Une expérience de théâtre-action avec des jeunes de Molenbeek, propos de Sanae Jamaï recueillis par Joris De Beer
Sanae Jamaï, jeune bruxelloise, formée en gestion de la communication avec un parcours professionnel plutôt dans le secteur privé, est passionnée par le théâtre depuis son enfance. Des injustices comme la discrimination sur le marché de l’emploi et le racisme, vécues pendant son travail en ressources humaines, l’ont poussée à changer complètement de direction et à consacrer son énergie et son temps exclusivement au théâtre engagé. Après un passage chez plusieurs compagnies en Belgique et aux Pays-Bas, elle a récemment créé sa propre compagnie de théâtre où elle travaille avec des jeunes filles et garçons molenbeekois. Ils viennent de présenter leur premier spectacle « Mirage à Molenbeek ».
Qu’est-ce qui vous a poussée à prendre cette décision ?
Pendant mon travail en tant que professionnelle dans le département de relations humaines de différentes entreprises, j’ai vécu tellement d’injustices. Au début, on ne les remarque pas parce que parfois c’est très subtil et peut-être parce que j’étais trop naïve, mais après un certain temps je commençais à réaliser qu’on recrutait tout le temps le même profil et qu’on niait systématiquement des gens, souvent juste sur base du nom, même avec exactement les mêmes compétences. J’ai essayé de contourner ces injustices dans le lieu de travail mais j’ai remarqué que ça n’allait pas. Même si je ne donnais pas le nom et certains gens étaient invités à l’interview, l’injustice se déplaçait à l’entretien. Aussi, j’ai entendu des choses horribles de la part de certains collègues qui ne savaient parfois pas que j’étais Marocaine. J’ai senti qu’il était temps de changer de direction et qu’en même temps, j’avais accumulé assez d’expériences en tant que comédienne et réalisatrice pour créer ma propre compagnie de théâtre.
Quelles expériences vous ont aidée à faire du théâtre engagé ?
Le théâtre est une passion depuis mon enfance. Je joue depuis mes neuf - dix ans. Après avoir joué pour différentes compagnies à Gand et en Hollande, j’ai joué pour la compagnie Ras El Hanout, à Molenbeek, et c’est là où a commencé mon parcours de théâtre engagé. Avec quelques comédiens, on a pu profiter d’une formation en théâtre–action et théâtre–forum au Canada et puis on a commencé à monter des pièces de théâtre autour des problèmes sociétaux comme le racisme, la discrimination, le chômage. Puis, j’ai travaillé chez Diversité sur scène, une plateforme qui essaie de valoriser la diversité culturelle de Bruxelles à travers l’expression artistique. Avec eux, j’ai par exemple aidé à réaliser « Brass’art », un pop-up café sur la place communale de Molenbeek. J’ai aussi eu une émission sur Maghreb-TV où on essayait d’intéresser les néerlandophones à ce qui se passe à Bruxelles. Ces expériences diverses m’ont permis d’accumuler assez d’expérience pour réaliser tout de A à Z : créer et gérer ma propre organisation, travailler avec des jeunes, faire une mise en scène, jouer…
C’est quoi exactement ce que vous faites ?
On fait du théâtre-action avec des jeunes de 12-15 ans. On essaie de cibler des situations problématiques, proches de la vie des jeunes, qu’on traduit en saynètes de 5 à 10 minutes. Tout le contenu de la pièce vient directement de la vie des jeunes. Ce sont eux qui pilotent la réalisation de la pièce du début à la fin. Moi, je prends plutôt un rôle d’accompagnatrice. Pendant le spectacle, on joue les saynètes d’abord une première fois, puis on les rejoue et on invite le public à participer et à donner une direction plus favorable à la situation en remplaçant un des comédiens sur scène. On espère que le public sorte de la pièce avec un autre regard sur les problématiques qu’on a mises en évidence. On essaie donc de dénoncer, de sensibiliser mais sans heurter. C’est un équilibre difficile et il est arrivé que des gens partent de la salle pendant le spectacle, mais en général ça se passe très bien, même avec un public qui n’est pas toujours habitué à ce genre d’activités.
C’est donc du théâtre-forum ce que vous faites ?
Ou les deux, du théâtre-action en mode théâtre-forum. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’on mélange parfois ces deux termes. Ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est le résultat produit.
En quoi est-ce différent de travailler avec des jeunes par rapport aux adultes ?
Les jeunes ont une naïveté, une innocence et une flexibilité que l’adulte n’a pas. On voit énormément d’évolution entre le début et la fin d’un processus de mise en place d’une pièce. Les jeunes se développent, tant dans leurs compétences en tant que comédiens, que par rapport à l’estime de soi et leur capacité de réflexion critique. Au plus on les responsabilise et on leur fait confiance, au plus ils sont motivés pour venir chaque semaine et donner tout. Par contre, il est important de rester dans leur univers, sinon on risque de très vite perdre leur curiosité et leur motivation. Par exemple, juste avant le spectacle « Mirage à Molenbeek », pendant les vacances de Pâques, on a répété toute une semaine de 10 à 17h. C’est impossible si les jeunes ne sont pas totalement dans le coup. J’ai déjà eu des demandes pour faire une pièce avec des adultes, mais pour l’instant je préfère continuer à travailler avec des jeunes.
Comment l’idée de faire « Mirage à Molenbeek » est-elle venue ?
L’idée de départ était de réaliser une pièce autour du vivre ensemble dans la diversité après les attentats de Bruxelles. C’était une demande venant du Willemsfonds. J’ai dit oui à condition qu’ils me donnent totalement carte blanche sur le processus et le contenu, ce qu’ils ont fait.
D’abord, il faut identifier des jeunes. Je les trouve à travers mon réseau social, mes anciennes expériences, mais aussi en allant dans les maisons de jeunes, des maisons de quartier, les parcs… Comme je travaille avec des jeunes de 12-15 ans et que cela implique de passer beaucoup de temps avec eux, travailler parfois tard en soirée… il est essentiel de passer par les parents aussi. Je prends donc le temps de leur rendre visite pour expliquer la démarche.
Avec les jeunes, il est important de passer du temps pour se connaître mieux et aussi leur permettre de s’habituer à ce qu’on se voie chaque semaine avant de commencer à travailler. Je les ai invités chez moi à manger, on allait parfois au cinéma, ou on allait se promener en ville. C’est donc un processus lent et long qui demande beaucoup d’investissement en temps et d’énergie.
Pendant le processus de création, beaucoup se construit autour du « moi ». Qui suis-je ? Quelle est ma position dans la société ? Qu’est-ce que je fais dans cet atelier ? Qu’est-ce que je fais à Molenbeek ? Qu’est-ce que je fais à la maison en soirée ? On va aussi se promener et on discute sur tout ce qu’on observe. Ou je les laisse réfléchir sur ce qu’est la diversité, la culture, le vivre-ensemble. Et je leur donne parfois des « devoirs ». Par exemple « choisissez un sujet à débattre avec vos parents » et on en discute après. Ou je leur demande d’écrire une lettre à un terroriste et la lire en atelier. Puis, toutes sortes d’exercices de techniques théâtrales : parler fort, parler à soi-même dans un miroir, imiter, improviser... Au fur et à mesure que le temps passe, ils apprennent des techniques théâtrales, mais aussi, on voit mûrir leur regard sur tout ce qui se passe autour d’eux, développer leurs capacités d’esprit critique, de se connaître mieux, gagner en estime de soi, surpasser leur timidité …Et moi j’apprends énormément d’eux aussi, c’est évident.
Vers la fin, on décide ensemble des lieux : une scène à l’école, une scène à la maison, au snack, dehors… Même chose avec le choix des personnages. Qui doit apparaître dans la pièce ? Les parents, les profs, les amis ? Je fais un grand tableau avec les pièces, les lieux et les personnages. A partir de ce schéma, je commence à écrire les saynètes, puis on essaie de les jouer et on discute et décide de ce qu’on garde. C’est important d’écrire le spectacle tout à la fin du processus parce qu’à ce moment-là, on sait mieux ce que ces gens valent, ce qu’ils veulent et ce qu’ils sont capables de faire. Chaque jeune a sa place et sa responsabilité dans la pièce. Même ceux qui ne veulent pas jouer peuvent devenir accessoiristes par exemple. Puis, tout à la fin, je leur demande de réfléchir à un titre. Dans ce cas, c’est un gamin de 12 ans qui a trouvé : « Mirage à Molenbeek ».
Qu’est-ce que vous dénoncez à travers la pièce ? Quel est le message que vous passez ?
Que vivre ensemble dans la diversité est compliqué à cause d’un manque de communication. Qu’on se fait des préjugés l’un de l’autre. On a par exemple des préjugés sur le profil d’un terroriste, mais aussi tout simplement entre nous, les habitants des différentes communautés. La pièce parle aussi de manière plus générale des problèmes de communication de toute sorte. Le prof qui n’est pas capable de communiquer avec les élèves. Mais aussi des parents, qui sont parfois incapables de parler des sujets sensibles comme les attentats ou encore sur d’autres sujets avec leurs enfants. Dans chaque scène, il manque de la communication. Un message principal est donc tout simplement : n’ayez pas peur de communiquer.
Y a t-il des changements à Molenbeek en matière du vivre ensemble dans la diversité ?
On n’a jamais vu autant de « pop-up initiatives » qu’immédiatement après les attentats, mais ça n’a pas toujours le résultat voulu. Un des grands défis est de réaliser une activité qui attire réellement un public mixte. Beaucoup d’événements sont trop communautaires, même si ce n’est pas l’intention. C’est la façon de communiquer, mais aussi la forme, le choix des intervenants ou encore le type d’activité qui fait que souvent on se retrouve avec un public homogène. Une autre question, c’est la motivation. Parfois, il y a assez d’argent mais il manque une motivation sincère. Par exemple, une organisation reçoit un fond pour travailler avec des jeunes des quartiers difficiles, puis ils sont à la recherche de jeunes d’un certain profil de manière trop artificielle. Pour réaliser un projet avec les jeunes, il est important de créer une relation de confiance. Cela demande un travail de terrain de base et un investissement à long terme. Mais c’est possible, par exemple pour les projets de Ras El Hanout je suis allée chercher des jeunes dans les parcs à Etangs Noirs. Aujourd’hui, ce sont devenu des animateurs.
Est-ce difficile de trouver des partenaires et subventions pour réaliser vos activités ?
Tout d’abord, il n’est pas toujours nécessaire d’avoir de l’argent pour prendre une initiative. J’ai déjà réalisé des projets où j’avais zéro fonds, et des gens sont venus par après pour contribuer. J’ai déjà invité des jeunes chez moi à la maison parce que je n’avais pas de local. Quant aux subventions, je pense qu’il y a beaucoup de canaux que les gens souvent ne connaissent pas. Par exemple sur le site smart.be, il y a toute une liste d’appels à projets, puis il y a le gouvernement flamand, la Cocof, le VGC, mais aussi parfois juste les échevins qui sont prêts à investir dans des projets intéressants. Ou les maisons de jeunes, qui ont des fonds et qui peuvent accueillir le projet dans leurs structures. Dans mon cas, je reçois parfois des propositions de subvention ou de l’aide, même sans avoir demandé. Mais c’est après dix ans de parcours. J’ai aussi parfois des sponsors, des particuliers qui aident avec un petit fonds ou de la nourriture, par exemple. De toute façon, il ne faut pas attendre d’avoir 10 à 15 mille euros avant de lancer un projet. Et le secteur est dur. Il faut se battre pour obtenir sa place. Mais si on y croit, on peut y arriver. Autant chez les jeunes que chez les institutions, le public, les médias.
Finalement, quelles sont les préoccupations des jeunes pour demain ? Quelles sont leurs attentes ? Qu’adviendra-t-il après « Mirage à Molenbeek » ?
De manière générale, ils sont assez optimistes. Mais bien sûr, il y a des préoccupations concernant leur identité et leur estime de soi ainsi que leur place dans la société. Etre à l’aise avec son poids, sa taille, sa religion, avoir une place dans la société et vivre en paix avec tout le monde, c’est déjà beaucoup… et maintenant ils veulent le théâtre avant tout ! Les jeunes se sentent importants et tu le sens sur scène. Il y a énormément de talent à développer, tant qu’on leur donne la confiance, la responsabilité et un espace pour travailler. Cet été, on prend le temps pour réfléchir sur de nouveaux sujets, pour reprendre avec plein d’énergie et de volonté après les vacances. On ne manquera pas de vous communiquer notre prochain projet.