La radicalité politique du théâtre de l’opprimé

Mise en ligne: 1er septembre 2018

Le théâtre permet d’expérimenter toutes sortes de stratégies, de se préparer à affronter certaines situations et surtout d’y travailler collectivement, par Sophie Coudray

Le théâtre de l’opprimé, forme de théâtre militant élaborée par le metteur en scène brésilien Augusto Boal dans les années septante, est souvent abordé par le seul prisme du théâtre-forum, qui n’en est que l’une des techniques, négligeant de ce fait la poétique, le système théorique et artistique, dans laquelle cette pratique s’inscrit. Le théâtre-forum ne saurait pourtant être représentatif du théâtre de l’opprimé et ce, pour plusieurs raisons :

  • Il est la seule technique spectaculaire du théâtre de l’opprimé, dont l’objectif n’est cependant pas de faire œuvre, mais d’être utile à des luttes politiques.
  • Il concentre de facto l’attention sur la représentation comme aboutissement, lorsque la poétique de l’opprimé s’intéresse surtout au processus.
  • Il s’agit de la technique la plus commercialisée mais aussi professionnalisée du théâtre de l’opprimé, alors même que sa poétique se fonde sur une remise en cause de la professionnalisation du théâtre militant.
  • La technique, extraite de l’ensemble de la méthode et du projet qui l’accompagne, a été dépolitisée et a même pu faire l’objet d’usages venant trahir ses ambitions originelles.

Prendre à la lettre le projet de Boal de faire du théâtre un lieu de la « répétition de la révolution- », c’est-à-dire de faire du théâtre un outil de lutte pour les opprimés, signifie de retourner au fondement de sa poétique, conçue comme une méthode, permettant à un groupe d’opprimés non-acteurs, non-professionnels du théâtre, et défendant des intérêts communs, d’utiliser collectivement un « arsenal » de techniques théâtrales afin de mettre au jour les ressorts de l’exploitation et de l’oppression subies, de s’entraîner à y faire face, d’élaborer des stratégies permettant d’engager un rapport de force, dans une perspective révolutionnaire.

Dans la lignée de Paulo Freire

Les prémices du théâtre de l’opprimé sont à trouver dans la longue carrière de metteur en scène de Boal au sein du Teatro Arena-. La recherche d’une forme de théâtre populaire brésilien l’a amené à défendre l’idée d’un théâtre « fait par le peuple et pour le peuple ». Partant de là, Boal — dans la lignée de Paulo Freire — a conçu le théâtre de l’opprimé comme une méthode pédagogique, un outil destiné à des non-acteurs, afin qu’ils acquièrent certaines techniques théâtrales, pour que le théâtre devienne un moyen d’intervention politique. En tant que méthode, le théâtre de l’opprimé a à voir avec la pédagogie, dans une perspective freirienne. C’est ce qui donne sens à la fonction du « joker », que l’on connaît souvent en tant qu’animateur du théâtre-forum, maïeuticien accompagnant les interventions transformatrices des spectateurs. Mais ce dernier joue en réalité un rôle plus fondamental : il est un passeur de méthode. Le joker est celui qui anime l’atelier et accompagne les non-acteurs dans leur apprentissage des techniques du théâtre de l’opprimé et dans leurs expérimentations.

En fondant sa méthode sur de nombreux exercices de théâtre et quelques techniques spécifiques (théâtre-forum, théâtre-image, théâtre-journal, théâtre invisible...), Boal entend permettre aux opprimés de retrouver une maîtrise de leur corps aliéné et du langage, de développer une conscience critique et de s’entraîner à lutter collectivement. Le théâtre n’est pas à lui-même sa propre fin, il est une étape d’un processus politique qui l’englobe et le dépasse. Ce faisant, Boal remet en cause la professionnalisation du théâtre militant, en revendiquant de donner « au peuple, les moyens de la production théâtrale ».

Le spect-acteur

L’une des spécificités de la poétique de l’opprimé est qu’elle s’organise autour de la figure du spectateur. Boal établit une analogie entre l’opprimé et le spectateur. Il part du principe que la position spectatoriale est fondamentalement passive, que celui qui regarde n’agit pas. En ce sens, la méthode du théâtre de l’opprimé vise à le rendre acteur. Il ne s’agit pas de supprimer le spectateur, mais de questionner la distribution et la stabilité des fonctions, que Boal perçoit comme la cristallisation de rapports sociaux inégalitaires, maintenant les opprimés dans une position spectatrice et refusant de leur reconnaître la capacité d’agir.

C’est cette analogie entre le spectateur et le peuple opprimé qui permet à Boal de poser l’hypothèse d’un continuum entre la scène de théâtre et la lutte politique, la première devenant une propédeutique à la seconde. C’est pour cela que sa poétique se présente comme une méthode. Boal veut voir le peuple opprimé se mettre en lutte, monter sur la scène de l’histoire, pour affronter ses oppresseurs et ne plus endurer silencieusement ses conditions d’existence, ni attendre que quelqu’un d’autre agisse à sa place. Le théâtre peut être un espace d’entraînement à l’action. C’est pourquoi la poétique de l’opprimé, en tant que méthode, a pour enjeu de transformer le spectateur en acteur.

Aussi, lorsqu’il déclare vouloir remettre au peuple les moyens des la production théâtrale, c’est en définitive aux spectateurs qu’il entend les transmettre. C’est ici qu’émerge la notion de « spect-acteur », qui se trouve au cœur du théâtre de l’opprimé. Les spect-acteurs sont des opprimés, des non-acteurs, qui s’approprient la pratique théâtrale par le biais de la méthode proposée par Boal afin de produire par eux-mêmes et pour eux-mêmes un théâtre de lutte qui corresponde à leur représentation du monde, à la position qu’ils occupent dans les rapports sociaux et qui puisse servir leurs intérêts.

« Répétition » d’une action politique

L’essentiel du théâtre de l’opprimé se déroule loin des regards du public puisque ne donnant le plus souvent lieu à aucune représentation. Si ce théâtre fonctionne comme un entraînement, c’est d’un entraînement à l’action politique qu’il s’agit bien plus que d’un entraînement à une pratique artistique. Rares sont d’ailleurs les techniques qui ont été conçues pour donner lieu à des démonstrations publiques (il convient d’ailleurs de distinguer le « théâtre-forum » du « spectacle-forum », généralement confondus). Puisque ce n’est pas la dimension spectaculaire (souvent évacuée) qui importe, c’est à partir du processus, du travail d’atelier qu’il faut penser, en premier lieu, la dimension militante de ce théâtre, dans ce que l’atelier permet en termes de redistribution des rôles, d’appropriation de nouvelles formes d’expressions, de maîtrise du discours et de l’image de son groupe et de ses luttes, mais aussi d’entraînement militant, c’est-à-dire de préparation à l’action politique réelle.

Les techniques du théâtre de l’opprimé ont été ponctuellement et pourraient davantage être utilisées par des militants politiques, associatifs ou syndicaux, comme un outil de conscientisation et d’entraînement. Le théâtre fournit un espace protégé, parce que fictif, dans lequel il est possible d’expérimenter toutes sortes de stratégies, de se préparer en amont à affronter certaines situations et surtout d’y travailler collectivement. C’est en ce sens que le théâtre de l’opprimé est potentiellement la « répétition » sinon de la révolution, du moins d’une action politique.

Ce texte est la synthèse d’un article paru dans la revue Période.