Théâtre-invisible en Belgique

Mise en ligne: 1er septembre 2018

Une forme d’intervention variée au fil du temps, par Daphné Vanattenhoven-Mortier

Le théâtre de l’opprimé, cet ensemble de procédés et de techniques formalisé par le dramaturge brésilien Augusto Boal, est connu en Belgique dès les années septante. Rapidement attaché au mouvement du théâtre-action, sa réception au sein du territoire qui se dénomme alors la Communauté française est marquée par un stage donné par son créateur à Liège et à Bruxelles, en octobre 1978, et qui est, encore aujourd’hui, emblématique d’une de ses pratiques : le théâtre-invisible.

Ces évènements, largement connus des praticiens du théâtre de l’opprimé, sont en effet remarquables à double titre. Lors du premier théâtre-invisible, le protagoniste —qui, sans refaire une théorisation complète de la technique et de sa mise en application, est donc l’opprimé principal du scénario élaboré par les acteurs— a été appréhendé par la police et emmené au commissariat. La saynète mise en place entendait effectivement dénoncer les problèmes liés au chômage, l’acteur-client proposant à la caissière de payer directement avec sa force de travail, prestant pour le supermarché le nombre d’heures équivalant à la valeur de ses achats. Cela n’a pas plu à la gérante ni aux forces de l’ordre une fois la supercherie théâtrale éventée.

Le second théâtre-invisible n’était, lui, pas imaginé par Augusto Boal, et pour cause ! Il s’agissait bien de le placer au centre de la performance, en faisant croire à une arrestation policière, ce qui n’a pas été au goût de toutes les personnes présentes… [1].

Quoi qu’il en soit, ces deux épisodes ont fortement imprégné les pratiques belges et mondiales et, sans nous attarder davantage, ils nous engagent à poser la question suivante : le théâtre-invisible était-il une forme théâtrale courante à cette époque ? Qu’en est-il depuis lors ? En France, où Augusto Boal a fondé le Centre d’études et de diffusion des techniques actives d’expression (Ceditade), aujourd’hui Centre du théâtre de l’opprimé, le théâtre-invisible rencontrait un bel enthousiasme, ce qui est d’ailleurs généralisable à tous les stagiaires à l’époque, qu’importe la nationalité [2].

En Belgique, où le théâtre de l’opprimé s’est notamment diffusé par le biais de la Compagnie du Brocoli, le théâtre-invisible est devenu l’une des formes possibles d’intervention, sans pour autant rencontrer la plus parfaite unanimité à son propos. Sans prétendre à l’exhaustivité, voyons brièvement quelles sont les compagnies qui ont pu en user, et pourquoi.

Au cours de la quarantaine d’années écoulées depuis les débuts de la pratique du théâtre de l’opprimé pour nos régions, un nombre relativement restreint de compagnies s’en sont emparées et, ce, presque exclusivement au sein du théâtre-action. De plus, ces dernières n’ont pas toujours appliqué l’entièreté de ces techniques, le théâtre-forum faisant bien souvent la devanture des vitrines au détriment des autres procédés d’Augusto Boal.

Nous pouvons aujourd’hui, suite à notre travail de recherche de fin d’études, souligner sept compagnies de théâtre-action qui ont plus particulièrement employé la technique qui nous intéresse aujourd’hui : Compagnie du Brocoli/ Théâtre du Public, Compagnie Maritime, Compagnie du Réfectoire, Théâtre Croquemitaine, Compagnie Buissonnière, Alvéole Théâtre et le Collectif 1984, ainsi qu’une dernière compagnie, plus jeune et extérieure à ce mouvement, Alternative théâtre. Cette observation n’exclut pas la possibilité, la probabilité même, que d’autres compagnies ou acteurs ont pu, à un moment donné, faire du théâtre-invisible, dans le théâtre-action ou ailleurs, même en dehors de la sphère théâtrale (notamment dans des groupes militants).

La technique est toutefois plus attachée à ce dernier puisque leurs objectifs et publics visés sont proches : la notion de travail avec des opprimés et des marginalisés est en effet fondamentale. Sans traiter tous les cas de théâtre-invisible qui nous sont connus, nous pouvons, dès à présent, organiser notre propos en trois temps : il peut s’agir d’un théâtre-invisible monté par un groupe autour d’une problématique qui importe aux participants, un théâtre-invisible qui résulte d’une commande de telle ou telle institution extérieure à la compagnie ou, enfin, un théâtre-invisible en tant que récolte de matériel dans l’espace public, pour permettre par la suite de créer une pièce, de théâtre-forum notamment.

Aux débuts de la pratique telle qu’elle a été pensée par Augusto Boal, le théâtre-invisible s’attachait à traiter de l’oppression quotidienne, celle qui est généralement moins perçue par la population et qui a lieu dans un cadre où elle est bien présente (par exemple un bus ou un supermarché). Plus exactement, un lieu où les structures oppressives sont particulièrement implantées ; les participants, autrement dit les passants, n’ont alors pas conscience de faire du théâtre [3].

En Belgique, un bon exemple de ce type d’utilisation de la technique est celui du Collectif 1984 qui, dans sa première phase d’existence, au début des années quatre-vingt, a réalisé un théâtre-invisible sur une question qui avait personnellement touché l’un de ses membres : les problématiques autour du vol en supermarché, de la délation et de la réaction violente des vigiles de sécurité. En amont, les comédiens ont donc réfléchi autour de la question du vol d’un point de vue théorique, mais aussi d’un point de vue concret, soit les chiffres des supermarchés, la marge prévue pour contrer les éventuels vols, etc.

Finalement, comment la représentation s’est-elle produite ? Le protagoniste a été faussement accusé de vol par une autre comédienne et a été emmené à part, pour être fouillé, provoquant de ce fait un esclandre dans tout le magasin. Quand le gérant est venu pour calmer les débats qui faisaient rage, en tentant d’apaiser la situation en argumentant en faveur de la délation —à ce moment, le supermarché faisait une grande campagne pour encourager ses clients à dénoncer quiconque semblait suspect— puisque, selon lui, les caissières sont moins payées à cause des vols, les comédiens ont pu rétorquer. Ils savaient, en effet, que le magasin était assuré contre le vol et, allant plus loin encore, ils ont accusé le gérant de bénéficier d’une marge supplémentaire en déclarant plus de vols que la réalité [4].

Ce théâtre-invisible a donc mis en exergue des oppressions importantes aux yeux des comédiens, mais également ce qu’ils considéraient être les failles d’un système, en l’occurrence celui du supermarché, poussant les personnes présentes à réfléchir et à se positionner sur le sujet.

Récemment, une autre formule a pu apparaître, ce qui est sans nul doute lié à l’orientation qu’ont prise les compagnies de théâtre-action : un théâtre-invisible répondant à une commande d’une institution extérieure. Pensons par exemple à une intervention des comédiens de Buissonnière lors d’une journée de la mobilité. L’action visait à faciliter le débat sur ces questions, essentielles en milieu rural : en créant un grand moment d’émotion, en critiquant notamment la « paresse » des personnes n’ayant pas de travail et avançant l’argument de la mobilité (nous pouvons imaginer la colère suscitée chez les participants, qui rencontrent ce type de difficultés, en réaction aux provocations des comédiens) pendant le quart d’heure précédant la discussion, elle a ainsi libéré la parole des personnes présentes [5].

La Compagnie Maritime a également réalisé des théâtres-invisibles dans le même but, notamment autour de la discrimination à l’embauche au cours d’un salon de l’emploi. Un comédien jouait un patron à l’éthique douteuse qui refusait d’engager certaines personnes dont le profil ne conviendrait pas à sa société, le tout de façon relativement subtile, pour ensuite révéler la duperie et lancer des discussions [6].

Une dernière utilisation du théâtre-invisible consiste, au-delà de créer un débat et de l’action dans l’espace public, à nourrir la création de spectacles en allant voir directement sur le terrain quelles sont les réalités et les réactions des personnes, sans le filtre installé dans une salle de théâtre. C’est notamment l’utilisation qu’en fait Alternative théâtre [7].

Toutefois, le théâtre-invisible rencontre bien souvent une sorte de scepticisme, voire de franche méfiance : un premier problème, de l’ordre de l’éthique, peut se poser pour certains comédiens. En effet, ces derniers ressentent un certain malaise avec l’idée de faire du théâtre sans que les spectateurs ne soient au courant, précisément parce qu’il s’agit de rendre le pouvoir théâtral à ces derniers, et non pas de les duper en quelque sorte, ou de les manipuler. Au-delà de ce point, il leur est parfois difficile de voir les répercussions que ce théâtre peut avoir : propose-t-il vraiment un entraînement à l’action ou, au contraire, renforce-t-il la violence de l’oppression en la jouant, une fois de plus, dans la sphère publique ? Dans tous les cas, utilisé ou non, le théâtre-invisible agite et excite. Au-delà d’une occasion palpitante pour les comédiens de jouer de façon incognito, il s’agit bien de dénoncer dans l’espace public des oppressions qui s’y exercent au quotidien.

Au terme de cette approche rapide du théâtre-invisible, de nombreux points seraient encore à développer, tant il s’agit là d’un procédé complexe, mais toutefois captivant. Mais, au-delà de la théorisation, ne faut-il pas en expérimenter un soi-même pour en entendre toutes les facettes ? Somme toute, technique parmi d’autres, elle ne semble pas connaître une utilisation particulière en Fédération Wallonie-Bruxelles, comme, de manière plus générale l’ensemble des techniques du théâtre de l’opprimé. En définitive, employée ou non, loin des caméras cachées potaches, la recette d’un théâtre-invisible ne détache jamais de son ingrédient incontournable : la dénonciation d’une oppression existante.

[1Auguste Boal, Stop ! C’est magique, traduction française de Régine Mellac, Paris, Hachette, 1980, pp 127-146.

[2Sophie Coudray, Histoire politique et esthétique du théâtre de l’opprimé en France de ses origines aux années nonante, thèse de doctorat en Études théâtrales, [inédit], Université lumière-Lyon II, Lyon, 2017.

[3Auguste Boal, Théâtre de l’opprimé, Traduction française de Dominique Lémann, Paris, François Maspero, 1980, pp 37-40

[4Daphné Vanattenhoven-Mortier, De la fleur au fusil à la collectivisation des problématiques ? Approche historique de la réception, diffusion et pratique des techniques du théâtre de l’opprimé en Belgique francophone [c. 1978 – c. 2018], mémoire en Histoire, Université de Liège, Liège [inédit], année académique 2017-2018, pp 164-165.

[5Idem, p 198.

[6Idem, pp 183-184.

[7Idem, p 215.