En 1994, plus d’un million de Rwandais ont perdu la vie au cours d’une explosion de folie meurtrière. Fuyant le pays comme des milliers de ses compatriotes, Béatrice Umutesi entrepris la longue traversée du Congo d’est en ouest, s’enfonçant à bout de forces dans la forêt en quête d’une lointaine frontière, son seul salut.
Impossible de comprendre l’histoire de l’espèce humaine sans comprendre une vie humaine au singulier. Dans toute sa simplicité, dans toute sa complexité. Inutile de se soucier d’une société sans s’intéresser en même temps à la vie des personnes qui la composent, des vies uniques et semblables à toutes les autres.
Une vie humaine montre en pointillé la trame entière de l’histoire humaine. Elle en abrite les rêves et les échecs. Celui qui a gratté les parois des grottes d’Altamira ne faisait autre chose que raconter sa vie. Des histoires semblables parcourent à une extrême vitesse le réseau internet. Nous rentrons de plain-pied dans le prochain millénaire avec pour seul patrimoine la matière de nos vies et en laissant en unique héritage l’histoire de nos vies. C’est ainsi depuis la nuit des temps.
« Un homme seul, une femme, ainsi pris l’un après l’autre, ce n’est que de la poussière, rien de plus » dit le vers de José Agustín Goytisolo. Et pourtant… C’est à travers des histoires de vies que des échos du sort des autres parviennent jusqu’à nous. Pierre-Jakez Hélias, dans Le cheval d’orgueil, raconte sa vie de paysan breton. Dans Padre Padrone, Gabino Ledda fait de même avec sa vie de petit berger sarde analphabète, tétanisé devant le pouvoir de son père, et devenu plus tard professeur de linguistique. Moi, Rigoberta Menchu, celle d’une paysanne guatémaltèque meurtrie par la violence, qui devait obtenir plus tard le Prix Nobel de la paix. Ce sont là des vies exemplaires d’une large catégorie de personnes. Comme toute vie humaine. Quelle richesse renferme une vie lorsqu’on sait la raconter, lorsqu’on on veut se mettre à l’écoute.
En 1994, plus d’un million de Rwandais ont perdu la vie au cours d’une explosion de folie meurtrière. Fuyant le pays comme des milliers de ses compatriotes, Béatrice Umutesi, animatrice rurale, s’est retrouvée réfugiée dans des camps à l’Est du Congo-Zaïre. Prise en tenaille entre l’Armée patriotique rwandaise et les rebelles banyamulenges qui participaient à la rébellion armée de Laurent Kabila contre Mobutu Sese Seko, Béatrice a entrepris la longue traversée du Congo d’est en ouest, s’enfonçant à bout de forces dans la forêt en quête d’une lointaine frontière, son seul salut.
Quatre ans plus tard, arrivée en Belgique, elle entame une autre traversée, celle qui la mène à raconter sa vie. Parce qu’elle a eu la vie sauve, elle se doit de la raconter.
Cette autobiographie, longue de trois cents pages, publié chez L’Harmattan,
sous le titre Réfugiés traqués au Zaïre. Le vécu d’une Rwandaise, recouvre notamment le récit de la fuite du Rwanda et de la traversée du Congo-Zaïre. Dès que nous avons fini de lire ces pages, néanmoins, il nous a paru indispensable de les faire connaître. Spécialement la partie que nous publions à présent, moins spectaculaire peut-être mais tout aussi saisissante.
Famille et études, travail et loisirs, amour et déception, pouvoir et non pouvoir, douceur de l’amitié et violence de la confrontation se trouvent décrits ici avec force et finesse. Les rapports entre le Nord et le Sud de la planète, entre ces rares peuples riches et ces multiples peuples pauvres, à travers la colonisation, la décolonisation et les décennies dudit développement. La misère en partage, l’ethnisme, la violence de l’inégalité poussée jusqu’au dégoût dans les campagnes et les villes.
La différence et la similitude, lors de l’expérience des études en Europe, l’espoir de l’acceptation et l’affirmation de la différence. Les rapports interculturels en somme. A ce propos l’épisode du Club Méditerranée au Sénégal —pages 29 et 31 de ce numéro— est d’une rare éloquence. Et son retour au pays pour y propulser le développement qui tarde tant à arriver à ce Rwanda, familier peut-être pour certains mais lointain et ô combien étranger pour la majorité d’entre nous.
Antipodes, à l’instar des formations d’ITECO, ne s’intéresse pas à autre chose. Nous abordons souvent ces thèmes par des voies plus abstraites. Par pudeur peut-être. Le récit de Béatrice Umutesi nous permet d’y aller de face.