Les invisibles font du théâtre

Mise en ligne: 1er septembre 2018

Le chemin parcouru du mépris à la reconnaissance, par Bruno Hesbois

A la Compagnie Buissonnière, nous sommes de plus en plus interpellés et engagés dans des projets de création avec des citoyens à statuts précaires (pour parler poliment). Des individus sans réputation, exclus de l’espace social et politique, maintenus dans l’invisibilité par les pouvoirs étatiques et médiatiques. Faire du théâtre-action, être comédien dans une compagnie de théâtre-action, c’est avant tout avoir le désir de rencontrer l’autre. L’autre, celui qui se sent abandonné, oublié, incompris, exclus du monde légal des gouvernants, des institutions et des médias. L’autre qui va de désillusions amères en acrimonies quotidiennes et qui ne proteste même plus contre l’impuissance des politiques. L’autre qui aspire à une société plus juste et qui est en attente d’une reconnaissance.

Ces gens ont tout d’exceptionnel, dès lors que l’on s’intéresse au grain de leur vie, à la matière brute et sensible qui enveloppe leur quotidien au travail, à la maison, dans l’espace public ou dans les plis secrets de leur intimité. L’aspiration à une société plus juste est inséparable aujourd’hui d’une attente de reconnaissance. Alors, nous allons vers ces individus, vers ces associations pour raconter, créer, écrire, improviser, jouer. Des vies non racontées, non mises en valeur sont, de fait, des vies diminuées, niées, implicitement méprisées. La reconnaissance est la condition de la fin du mépris.

Faire de la politique au sens premier du terme, ce n’est pas beaucoup plus que cela : c’est d’abord saisir ce qui agite les individus à travers un effort de représentation théâtrale de leur affect et de leurs aspirations. Pour tenter d’y répondre ensuite dans un geste partagé de transformation sociale.

La connaissance d’autrui constitue le socle d’une société plus juste. La fabrication d’un monde commun exige qu’il y existe une forme d’intercompréhension entre ses membres. L’invisibilité se fonde non seulement sur la relégation, l’oubli, la négligence mais aussi sur l’illisibilité. Raconter, jouer la vie, c’est vouloir réparer ces deux manques simultanément.

Ne pas laisser le monopole du réel aux experts universitaires ou, pire encore, aux conservateurs dont les idées régressives se rattachent à une supposée attention à la vraie vie. La tentation est forte pour les citoyens de se laisser séduire par les populistes de tout poil qui prétendent être leur porte-paroles.

On ne peut occulter que l’attention à nos concitoyens forme un enjeu politique central aujourd’hui sans lequel aucun progrès social ne pourra voir le jour. Alors écoutons, racontons et agissons à la hauteur des voix basses des murmures de la colère sourde.

Reprendre confiance

Dans une société où les critères de réussite sont haut perchés, visant l’élitisme et la compétitivité sous une pression grandissante, de plus en plus de personnes sont exclues ou se retrouvent dans des situations socio-économiques précaires. Elles ont perdu confiance et n’ont souvent plus la force de se mettre en projet.

Pouvoir s’exprimer et oser le faire d’abord devant le groupe puis devant un public ; transposer sa vie dans une histoire théâtrale fictive, derrière un personnage construit consciencieusement et ainsi pouvoir prendre du recul par rapport à ses propres difficultés ; retrouver le plaisir et la dynamique d’une équipe ; oser se mettre en projet et aller jusqu’au bout de celui-ci ; vivre la création collectivement, confronter son point de vue et développer son analyse critique ; être applaudi et félicité par un public sont des atouts qui peuvent permettre aux invisibles de revenir à la surface, de réévaluer leur situation et de poser de nouveaux choix en meilleure adéquation avec eux-mêmes.

La plupart des gens que nous rencontrons ne pensaient jamais faire de théâtre dans leur vie, ce n’était pas fait pour eux. La découverte et la compréhension de la création théâtrale va donc se faire progressivement.

Pour cela, nous avons besoin de temps. Et pourtant, tout va se jouer lors des premières séances. Car nous n’avons que deux ou trois séances pour convaincre du bien-fondé de l’atelier et pour les motiver de continuer l’aventure. Nous essayons de dépasser leurs réticences au travers de jeux et d’exercices ludiques qui ont pour but de « dédramatiser » le théâtre et de vaincre les premières inhibitions.

Si certains ne se posent pas de questions, la plupart sont réticents et dubitatifs. Ils demandent des explications. Comment expliquer à des personnes maîtrisant mal les codes théâtraux que nous leur proposons, en l’espace de deux heures, de laisser de côté leurs certitudes et incertitudes. Comment leur demander de faire confiance et de se laisser aller…

Chaque personne a des raisons bien différentes de se retrouver là, et aucune ne pensait faire du théâtre un jour. Après trois ou quatre séances, nous faisons le point avec l’ensemble du groupe pour permettre à chacun de se situer et de dégager du sens à cette activité particulière. C’est généralement à ce moment que le groupe se constitue. Abandon pour les uns (ceux qui n’y trouvent pas de sens ou d’écho à leur recherche) et engagement pour les autres.

Le temps de la création

A partir de ce moment, nous rentrons dans une étape où il faut se donner du temps. Le temps de la découverte, le temps de l’écoute qui rend tout son sens à la notion de collectif, le temps pour passer les premiers doutes de l’insignifiant vers la maturation du propos, le temps pour mesurer sa responsabilité de créateur-interprète, le temps pour que les premières paroles osent s’exprimer dans une fraternité du risque.

Pendant plusieurs mois, les participants à l’atelier improvisent, jouent avec leurs corps et avec les mots. Ils acquièrent les techniques de gestion du stress, placement de la voix, respiration, ancrage, relaxation. Ils inventent des histoires de toute pièce ou s’inspirent de leur réalité. Petit à petit, un spectacle naît.

Pour beaucoup, l’activité n’a de sens que s’il y a représentation devant un public. Dans notre travail et nos débats, il y a des sujets qu’ils ont à cœur de porter sur scène mais il y a aussi la notion de défi : prouver qu’ils peuvent le faire. Pour certains, c’est à leur famille et notamment leurs enfants, pour d’autres c’est à leur assistante sociale ou autres référents, et pour d’autres encore, c’est aux politiques, aux citoyens, aux jeunes qu’il faut montrer le résultat de leur travail. Dès lors, ils se montrent méticuleux sur le choix des mots et ils sont attentifs à dire des phrases correctes. Et pourtant, certaines expressions sont tellement plus poétiques dans leur français populaire. Le choix final se fera après débat…

Cependant, nous restons attentifs à ce que le groupe soit conscient de ce qu’il va produire sur scène. Et que chacun puisse exprimer ses enjeux liés à la représentation. Enjeux personnels mais aussi enjeux collectifs.

Chaque aventure est particulière et chaque projet est à réinventer. Pour que ce type de projet puisse exister, il faut être très attentif à l’articulation entre le porteur du projet (l’animateur, formateur ou le travailleur social) et le comédien-animateur. Il faut vérifier, à travers plusieurs réunions, que les deux parties sont toujours sur la même longueur d’ondes. Vérifier aussi que le groupe est toujours derrière le projet ou s’il convient de le réajuster. Cette attention, tout au long du parcours, demande beaucoup d’énergie.

« Les invisibles » expriment ce qu’ils ont retiré de cette aventure : un affranchissement, plus d’aisance dans la prise de parole, plus de confiance en eux, une meilleure écoute, du respect, du plaisir, de la fierté, de la motivation, de la solidarité, une réflexion sur la société, des idées pour un meilleur vivre-ensemble… Quant au public venu à la rencontre de ces troupes hors du commun, le fait qu’il ait été touché d’une vive émotion et que se soit opéré chez lui un changement de regard permet de mesurer le chemin parcouru entre mépris et reconnaissance.