sorte ?! Vous m’emmerdez avec vos « révolutions » et vos « émancipations collectives »... (Il s’en va, l’air fâché et désappointé).
  • AI : Historiquement, c’est peut-être pas faux... mais elles n’ont pas non plus donné les résultats espérés. Elles ont tout au plus permis de renverser une élite pour en replacer une autre au pouvoir. Les exemples ne manquent pas : la révolution française, bolchevique, maoïste, castriste... et plus récemment les printemps arabes, la révolution bolivarienne au Venezuela... Je veux permettre à travers les différentes formes du théâtre de l’opprimé à ce que chaque personne soit un sujet du devenir historique de nos sociétés et se positionne de façon critique face à ses problèmes. Aussi bien pensé que soit le message à transmettre, il reproduit un rapport de subordination entre comédien et spectateur, à l’image de celui que peut caractériser la relation ascendante entre un professeur et ses élèves dans la pédagogie traditionnelle. Aussi éclairé soit le professeur, rien d’émancipateur ne peut sortir de cet acte d’apprentissage. L’élève sera instruit, éduqué, formé mais certainement pas prêt à devenir un acteur politique des collectivités auxquelles il participe.
  • BB : Pourtant, dans la plupart des interventions proposées par le public, on était loin des remises en cause radicales du système politique, économique et socio-technique que tu cherches à stimuler. La plupart des solutions proposées aux conflits représentés se limitaient à la dimension relationnelle entre les personnages. Comme si, d’une part, le conflit ouvert faisait peur et, d’autre part, comme si l’identification des leviers d’actions politiques qui dépassent le cadre interpersonnel nous était compliquée.
  • AI : Et oui, la tâche n’est pas aisée... Il nous est toujours tentant de nous limiter à une stratégie de résistance individuelle accommodante que de nous risquer à la mise en place d’une action politique aux résultats incertains où l’on a besoin de se coordonner avec d’autres... Si le théâtre de l’opprimé est selon moi un puissant outil d’éducation populaire, il n’en reste pas moins que ce n’est « qu’un » outil de réflexion et d’expérimentation. Si, pour certains, il peut préfigurer l’action politique, ce que j’espère, pour d’autres il s’orientera plus vers un travail thérapeutique sur le moi et la façon dont celui-ci est et s’insère dans le théâtre permanent de la vie sociale. Notre modèle culturel occidental exige à chaque individu de se singulariser. En tant qu’acteurs éducatifs, politiques et sociaux, nous ne pouvons faire l’impasse sur cette demande. Tout l’enjeu est selon moi d’arriver à repolitiser le devenir historique de nos sociétés à partir des singularités que nous sommes et avec lesquelles nous travaillons.
  • BB : ...en créant une conscience de classe commune à tous les damnés de la terre ! Tu vas finir par m’avoir avec tous tes beaux discours ! Dans le fond, on cherche la même chose, c’est juste que la méthode n’est pas la même...
  • AI : Excuse-moi, mais ce n’est pas rien. Je ne crois pas à la construction d’un monde meilleur sans renversement des rapports verticaux, qu’ils soient de domination ou pas... Je ne vois pas pourquoi seuls les comédiens auraient le monopole légitime de la parole pendant que les spectateurs se taisent et...
  • BB : Blablabla... En parlant, autant tu commences par reproduire avec moi ce que tu ne cherches pas à faire avec tes « spect-acteurs »... Allez, viens, reprenons quelque chose. Elles ne sont pas mal ces bières belges...